264
Views
0
CrossRef citations to date
0
Altmetric
Research Articles

Luba Jurgenson, Au lieu du péril : une poétique de l’interstice

Abstract

In Au lieu du péril : récit d’une vie entre deux langues (Citation2014), Luba Jurgenson (born in Moscow and living in France since 1975) describes her physical experience between two languages, Russian and French. To her, bilingual people have twin bodies. During a hike in the mountains, she was seized by vertigo: the same unsettling vacillation that might affect bilingual people as if they felt a crack between their feet, but which can ultimately be a safe refuge and above all a creative “interstice.” In her book, Jurgenson explores this interstice through concrete topics (cities, thresholds, bridges, courtyards), abundant intertextuality, and numerous connections with the arts. Oscillating between an autobiography and a poetic essay, Au lieu du péril is more like a notebook, whose notes and fragments afford Jurgenson precious flexibility and enable her to constantly refine her observations: reflections on language and identity, childhood memories, nocturnal dreams. This article’s aim is to approach Jurgenson’s translingual praxis from an esthetic angle and to consider its place in 21st century French-language literature while also examining two of the author’s more recent books which carry echoes of Au lieu du péril.

« […] le bilingue, ramené en permanence aux interstices ».

Au lieu du péril : récit d’une vie entre deux langues (Jurgenson Citation2014, 56)

Parmi les voix contemporaines de l’entre-deux langues, Luba Jurgenson, née à Moscou et ayant émigré à Paris en 1975, occupe une place singulière. Écrivaine, universitaire, enseignante de littérature russe et co-directrice (avec Anne Coldefy-Faucard) de la collection « Poustiaki » chez Verdier, elle est également traductrice du russe vers le français : traductrice « dans le ‘mauvais sens’ » (Jurgenson Citation2014, 78), pourrait-on croire, puisque traduire supposerait que l’on traduise vers sa langue native.Footnote1 Mais « le français est devenu [s]a langue » (James et Litvine Citation2012, 8), la langue d’une nouvelle naissance. Dans Au lieu du péril : récit d’une vie entre deux langues, Luba Jurgenson observe, tout en méditant sur les circonstances de son émigration, le rôle de la langue dans l’existence des bilingues. Elle décrit une « physique du bilinguisme » (12) qui réunirait deux corps jumeaux vêtus différemment. Associant micro-récits, rêves (les siens et ceux que l’on porte pour autrui), observations développées (sur le pays de l’enfance ou sur la traduction, nos hontes ou nos responsabilités) et ressaisies dans des formules brèves qui les synthétisent, Au lieu du péril se construit dans un équilibre générique souple. Le recueil est irrigué par une intertextualité très présente, en français et plus largement en langues étrangères traduites, dont la plupart des sources sont indiquées en fin de volume.Footnote2 Lecteurs et lectrices francophones seront sensibles à ces brefs chapitres qui se succèdent dans une langue belle et dense et qui entretiennent une parenté avec la poétique du carnet d’écrivain-e ou encore avec la pratique barthésienne du fragment.Footnote3

On connaît l’intérêt de Luba Jurgenson pour l’écriture du fragment et son travail de traductrice pour l’édition complète des Récits de la Kolyma de Chalamov, « l’anti-romancier » (86), publiés chez Verdier, qui l’ont profondément transformée. La fragmentation est sans doute une manière de dire la perte, la désintégration, les fractures et les violences du XXe siècle (l’existence des camps, la dissolution de l’URSS) et, pour Luba Jurgenson, de traduire la complexité d’une existence plurilingue et « le récit d’une transplantation » (13). Le fragment par ailleurs permet la mobilité, dans la forme comme dans l’écriture. On songe ici aux liens qu’on pourrait établir avec les carnets d’André du Bouchet (dont le blanc, l’intervalle, la fracture creusent dans la langue) et avec ceux de Philippe Jaccottet (qui interrogent l’expérience sensible et la manière d’en rendre compte). Au lieu du péril trouve ainsi sa place dans la production littéraire du dernier quart du XXe siècle et du premier quart du XXIe, où l’on observe d’une part le développement d’une esthétique de la discontinuité et du métissage générique et, d’autre part, la place de plus en plus manifeste que prend la littérature de l’entre-deux langues quand bien même le plurilinguisme en littérature est déjà ancienFootnote4 : « […] j’ai changé de langue, quittant celle du roman pour une écriture hybride », dit dans un entretien Luba Jurgenson, en convoquant la polysémie du mot « langue » (Holter Citation2018, 127). L’entre-deux langues s’inscrit chez elle dans un « interstice » fécond (Jurgenson Citation2014, 9), terme que nous lui empruntons et qui apparaît dès l’incipit de son récit. Notre article se propose donc d’observer l’interstice jurgensonien tel qu’il se manifeste dans Au lieu du péril, aussi bien dans la relation au bilinguisme que dans l’écriture du fragment : un lieu de suspension et parfois de silence, une ouverture entre deux espaces linguistiques et deux mondes, un intervalle comme décalage créateur.Footnote5

