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Les limites radicales de la subjectité occidentale moderne – quelques implications épistémologiques de la mésologie

Pages 14-30 | Published online: 14 Dec 2017
 

RÉSUMÉ

On distingue d’abord ici la subjectité de la subjectivité. La subjectité est proprioceptive : c’est avoir une certaine conscience de soi, donc être un sujet, pas un objet. La subjectivité est un attribut de la subjectité: c’est voir les choses de son propre point de vue. Le mécanicisme occidental moderne a dénié la qualité de sujet aux vivants non-humains, voire à certains humains. Au contraire, la mésologie (l’Umweltlehre d’Uexküll) pose que tout être vivant est un sujet, qui de ce fait a son propre monde. On creuse ici la question des degrés et des champs de cette subjectité, du vivant le plus primitif au « moi je » du sujet occidental moderne.

Plan: §1. Quelques mots du sujet; §2. Le paradigme mécanique; §3. Le tournant uexküllien; §4. Une science du de-soi-même-ainsi (shizengaku 自然学) ?; §5. Le vif du sujet; §6. Des concepts et, pourquoi pas, un autre paradigme ?

ABSTRACT

This paper distinguishes, first, subjecthood from subjectiveness. Subjecthood is self-perceptive: it means having a certain degree of self-consciousness, and thus being a subject, not an object. Modern Western mechanicism has denied other living beings, including some humans, the quality of subject. On the contrary, mesology (Uexküll’s Umweltlehre) poses that any living being is a subject, and for that reason possesses its/her/his own world. One delves here further into the question of the degrees and fields of this subjecthood, from the most primitive living entities to the ‘I’ of the modern Western subject.

Summary: §1. A few words about the subject; §2. The mechanical paradigm; §3. The Uexküllian turn; §4. A science of the self-so (shizengaku 自然学)?; §5. The gist of the subject; §6. A few concepts and, why not, another paradigm?

Disclosure statement

No potential conflict of interest was reported by the author.

Notes

1. En japonais, shutaisei主体性est littéralement « corps-principauté », et shukansei 主観性 « vue-principauté ». Ces mots sont des néologismes créés à l’époque meijienne pour traduire des notions européennes. Il est clair que le premier subsume le second, puisque, concrètement, il ne peut y avoir de vue sans un corps pour voir. L’abstraction (en particulier celle qui a déterminé la perspective dans la costruzione legittima, puis le « regard de nulle part » de la science moderne), c’est une autre affaire.

2. Plus exactement (mais cela revient strictement au même), c’est poser l’existence de S (le sujet « je ») à partir de P (le prédicat ou attribut « penser »), et en conclure (ergo) à l’identité « P = S », « je pense = je suis », ce qui absolutise la substance de « je ». Or poser cette illogique identité de P à S, c’est ce qu’avait déjà fait, selon le même principe du mont Horeb, le début de l’évangile selon saint Jean : « Au commencement était la Parole, et la Parole était auprès de Dieu (la substance absolue), et la Parole était Dieu ». La parole étant intrinsèquement prédicative, puisque c’est ce qui est dit (le prédicat P) à propos de quelque chose (le sujet S), j’aime à entendre cet « auprès de Dieu » (apud Deum, πρὸς τὸν θεόν) comme « au sujet de Dieu » – le grec du moins ne s’y opposerait pas –. Nous avons donc ici la prédication de S (Dieu) en tant que P (la Parole), prédication suivie de l’hypostase ou substantification « P = S » : « la Parole est Dieu » (rappelons que dans l’histoire de la pensée européenne, le rapport substance/accident est homologue au rapport sujet/prédicat). Cette Parole substantifiée en Dieu restant néanmoins prédicat (ou « dicte », Dichtung), elle ouvre et symbolise un monde – ce monde où, dix-sept siècles plus tard, le sujet moderne à son tour hypostasiera son propre prédicat (penser) en son être propre (je suis).

3. À ce sujet, remarquons by the way que le principe du mont Horeb, pareil au neutrino, traverse allègrement tant le rationalisme cartésien que le New Age le plus californien. Le rosicrucien Paul Foster Case (1884–1954), par exemple, soutenait que la glande pinéale est la « montagne » où notre esprit communique avec Dieu, comme en son temps le fit Moïse au sommet du mont Horeb (source: Wikipédia, « Glande pinéale »; v. également The Lantern, vol. 8 n° 4, summer 2007, sur les notes laissées par Foster outre son abondante bibliographie).

4. Quoique de points de vue diamétralement opposés, tant Aristote que Nishida ont posé que les prédicats sont insubstantiels. Sur Aristote, v. Blanché et Dubucs ([Citation1970] Citation1996, 35): « [Pour Aristote] un prédicat n’a pas proprement d’existence, il n’est pas un être, mais il présuppose des existants desquels il puisse être prédiqué et qui, dans une proposition, joueront le rôle de sujets, hupokeimena. […] Le sujet doit en effet y être entendu comme une substance ». Sur la logique du prédicat nishidienne (dite également « logique du lieu », basho no ronri 場所の論理), où le prédicat est posé comme néant absolu (zettai mu絶対無), v. Berque (Citation2000).

