De la fluidité des aquariums

RÉSUMÉ

Introduit dans les lettres par Stéphane Mallarmé (La Dernière mode, 1874), l’aquarium retiendra l’attention de plusieurs écrivains. Par le truchement des aquariums, Huysmans (À rebours), Jules Laforgue (‘Salomé’), André Gide (Paludes), André Breton (Poisson soluble), Raymond Roussel (Locus Solus), Philippe Soupault (Aquarium), et Raymond Queneau (Gueule de pierre) s’interrogent sur les rapports fluides entre les créatures de la nature et les créations de l’homme, le sujet et l’objet, l’esprit et le monde qu’il cherche à saisir. Si, dans leurs écrits, ces auteurs persistent à évoquer des aquariums c’est que, par le biais de ces récipients aux traits inhabituels, ils croient asseoir leur originalité.

ABSTRACT

Introduced into French literature by Stéphane Mallarmé (La Dernière mode, 1874), the aquarium attracted the attention of many writers. By means of aquariums, Huysmans (À rebours), Jules Laforgue (‘Salomé’), André Gide (Paludes), André Breton (Poisson soluble), Raymond Roussel (Locus Solus), Philippe Soupault (Aquarium), and Raymond Queneau (Gueule de pierre) examine the fluid relationships among Nature’s creatures and Man’s creations, subjects and objects, minds and the worlds that they seek to comprehend. If these authors persistently referred to aquariums in their writings, it is that these singularly shaped vessels offered the promise of confirming these authors’ originality.

MOTS CLÉS:

• aquarium
• artifice
• création
• créature
• esthétique
• Décadence
• fluctuation
• nature
• symbolisme
• surréalisme

KEYWORDS:

• Aquarium
• artifice
• creation
• creature
• aesthetics
• Decadence
• nature
• Symbolism
• Surrealism

Disclosure statement

No potential conflict of interest was reported by the author.

Notes on contributor

Julia Przyboś teaches at Hunter College and the Graduate Center, CUNY. She authored L’Entreprise mélodramatique (1987), Zoom sur les Décadents (2002), and Les Aventures du corps masculin (2012). She also edited for José Corti’s ‘Collection romantique’ Un Sceptique s’il vous plaît (1996) by Albert Lhermite and Emma ou quelques lettres de femme (2000) by Boucher de Perthes. She is currently working on a book in which she examines the connection between works of nineteenth-century fiction depicting pubescent girls and books on physiological education.

Notes

1 Philip Henry Gosse semble être la première personne à avoir utilisé le terme ‘aquarium’ (au lieu de ‘vivarium’), en 1854, dans son livre intitulé The Aquarium: An Unveiling of the Wonders of the Deep Sea.

2 La communication a été tirée de Primal Perception: The Artist as Animal in Nineteenth-Century France, la thèse de doctorat que Claire Nettleton a soutenue en 2010 à The University of Southern California.

3 À partir des années 1950, l’aquarium semble avoir perdu de son attractivité. Au catalogue de la Bibliothèque nationale de France ne figurent que deux ou trois romans contemporains titrés ‘aquarium’. De nos jours, c’est la littérature pour enfants qui s’est approprié l’aquarium pour en faire un instrument didactique pour les tous petits.

4 Dans son Mallarmé et la mode, Jean-Pierre Lecercle (1989) ne parle pas de l’aquarium imaginé par le poète. Il publie cependant en annexe les extraits de ‘Mallarmé, chroniqueur de mode’ que Jacques Crépet a publiés dans le supplément littéraire du Figaro du 3 février 1933. Crépet regrette l’aspect éphémère de La Dernière mode: ‘Tant de beau zèle, de courage, de grâce, d’ingéniosité et d’exquise naïveté n’avaient servi de rien ni même la géniale anticipation du Panneau de salle à manger qui eût ravi des Esseintes et que je ne puis me résigner à négliger ici’ (175). En effet, l’aspect décoratif des aquariums est encore et toujours reconnu de nos jours, par exemple par Fred Vargas (1996), archéologue de métier qui a créé le ‘rompol’, genre littéraire à part entière qui combine crime, enquête, humour et poésie. Dans L’Homme aux cercles bleus de Vargas figure une table sous la forme d’aquarium. Cette table fait partie du mobilier d’une océanographe célèbre Mathilde Forestier.

5 Le court épisode journalistique de Mallarmé est reconnu de nos jours comme important dans l’œuvre du poète. Signalons pour mémoire ‘La Dernière mode de Mallarmé sous les feux du drame solaire’ de Barbara Bohac (2006) où l’auteure examine lustres, bijoux et étoffes scintillantes comme objets participant du drame solaire qui sous-tend la poétique mallarméenne.

6 Moins blasé que son personnage décadent, Huysmans découvre à Berlin, quatre ans après À rebours, un aquarium tout à fait extraordinaire où, pareils aux visions baroques que Saint-Amant (1979) développe dans Moyse sauvé (1647–53), des poissons ‘aux mines cocasses et aux yeux farouches’ (206) ‘se postent face à face’ (207). Au contraire des poissons de la Mer Rouge, c’est l’homme qui manifeste son ébahissement devant des créatures ébouriffantes de l’aquarium. Dans ‘L’Aquarium de Berlin’, Huysmans décrit ‘des êtres hybrides, improbables et néanmoins réels’ (1902: 208). Ébloui par la confusion apparente des règnes végétal, animal et minéral, il rend hommage au Dieu de la Genèse qui ‘a réservé ses bêtes les plus extravagantes pour les antres mystérieux de ses gouffres’ maritimes (211). Son inventivité reconnue par Huysmans, la nature retrouve l’estampille de génie que lui contestait le héros d’À rebours.

7 Bien que l’on doive cette expression à Georges Rodenbach qui l’emploie dans Bruges-la-Morte (1989: 69), elle exprime à merveille l’idée générale du poème de Maeterlinck.

8 Leiris titre Mots sans mémoire le recueil de textes où il s’adonne à des expériences poético-linguistiques.

9 Pour le rôle du jeu dans l’œuvre de Gide, entre autres dans Paludes, je renvoie le lecteur à L’Univers ludique d’André Gide: Les Soties de Bertrand Fillaudeau. ‘La sotie est un univers d’irresponsabilité et d’insouciance, non de fascination; le lecteur doit tel un enfant naïf accepter et la convention du “faire comme si” et les continuelles ruptures d’illusion du “c’est un jeu”, “c’est de la littérature” même si et parce que la narration affirme parfois le contraire’ (Fillaudeau, 1985: 86).