Chutes : vaciller dans la langue

Dans la « physique du bilinguisme » (Jurgenson Citation2014, 12) que décrit Au lieu du péril, Luba Jurgenson a deux corps, celui « d’ici » (13) et celui « de là-bas » (13). Ce qu’elle inflige à l’un (une nuit blanche à Moscou), l’autre (à Paris) n’en sera pas affecté. Et selon qu’elle s’exprime en russe ou en français, elle se tient ou marche différemment. Entre ces deux corps jumeaux, un hiatus parfois, qui peut faire trébucher. Au lieu du péril s’ouvre sur le récit d’un vertige éprouvé en montagne.Footnote6 Happée par la pente, la narratrice est sur le point de chuter. La « vallée », le « sentier », les « éboulis » (7), tout concourt à vouloir la précipiter dans le vide : « La roche s’effrite sous mes pas, la roche s’effrite entre mes doigts » (8). Dans son champ visuel apparaissent des « immortelles » des montagnes (8) attachées à la roche. C’est en désignant fiévreusement tour à tour en français et en russe le moindre élément du paysage environnant, du plus petit caillou jusqu’à la campanule (la kolokoltchik) – cette « petite cloche » (9) –, que la narratrice parvient à rester debout avant qu’une main amie ne vienne la secourir : « Chaque petite parcelle de la montagne exige d’être nommée en deux langues » (9). Faudrait-il, pour ne pas dégringoler en montagne, « avoir les deux pieds dans la même langue » (10) ? De fait, c’est justement ce « va-et-vient » entre russe et français, le « passage » (9) fébrile d’une langue à l’autre, qui offre un appui à la narratrice telle « une petite immortalité à laquelle s’accrocher » (10). La narratrice le confirmera plus tard : « Dans la montagne, traduire a été pour moi un refuge » (118). Or, le vertige décrit ici, la narratrice l’a déjà éprouvé, enfant, lors d’un concours de français dont elle fait le récit plus avant dans le recueil : elle a perçu en elle, « dans le lieu du passage des langues » (71), une « zone de vacillement immaîtrisable » (71) que la roche qui s’émiette vient ici réactiver. « Lâchée par la langue » (70), l’enfant a perdu ses moyens dans un exercice linguistique jusqu’alors parfaitement maîtrisé.

Réinterprétant le vertige éprouvé en montagne, la narratrice voit dans ce « dévissage » (Jurgenson Citation2014, 10) non plus un abîme menaçant mais un « interstice » (11) salvateur. C’est cet interstice qui est au cœur, selon nous, de ce récit et des travaux de la chercheuse. Une citation de Hölderlin donne sa clausule au récit dans la montagne et son titre au recueil, avec son ambiguïté féconde : « ‘Au lieu du péril, croît aussi ce qui sauve’ » (10).Footnote7 Là même où se trouve le danger, là se trouve également le salut, qui prendra sa place et se substituera peut-être à lui. « Car ce qui est impossible à dire ne l’est plus pour peu que l’on change de langue » (Jurgenson Citation2012, 23). Pour nombre d’écrivains et d’écrivaines bilingues d’aujourd’hui, l’entre-deux langues est ce « lieu du péril » qui peut déstabiliser mais qui autorise l’écriture. Parce qu’il s’autotraduisait systématiquement aussi bien en grec qu’en français – écrivant ses romans dans les deux langues –, Vassilis Alexakis (disparu en 2021) se tenait dans une zone fréquemment instable. Mais s’il a pu parfois comparer celle-ci à « un gouffre » (Alavoine Citation2014, 131) dont l’autotraduction même pouvait le protéger, il a trouvé dans le perpétuel passage des langues une voie de création singulière. Et c’est en étant « toujours décalé » et « hors de place » (Mizubayashi Citation2011, 268) qu’Akira Mizubayashi de son côté a accès à sa voix la plus personnelle : dans ce « lieu écarté » (268) où, doublement étranger, il n’est « ni japonais ni français » (267), il se trouve au plus près de lui-même. On pourrait se demander si l’entre-deux langues suscite le vertige chez les écrivains et les écrivaines plurilingues précisément parce qu’il est le lieu le plus intime où se logent la création et le salut, dans le cas de Luba Jurgenson, par la mise au jour de soi : « Le français n’est pas ma langue maternelle et pourtant, c’est ma langue natale, celle de la seconde naissance (naissance de moi en elle – d’elle en moi) » (Jurgenson Citation2014, 45).