5. pp. 21–22 dans l’édition 1965, Hambourg, Rowohlt. Trad. A.B.

6. Wikipédia, « Extrémophile », consulté en ligne. Cet article substantiel donne une bonne bibliographie.

7. Op. cit., p. 29 note 1 : « Optimale, d. h. denkbare günstige Umwelt und pessimale Umgebung wird als allgemeine Regel gelten können». La traduction de Philippe Muller (Mondes animaux et monde humain, Paris, Denoël, 1965) donne ici « Un milieu optimal associé à un entourage pessimal, voilà la règle générale ». Celle de Charles Martin-Freville (Milieu animal et milieu humain, Paris, Payot and Rivages, 2010) : « Un milieu optimal, c’est-à-dire le plus favorable qu’on puisse imaginer, et un environnement pessimal peuvent valoir comme une règle générale ».

8. « (…) die stillschweigende Voraussetzung, ein Tier könne jemals mit einem Gegenstand in Beziehung treten, falsch ist ». Op. cit., p. 105.

9. Streifzüge … , op. cit., p. 29. On sait que Heidegger, qui s’est fortement inspiré d’Uexküll, en a tiré la thèse célèbre que l’animal est « pauvre en monde » (weltarm), la pierre « sans monde » (weltlos) et l’humain « formateur de monde (weltbildend).

10. Pigem (Citation2016), 4e de couverture. Trad. A.B.

11. Op. cit., p. 103. Trad. A.B.

12. Je distingue ici subjectal (propre à la subjectité du sujet) de subjectif (propre à la subjectivité du sujet).

13. Je donne cet anthroponyme japonais dans son ordre normal, patronyme en premier (c’est pareil en chinois : dans Mao Zedong, le patronyme, c’est Mao). De même pour tous les autres noms japonais dans cet article.

14. Imanishi lui-même, pour traduire son concept de shushakai en anglais, a introduit le terme de specia, que Frans de Waal (Citation2001, 115) entend comme « a specic-level society (…) that controls individual behavior ». De Waal juge quant à lui que ce sont là des « idées obscures » (murky ideas), ibid. Pour Imanishi, la spéciété est indissociable de son habitat, relation qu’il a rendue par son concept le plus célèbre: sumiwake 棲み分け. Il l’a lui-même traduit en anglais par habitat segregation, mais c’était faute de mieux, car ce syntagme rend mal l’idée profonde du sumiwake; à savoir que cette répartition de l’habitat entre espèces coexistantes joue en même temps dans la spéciation; ce que j’ai moi-même essayé de rendre en traduisant sumiwake par écospécie, où espèce, spécificité de l’habitat et spéciation vont de pair.

15. Pour les « réalistes », les concepts universels (p. ex. « société ») sont des êtres réels ; pour les « nominalistes », ce ne sont que des mots, des « pets de la voix » (flatus vocis), et ce qui existe réellement, ce sont les étants individuels.

16. Pour Spencer, la société n’est que la somme des rapports interindividuels; pour Durkheim, la société existe en elle-même. On peut dire que Spencer continuait le nominalisme, et Durkheim le réalisme médiévaux.

17. Les travaux d’Imanishi en primatologie précèdent largement le programme de Louis Leakey, qui dans les années soixante envoya Jane Goodall étudier les anthropoïdes pour s’informer sur les ancêtres de l’homme.

18. « Higôriteki kanshô no yume monogatari 非合理的感傷の夢物語 », p. 232 dans la traduction japonaise du manuscrit de Halstead The View from the Mountain Top: Imanishi shinkaron no tabi (Voyage aux théories de l’évolution d’Imanishi), Tokyo, Tsukiji Shokan, 1988. Il semble qu’il n’y en ait pas eu d’édition anglaise. Le manuscrit, que je n’ai pu consulter, est conservé à la Faculté des Sciences de l’Université de Kyôto. Toutefois, Halstead a résumé ses thèses dans Nature 317, pp. 587–589, 17 oct. 1985; article suivi de diverses réactions dans Nature (320, 321, 322, 323), débat clos par Halstead lui-même dans le numéro 326 (5 mars 1987), où il maintient ses positions et dit même qu’Imanishi était d’accord. En fait, Halstead avait été manipulé par les adversaires politiques d’Imanishi, qui l’avaient invité pour torpiller celui-ci sans se salir les mains, en ramenant sa théorie de l’évolution à une expression des thèses conservatrices de l’école de Kyôto (Nishida et ses disciples). Il est vrai qu’Imanishi était un lecteur enthousiaste de Nishida, mais cela ne supprime pas la question. Frans de Waal, qui évoque aussi cette affaire (op. cit., p. 111), qualifie la démarche de Halstead de « colonial attitude ». Doux euphémisme !