Cheminement : fragment, note, notation

Le recueil se construit sur le motif du cheminement et sur son corollaire, la chute.Footnote8 À l’ouverture, le récit d’une chute imminente en montagne ; en clôture, la mention des Stolpersteine de l’artiste allemand Gunter Demnig, vues par la narratrice en 1995 à Cologne et à Berlin : ces « pierres d’achoppement » (Jurgenson Citation2014, 122) insérées dans le sol, ces pierres sur lesquelles on trébuche, signalent l’existence d’un Juif disparu dans les camps dont elles conservent la mémoire. Ce qui achoppe, c’est ce qui ne peut ni se dire ni se traduire, « de l’intraduisible » (43). Dans Trois contes allemands (sous-titré « roman ») qui met en scène la difficulté de la parole, Luba Jurgenson décrit en préambule de quelle manière ses ancêtres – des éditeurs de partitions de musique – se sont scindés en deux branches : celle qui est devenue russe à Moscou et celle qui est « resté[e] allemand[e] » à St Pétersbourg (Jurgenson Citation2012, 7). « Une partie de [s]a famille descend de communautés germanophones d’Estonie » (Lushenkova-Foscolo Citation2015, 245). À dix-sept ans, Luba Jurgenson quitte l’URSS, où elle s’est toujours sentie « étrangère » (James et Litvine Citation2012, 3). Sa grand-mère, qui comprend par ailleurs l’allemand, et sa mère l’accompagnent dans son départ pour la France avec un visa pour Israël. L’auteure ne retournera à Moscou qu’en 1988. En 1991, le pays qu’elle connaissait n’existera plus.

Choisi pour exergue, L’Entretien dans la montagne de Paul CelanFootnote9 avait mis le lecteur sur la voie du cheminement, de la pierre, de la montagne, plus encore de l’errance : « Les voici, les cousins, les voici debout sur une route de montagne, le bâton fait silence, la pierre fait silence, et le silence n’est pas un silence, nulle parole ne s’est tue, nulle phrase, ce n’est qu’une pause, ce n’est qu’un intervalle entre les mots, ce n’est qu’un vide, tu peux voir toutes les syllabes immobiles alentour… » (Jurgenson Citation2014, 7). Qui mieux que Celan pour traduire le choix décisif d’une langue d’écriture, lui qui, polyglotte, figure d’une judéité tragique, a écrit en allemand, « cette langue allemande que sa mère lui apprit, et lui apprit à aimer à Czernowitz » (Jackson Citation2013, 12), une langue pour lui à jamais « trouée » comme le disent nombre de ses textes ? Conçu à la suite de la rencontre manquée avec Th. W. Adorno qui aurait dû avoir lieu à Sils Maria en juillet 1959, ce texte décrit un dialogue entre « Klein » et « Gross » tandis qu’ils s’en vont sur la montagne à la manière du Lenz de Georg Büchner. Plus tard, Celan conclura Le Méridien (discours prononcé à l’occasion de la réception du prix Büchner de 1960), disant que, dans L’Entretien, il s’était « [lui]-même rencontré » (Celan Citation2002, 81). Pour Luba Jurgenson, L’Entretien dans la montagne « est venu apporter tardivement une dimension de judéité à [s]on ‘entre-deux’ langagier et à la décision de passer au français » (Lushenkova-Foscolo Citation2015, 243). L’exergue, le récit initial et le texte de clôture avec ses Stolpersteine donnent un cadre au récit dans lequel la narratrice, tout comme les lecteurs, progresse, parfois à cloche-pied.

Luba Jurgenson fait le choix de la note de carnet développée et de l’intervalle qui l’accompagne. Chacune des notes qui composent Au lieu du péril porte un titre, qui parfois se redouble et à plusieurs pages d’écart (« Choses » et « Choses 2 », par exemple). Sur le plan esthétique, la notation jurgensonienne permet la saisie ponctuelle (réflexion sur la langue, récit d’un événement fondateur) tout comme la ressaisie dans un second temps. Nous pensons ici d’une part au fragment schlegelien, autonome et « séparé du monde environnant […] tel un hérisson » (Schlegel Citation1996, 161) et, d’autre part, au fragment-graine novalisien envisagé dans une perspective germinative, comme dans les carnets de La Semaison de Philippe Jaccottet – Jaccottet que Luba Jurgenson mentionne dans l’une de ses notations (81). L’espace intervallaire est aussi essentiel que le fragment ; la composition d’ensemble trouve sa forme, entre continu et discontinu, et dessine un parcours, comme le souligne Barthes dans son Roland Barthes : « Quoi, lorsqu’on met des fragments à la suite, nulle organisation possible ? Si : le fragment est comme l’idée musicale d’un cycle (Bonne Chanson, Dichterliebe) : chaque pièce se suffit et cependant elle n’est jamais que l’interstice de ses voisines […] » (Barthes Citation1995, 90). Admirant la pratique fragmentaire schumannienne et renversant la perspective fragment-intervalle attendue, Barthes s’interroge sur le rôle des « intermezzi », si fréquents chez Schumann : « tout ce qu’il produisait était finalement intercalé : mais entre quoi et quoi ? » (90).

La progression d’un fragment à l’autre dans Au lieu du péril traduit ainsi le cheminement de l’auteure : intercalées entre deux espaces blancs, les notations peuvent se lire individuellement et dans leur lien entre elles. L’intervalle jurgensonien organise la succession des notations, reproduit typographiquement le passage (des langues ou des lieux), métaphorise hiatus, chute et décalage, désigne silence, tabou ou lacune, crée de l’espace entre soi et autrui : « L’entre-deux, c’est d’abord l’intervalle entre ‘moi’ et ‘toi’ » (41), écrit Luba Jurgenson dans le tout récent Sortir de chez soi paru en 2023. L’écart entre les notations d’Au lieu du péril rappelle également la « pause » entre les mots de L’Entretien dans la montagne de Celan, choisi pour exergue (Jurgenson Citation2014, 7). L’interstice, refuge intervallaire observé à l’orée d’Au lieu du péril, se retrouve donc sur plusieurs plans chez Luba Jurgenson : dans la poétique du récit (des notes successives) d’abord, dans le choix de certains motifs et dans une intertextualité très dense ensuite, dans l’exercice de la traduction, enfin, que l’écrivaine décrit métaphoriquement comme étant le passage d’une rive à une autre. Au lieu du péril prolonge en outre les travaux académiques de la chercheuse, consacrés au blanc, au silence, à l’indicible.Footnote10

Marcher et traduire

Si, dans Au lieu du péril, Luba Jurgenson décrit sa conception de la langue et du bilinguisme par la relation au corps, elle le fait également dans sa manière de lire l’espace et les lieux et de les habiter : espace circonscrit ou non – comme la cour d’un immeuble – ou encore lieu géographique, telle une ville – Moscou ou Paris. On songe ici aux travaux de Michel Collot menés sur la géographie et la spatialisation littéraires, entre approches géocritiques et approches géopoétiques, et l’observation que le critique fait « des rapports entre l’espace et les formes et genres littéraires » (Collot Citation2014, 121).Footnote11 Luba Jurgenson fait de sa lecture du monde une lecture herméneutique et projette sur les villes sa cartographie mentale : elle perçoit là aussi des fragments, des béances, des hiatus. La ville s’adresse à elle comme avec de « ‘petits mots’ », écrit-elle dans Sortir de chez soi (Jurgenson Citation2023a, 68), car toute ville possède ses fenêtres, ses grillages, ses gouttières propres, d’emblée reconnaissables pour celles et ceux qui la fréquentent intimement. Traduisant un poème de Khodassevitch, de Tsvetaïeva ou de Mandelstam, elle « fait ricocher les vers russes » sur la ville pour les « cueillir en français trois pas plus loin » dans une « [d]écalcomanie verbale » (67) : au cours de ses marches dans la rue, elle les récite, les profère, les répète, éprouvant leur rythmicité. Elle aime traduire « vers le dehors » (66), dans tous les sens de l’expression : en sortant littéralement de chez elle, c’est-à-dire hors de sa langue natale comme hors de sa maison.Footnote12

Il y a pour elle « des villes compactes – Paris, Londres, Vienne, Amsterdam – et des villes à trous – Moscou, Berlin, New York, Chicago » (Jurgenson Citation2014, 25). Spécificité moscovite, la cour est une aire intermédiaire entre la ville et le foyer, frémissante d’activités et de terrains de jeux d’enfants, de cafés, de magasins, de maisons d’édition. « Tout se passe dans cet entre-deux » (24), à la fois dissimulé et montré. À l’inverse à Paris, « la rue est étanche » (23). Nulle contamination, par le dehors, de l’intimité : d’abord, la séparation est franche et nette entre intérieur (la cage d’escalier, la cour d’immeuble) et extérieur (le trottoir, la rue) ; ensuite, les immeubles haussmanniens, collés les uns et autres, sont à l’abri de toute porosité : nul interstice ne saurait s’immiscer. Lorsqu’elle arrive à Paris en 1975, la ville semble à ses yeux n’avoir connu que linéarité topographique et continuité historique : elle y voit « une œuvre classique » (75). Après la vie à Moscou dans un appartement communautaire, la carence des objets du quotidien ayant conduit alors à la « pénurie » des mots pour les désigner (91) et le contrôle permanent des propos que s’échangent petite-fille et grand-mère sous le regard d’autrui, Paris offre sans doute le confort d’une intimité réparatrice : « Depuis ma petite enfance, je savais qu’il ne fallait pas répéter ce qui se disait en famille. À la maison, on parlait une langue et à l’extérieur, on en parlait une autre » (Jurgenson Citation2023b, 30). New York, où elle se rend pour la première fois en 1981, l’extrait de la langue française. Faut-il voir, dans la hauteur, la dysharmonie parfois et l’extravagance new-yorkaises, une manière de s’extraire d’années d’une maîtrise appliquée à soi-même ? New York devient un espace tiers qui la conduit à envisager sa relation à Moscou, jusqu’alors impensable depuis Paris.