19. Kokoro 心, cœur, faculté de sentir; correspond ici au « sentiment » que le dualisme cartésien a exclu de la « science pure ».

20. À une époque où je n’avais encore rien lu d’Imanishi, je pressentais du moins ces choses en intitulant « La nature, ce sujet ultime » la conclusion de mon Le sauvage et l’artifice. Les Japonais devant la nature. Paris: Gallimard (Berque Citation1986). Texte repris – comme quoi la géographie n’est pas insensible à ces questions – dans Robic, Tissier et Pinchemel (Citation2011, 406–409).

21. Op. cit., 4e de couverture.

22. Ce qui correspond aussi à l’idée d’écospécie (v. plus haut, § 4). On notera que, sans le moindre contact avec l’œuvre d’Imanishi, c’est le même principe que Leroi-Gourhan (Citation1964) a appliqué à l’émergence de notre espèce, thèse que l’on peut résumer par la boucle d’action/rétroaction anthropisation (de l’environnement par la technique) / humanisation (de l’environnement par le symbole) / hominisation (du corps animal, par rétroaction des deux premières). Processus qui, sans doute, va se poursuivre et se développer à l’avenir dans une boucle anthropocénisation / transhumanisation, où le sujet/prédicat de soi-même pourrait fort bien tomber dans la sujétion vis-à-vis ses propres appareils (ses attributs, i.e. ses prédicats), peut-être jusqu’à perdre sa subjectité … 

23. Nakamura Yûjirô, Nishida Kitarô, Tokyo, Iwanami shoten, 1983; notamment le chap. III.

24. L’exemple est donné par Nakamura p. 102.

25. Cela qu’ont montré George Lakoff et Mark Johnson (Citation1999).

26. Je tire ce néologisme de ma traduction, en cours, de Yamauchi Tokuryû, Rogosu to renma (Logos et lemme), Tokyo, Iwanami, 1974. L’ouvrage met en avant la « lemmique » – la logique non logosique (rogosuteki ロゴス的) – qui, selon lui, caractérise la pensée orientale, de l’Inde au Japon, et qui admet le tiers (à la fois A et non-A), tandis que le logos l’exclut (c’est le principe du tiers exclu, excluded middle). On peut dire que le principe de complexité mis en avant par Morin est typiquement lemmique en ce qu’à la fois il admet et dépasse le principe du tiers exclu.

27. Op. cit., p. 106.

28. V. Bernard d’Espagnat ([Citation1979] 2015, Citation1994, Citation2002, 590).

29. Heidegger (Citation1977). Texte initialement écrit en 1935, et légèrement remanié plus tard. Le titre de la traduction française, par Wolfgang Brokmeier (Citation1962, 13–98). Rappelons que le sens ordinaire de Dichtung est: poésie, littérature, ouvrage littéraire.

30. Repris sous le titre Les Concepts fondamentaux de la métaphysique (Die Grundbegriffe der Metaphysik), Francfort-sur-le-Main, Klostermann, 1983. Traduction française par Daniel Panis, Paris, Gallimard, 1993.

31. Die Grundbegriffe … , p. 466. Italiques de Heidegger. Trad. A.B.

32. Je ramasse ici le propos du § 69.

33. Voir également note 32.

34. Sur cette terminologie, v. A. Berque, La Mésologie, pourquoi et pour quoi faire ?, Presses universitaires de Paris Ouest, 2014. La trajection est l’assomption de S en tant que P, soit S/P, et l’hypostase de S/P en S’ par rapport à P’, etc., dans ce que la mésologie nomme « chaînes trajectives »: (((S/P)/P’)/P’’)/P’’’ … etc., indéfiniment. Pour une illustration concrète de ce processus, v. mon Histoire de l’habitat idéal, de l’Orient vers l’Occident, Paris, Le Félin, 2010, qui montre comment ce qui, à l’origine, n’était qu’un mythe – le mythe de l’Âge d’or en Europe, le mythe de la Grande Identité (Datong 大同) en Chine –, a abouti, en trois mille ans d’histoire, à l’actuel réchauffement de la planète.

35. Je ne suis pas de ceux dont un Alain Prochiantz a pu dénoncer « cette étrange fureur d’être singe » (op. cit., p. 87). Comme lui, je ne suis pas dupe de ce « chiffre spectaculaire de 1,93% qui prétend quantifier la différence génétique entre l’humain et le chimpanzé » (p. 86); car il s’agit d’une différence qualifiante, responsable entre autres de la disproportion de notre cerveau selon la norme de nos cousins les plus proches : « nous [en] avons 900 centimètres cubes ‘de trop’. Sur 1400, ce n’est pas rien » (ibid.). Effectivement: comparé à 1,93% d’altérité génomique, en tirer deux tiers de cervelle en plus – et pas n’importe laquelle: les aires corticales du langage par exemple, qui sont quasi absentes chez le chimpanzé –, ce n’est pas anodin.

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