Seuils, cours, trottoirs disent la frontière et le motif du passage. Ils thématisent par ailleurs le travail de la traductrice. La notation intitulée « Le trottoir d’en face 2 » est une réflexion sur le temps suspendu de la traduction et sur l’hybridité provisoire qu’elle peut produire : « tel [mot], dont les pattes de devant et le museau sont déjà français, traîne encore sa queue en russe » (Jurgenson Citation2014, 79). Les déplacements en train et en avion suscitent eux aussi une méditation sur l’entre-deux. Dans Sortir de chez soi, Luba Jurgenson revient longuement sur son choix de traduire vers le français (et non vers le russe), d’aller vers le dehors : « Moi, en traduisant depuis ma langue maternelle, je ne connais que des départs. Inverser les langues, c’est faire l’économie de la grande illusion, l’arrivée » (Jurgenson, Citation2023a, 66).

Attraper la France

Nous voudrions, pour conclure ce parcours, nous attarder sur « Deux hontes », la notation la plus développée inscrite au centre du recueil, qui décrit deux événements fondateurs marqués par les langues étrangères et la relation aux arts sur fond d’exigence de réussite : une première honte, « petite » et éprouvée dans l’enfance, et une seconde, « grande » et vécue à l’adolescence (Jurgenson Citation2014, 57). Deux dates – 1966, 1974 – qui s’articulent l’une à l’autre. L’interstice y apparaît sur un autre plan.

L’enfant est dépositaire du rêve des adultes, mère et grand-mère : « Je dois attraper rien moins que la France » (Jurgenson Citation2014, 58), comprend-elle. Pour son examen d’entrée, à huit ans, dans « une école soviétique […] où l’on apprend le français » (58), elle choisit un poème de Rudyard Kipling, « I’ve never sailed the Amazon », dans la version russe du poète Samouïl Marchak, traducteur de Shakespeare, de Jane Austen ou encore de Keats et auteur reconnu de littérature enfantine. Cité en anglais, le poème occupe une pleine page d’Au lieu du péril. Dans le recueil de nouvelles Just So Stories (Histoires comme ça), il vient conclure « The Beginning of the Armadilloes » (Kipling Citation1950, 93–111), un récit sur l’origine des tatous que le narrateur raconte à sa « Mieux-aimée » (sa « Best Beloved », Kipling Citation1950, 93), sa petite fille.Footnote13 On connaît l’habitude de Kipling de ponctuer ou d’introduire ses récits de poèmes de son invention.Footnote14 Le tatou, dit la nouvelle, serait le fruit hybride de la rencontre entre une tortue et un hérisson et de leur appariement en un métissage savant et poétique, destiné à échapper à la menace d’un jaguar. Deux paquebots – assurant le courrier depuis Southampton –, le Don et le Magdalena, peuvent se rendre librement où ils le désirent, dit la chanson. On songe aussi aux deux fleuves, l’un russe, l’autre colombien, qui portent ces noms. Le Don est par ailleurs le titre du dernier roman de Nabokov écrit en russe avant que son auteur ne passe à l’anglais comme langue d’écriture. Mais l’enfant de huit ans qu’est alors Luba Jurgenson – ayant pris la place du narrateur-poète des Just So Stories – ne verra jamais de tatou se tatouiserFootnote15 quand bien même elle rêve de Rio, récite-t-elle devant le jury. Pourquoi réciter en russe le poème d’un écrivain anglais pour entrer dans une « école ‘française’ » (Jurgenson Citation2014, 58) ? Certes, Kipling est profondément « intégré dans l’imaginaire russe » (61). Faut-il se camoufler comme les tatous ? choisir le métissage ? ou dire au contraire crânement qu’on a le désir de s’enfuir et de changer de langue ? À la question « ‘Où se trouve l’Amazone ?’ » (62), elle indiquera la Pologne, suscitant l’hilarité d’un jury incrédule. L’interstice se loge dans ce qui ne peut être dit. Et l’enfant trébuche à son tour, dans une autre forme d’« intraduisible ». C’est que le Brésil, nom de code familial, est tabou. Le choix de ce poème s’inscrit ainsi au cœur d’un faisceau de sens, dans la rencontre des langues et dans un mouvement dialectique entre montré et caché, dont l’auteure est pleinement consciente. Ce qu’on lit ici, c’est aussi ce qu’elle observe chez autrui dans son activité de chercheuse : « Je suis extrêmement attentive […] aux cryptages, aux polyphonies, à l’intertextualité, ce qui a déterminé en grande partie les axes de ma recherche. Ce n’est pas un hasard si je travaille sur les silences, les non-dits, les contenus cachés des textes. Le bilinguisme permet aussi de s’observer, d’investir la relation sujet-objet comme une relation à soi » (James et Litvine Citation2012, 8–9). L’enfant se sent couverte de honte. Sur quoi porte la honte ? Avoir donné une réponse erronée ? Avoir trahi les secrets familiaux ? Avoir révélé au grand jour son désir ? La narratrice découvrira tardivement, dans un manuscrit daté de 1993, le récit de ce même événement dans lequel elle aurait donné pour réponse « en France » (Jurgenson Citation2014, 67) : est-ce là un souvenir-écran dont la mémoire a le don ? Le désir de fuir à Paris s’y inscrivait en toutes lettres.

Les chansons de l’enfance et les intertextes manifestent la présence des langues étrangères, dans le parcours de l’auteure comme dans Au lieu du péril. Lors d’un autre examen ayant eu lieu « [d]eux ans plus tôt […] dans une école de musique » (59), l’enfant avait chanté, alors âgée de six ans, un Lied de Beethoven sur un texte de Goethe, La Marmotte op. 52 n° 7 : « Ich komme schon durch manche[s] Land » (59). La narratrice insère cet épisode dans le récit de 1966 sous la forme d’un micro-récit, intercalé en petits caractères comme dans un contrepoint. Non seulement La Marmotte est une chanson d’errance et de déracinement mais elle fait aussi entendre la langue française, qui avait intrigué l’entourage : le refrain en effet est chanté en français (« avèque la marmotte ») alors que circule « une version russe » (59) de ce même refrain, a priori plus simple à fredonner pour une enfant de Moscou.

Dans le souvenir de 1974, enfin, la honte que la narratrice décrit est plus puissante encore que celle de 1966. Tandis qu’elle demande vainement au directeur de son lycée une attestation qui permettrait à la famille de quitter Moscou, l’adolescente de seize ans, acculée et victime des ruses redoublées de son interlocuteur, finit par indiquer la France comme pays d’exil, en lieu et place d’Israël, réponse officielle. La voici, croit-elle, traîtresse à nouveau et responsable de l’échec familial. Mais le français permettra à toutes trois de s’évader. Ce sera aussi la langue d’écriture grâce à laquelle, devenue adulte, la narratrice reviendra sur son enfance pour dénouer « les hontes du passé » (Jurgenson Citation2014, 57) et les réparer.

Une marelle

Au terme de la lecture et ayant progressé d’une notation à l’autre, on est tenté de voir dans Au lieu du péril une marelle. La forme du recueil nous y invite, de même que les écarts dans le temps et dans l’espace d’un Je plurilingue, avec ses chutes potentielles. Qu’est-ce qu’une marelle ? Un jeu d’enfant dans lequel on pousse une petite pierre plate dans des cases numérotées, en sautant à cloche-pied. Dans la rencontre des significations, la marelle ici conduit selon nous à l’émancipation : le mot « kletka », rappelle Luba Jurgenson dans un article consacré à « l’indicible », désigne en russe aussi bien « la case de l’échiquier ou de la marelle » que la « cage » (Jurgenson Citation2009, 16).Footnote16 De case en case, l’enfant avance, l’adulte se sauve. La narratrice avait commenté, dans deux parenthèses séparées, le récit de la honte de 1966, soulignant la force libératrice des langues étrangères et celle de son bilinguisme d’adulte : « Le choix d’un ‘répertoire’ entièrement étranger aux deux examens trahissait déjà ma nature d’ennemie du peuple soviétique », écrit-elle dans la première parenthèse (Jurgenson Citation2014, 62) et, dans la seconde : « [u]ne victoire sur le futur aussi : mon bilinguisme actuel est la preuve d’une évasion réussie » (63). On peut lire, dans cette marelle, non seulement l’importance de l’enfance mais aussi le signe, pour la narratrice, d’un affranchissement rendu possible par la langue étrangère.

Le français de Luba Jurgenson « n’a pas d’enfance » (Jurgenson Citation2014, 98), comme celui de nombre d’écrivains et d’écrivaines de l’entre-deux langues : « c’est une langue née adulte » (98). Vassilis Alexakis le disait aussi. Nancy Huston de son côté l’évoque dans Nord perdu (Huston Citation1999), se considérant comme une fausse bilingue parce que la petite fille qu’elle était n’a pas été bercée par les comptines et les chansons de la langue française. Or, il est frappant de voir combien l’enfance est présente dans Au lieu du péril par le biais des récits, des objets (la poupée Bella), des relations intra-familiales. C’est elle qui est dépositaire du désir – à la fois intime et familial – de quitter l’URSS pour la France. Dans cet interstice auquel l’écrivaine est si sensible se loge peut-être un peu d’enfance retrouvée.

Ainsi donc, l’interstice signale dans le bilinguisme de l’auteure la co-présence des corps, russe et français, dans une forme de gémellité linguistique. Il s’inscrit aussi chez elle dans le rapport au lieu et à l’espace comme dans le choix du matériau d’écriture. Il témoigne par ailleurs de ce qui n’est pas dit et qui lie l’auteure aussi bien à l’enfance qu’à l’Histoire, jusque dans l’ultime notation du recueil, une case qui fait trébucher : l’intraduisible, l’irreprésentable. Luba Jurgenson rejoint sur ce plan celles et ceux qui ont esthétiquement thématisé la rupture dans la langue: André du Bouchet, Georges Perec ou Varlam Chalamov. Dans le cadre plus large des études consacrées au plurilinguisme littéraire, enfin, l’observation du lieu même de l’entre-deux langues est une voie d’accès précieuse à la lecture des écrivains et des écrivaines plurilingues tant il se manifeste dans leur travail. Intervalle plus ou moins écarté qui peut donner le vertige, espace où se traduisent des expériences fondatrices, zone de silence parfois, l’entre-deux langues nous paraît être le lieu intime de l’écriture.

Additional information

Notes on contributors

Valérie Zuchuat

Valérie Zuchuat is Lecturer in French at the University of Geneva (ELCF, Faculté des Lettres), Switzerland. She holds a Ph.D. in French literature from the Johns Hopkins University. Her main research interests include twentieth- and twenty-first-century French and Swiss-French Literatures (poetics of the notebook, relation between literature and the other arts) as well as Entre-deux langues writers. She has published articles on Philippe Jaccottet, Vassilis Alexakis, Jean Bazaine, and Marguerite de Navarre in Europe, Cahiers Vassilis Alexakis, Equinoxes, French Forum, and SITES. She is the author of an article entitled « La voie tierce alexakienne: entre chute et sublimation » recently published in Vassilis Alexakis: chemins croisés (Bessy and Chatzidimitriou eds, PUR, 2023).

Notes

1 Notamment Oblomov de Ivan Gontcharov, Nina Berberova, Varlam Chalamov, Vassili Grossman, Leonid Guirchovitch, Sergueï Lebedev.

2 À titre d’exemples parmi les sources citées, mentionnons Les Frères Karamazov de F. Dostoïevski, Eugène Onéguine de A. Pouchkine ou encore Vergers de R. M. Rilke.

3 Il y a quarante-quatre chapitres au total. Au lieu du péril par ailleurs a été traduit en anglais sous le titre de Where There Is Danger (Jurgenson Citation2019).

4 Voir à ce sujet Anokhina et Sciarrino, « Plurilinguisme littéraire : de la théorie à la genèse » (Citation2018, 11–34).

5 Je tiens à remercier mes deux collègues qui ont évalué cet article et qui ont fait de très fines suggestions. Je leur en suis reconnaissante.

6 J’évoque ce passage dans un article consacré à Vassilis Alexakis : « La voie tierce alexakienne, entre chute et sublimation » (Bessy et Chatzidimitriou Citation2023, 139–157, en particulier 144–146).

7 Il s’agit du poème « Patmos », Hymnes (Hölderlin Citation1977, 867). Dans la traduction du poème retenue pour la Bibliothèque de la Pléiade, Gustave Roud opte pour le pluriel : « Mais aux lieux du péril croît ».

8 Le Semeur d’yeux consacré à Chalamov est sous-titré : sentiers de Varlam Chalamov (Jurgenson Citation2022). Et Quand nous nous sommes réveillés, Nuit du 24 février 2022 : invasion de l’Ukraine commence par l’évocation d’« un sentier boueux » (Jurgenson Citation2023b, 7).

9 Luba Jurgenson choisit la traduction de Stéphane Mosès chez Verdier (Jurgenson Citation2014, 123).

10 Citons par exemple son article « L’indicible : outil d’analyse ou objet esthétique », où l’indicible, à travers l’observation de la lacune ou du jeu d’échecs chez Chalamov, est analysé comme un « élément […] de la négociation […] entre continuité et rupture » dans les fractures du XXe siècle (Jurgenson Citation2009, 17).

11 Voir aussi Collot Citation2014, 87–104 et 105–129.

12 « Traduire vers le dehors et non vers le dedans, quitter sa maison, errer sur les routes comme un orphelin […]. Sacrilège » (Jurgenson Citation2023a, 66).

13 Il s’agit de Josephine, l’aînée, qui devait décéder de la coqueluche à l’âge de six ans et demi (voir Manguel Citation2004, 76–78 et 96).

14 Pensons par exemple à The Jungle Book et à ses poèmes récurrents.

15 Ma traduction. « Dilloing », dit le poème de Kipling : néologisme abrégé (« armadilloing ») construit sur « an armadill », un tatou.

16 Ayant fait l’hypothèse d’une marelle, je lis dans l’article de la chercheuse précisément consacré à « l’indicible » (et mentionné supra) les différents sens du mot « kletka » (Jurgenson Citation2009, 16).

References

  • Alavoine, Bernard. 2014. « Entretien avec Vassilis Alexakis : à propos de L’Enfant grec ». Cahiers Vassilis Alexakis 1, 123–131. Clamart : Calliopées.
  • Anokhina, Olga and Emilio Sciarrino, eds. 2018. Genesis 46. Entre les langues. Revue internationale de critique génétique ITEM/CNRS. Paris : Presses de l’université Paris-Sorbonne (PUPS).
  • Barthes, Roland. (1975) 1995. Roland Barthes par Roland Barthes. Paris : Seuil.
  • Bessy, Marianne and Ioanna Chatzidimitriou, eds. 2023. Vassilis Alexakis : chemins croisés. Rennes : P.U.R.
  • Celan, Paul. 2002. Le Méridien & autres proses. Bilingual edition. Edited and translated by Jean Launay. Paris : Seuil.
  • Collot, Michel. 2014. Pour une géographie littéraire. Paris : Corti.
  • Hölderlin, Friedrich. 1977. Œuvres. Edited and translated by Philippe Jaccottet and others. Bibliothèque de la Pléiade. Paris : Gallimard.
  • Holter, Julia. 2018. « Luba Jurgenson : écrire entre deux corps ». In Genesis 46, edited by Olga Anokhina and Emiliano Sciarrino, 121–129.
  • Huston, Nancy. 1999. Nord perdu suivi de Douze France. Arles : Actes Sud.
  • Jackson, John E. 2013. Paul Celan : contre-parole et absolu poétique. Paris : Corti.
  • James, Petra and Nicolas Litvine. 2012. « Entretien avec Luba Jurgenson ». Slavica bruxellensia : revue polyphonique de littérature, culture et histoire slaves 8, 1–12.
  • Jurgenson, Luba. 2009. « L’indicible : outil d’analyse et objet esthétique ». Protée 37 (2), 9–19.
  • Jurgenson, Luba. 2012. Trois contes allemands : roman. Paris: Pierre-Guillaume de Roux.
  • Jurgenson, Luba. 2014. Au lieu du péril : récit d’une vie entre deux langues. Lagrasse : Verdier.
  • Jurgenson, Luba. 2019. Where There Is Danger. Translated by Meredith Sopher. Boston: Academic Studies Press.
  • Jurgenson, Luba. 2022. Le Semeur d’yeux : sentiers de Varlam Chalamov. Lagrasse : Verdier.
  • Jurgenson, Luba. 2023a. Sortir de chez soi. Lille : La Contre Allée.
  • Jurgenson, Luba. 2023b. Quand nous nous sommes réveillés : nuit du 24 février 2022, invasion de l’Ukraine. Lagrasse : Verdier.
  • Kipling, Rudyard. 1950. Just So Stories For Little Children. London: Macmillan.
  • Lushenkova-Foscolo, Anna. 2015. « L’écriture bilingue comme ‘le projet de l’auto-création’ : entretien avec Luba Jurgenson ». Voix plurielles 12.2, 234–249.
  • Manguel, Alberto. 2004. Kipling : une brève biographie. Translated by Christine Le Bœuf. Arles : Actes Sud.
  • Mizubayashi, Akira. 2011. Une Langue venue d’ailleurs. Paris : Gallimard.
  • Schlegel, Friedrich. 1996. Fragments. Edited and translated by Charles Le Blanc. Paris : José Corti.