Sujétion et subjectivation dans la Servitude volontaire de La Boétie

Abstract

Quelle place La Boétie occupe-t-il dans la genèse du concept moderne de sujet? Cet article entreprend de répondre à cette question en la replaçant dans le contexte des études françaises récentes sur l'histoire philosophique du sujet moderne. L'étude lexicale des occurrences du sujet et de la sujétion dans la Servitude volontaire montre que La Boétie semble réserver le terme de sujet à la désignation de l'asservissement: cependant, une lecture précise de ces occurrences permet de reconstituer les contours d'une pensée de la subjectivation libre qui court, à l'état de traces, tout au long de la Servitude volontaire. Cette pensée présente la singularité de se construire dans le cadre d'une réflexion sur le problème de la naissance: c'est par le biais de cette pensée de la naissance, et de l'écart entre naissance et commencement, que La Boétie trouve sa place dans l'histoire de la naissance du concept moderne de sujet.

Mots clés:

• sujet
• sujétion
• subjectivation
• naissance
• amitié
• La Boétie

Disclosure statement

No potential conflict of interest was reported by the author(s).

Notes

1 Sans prétendre du tout à une chimérique exhaustivité, on peut citer un certain nombre d’ouvrages qui ont marqué le traitement de cette question depuis 20 ans : par exemple, dès le début de cette période, le numéro spécial de la revue Rue Descartes, 27 (2000) consacré aux ‘Dispositifs du sujet à la Renaissance’, ou l’étude d’Yves-Charles Zarka abordant la question de la subjectivité du point de vue juridique (L’Autre Voie de la subjectivité. Six études sur le sujet et le droit naturel au XVII^e siècle (Paris : Beauchesne, 2000)). Voir aussi le volume collectif dirigé par Olivier Boulnois, Généalogie du sujet de Saint Anselme à Malebranche (Paris : Vrin, 2007) ; André Pessel, Les Versions du sujet (Paris : Klincksieck, 2020) (reprenant des articles consacrés à Montaigne, Charron, Descartes, Naudé, La Mothe Le Vayer, initialement publiés entre 1999 et 2008) ; Tristan Dagron, Pensée et cliniques de l’identité moderne. Descartes, Cervantès, Montaigne (Paris : Vrin, 2019) ; Claude Romano, Être soi-même. Une autre histoire de la philosophie (Paris : Gallimard, 2019).

2 Voir Alain de Libera, Archéologie du sujet, I. Naissance du sujet (Paris : Vrin, 2007) ; id., Archéologie du sujet, II. La quête de l’identité (Paris : Vrin, 2008) ; id., Archéologie du sujet, III. L’acte de penser. La double révolution (Paris : Vrin, 2014) ; id., L’Invention du sujet moderne. Cours du Collège de France, 2013–2014 (Paris : Vrin, 2015).

3 Voir Michel Foucault, L’Herméneutique du sujet. Cours au Collège de France (1981–1982) (Paris : Seuil/EHESS/Gallimard, 2001) ; id., L’Origine de l’herméneutique de soi. Conférences prononcées à Dartmouth College, 1980, éd. par Henri-Paul Fruchaud et Daniele Lorenzini (Paris : Vrin, 2013) ; id., Subjectivité et vérité. Cours au Collège de France (1980–1981) (Paris : Seuil/EHESS/Gallimard, 2014).

4 Julie Casteigt, ‘Cogito ergo scio principium. La certitude soi dans l’œuvre de Maître Eckhart,’ dans Généalogie du sujet, pp. 75–96.

5 Jean-Baptiste Brenet, ‘Moi qui pense, moi qui souffre. Le problème de l’identité du composé humain dans la riposte anti-averroïste de Pierre d’Auriole et Grégoire de Rimini,’ dans Généalogie du sujet, pp. 151–70.

6 Dagron, Pensée et cliniques de l’identité, p. 17.

7 Voir Romano, pp. 31–44.

8 Ce sont là deux références explicitement mobilisées par plusieurs auteurs que je viens de citer ; Alain de Libera, en particulier, définit son projet à partir du double constat de la ‘superstition du sujet’ (Nietzsche) et de la ‘mort de l’homme’ (Foucault). Voir de Libera, L’Invention du sujet moderne, pp. 9–14.

9 C’est, par exemple, cette approche qui conduit Tristan Dagron à nommer ‘clinique’ sa tentative pour reconstituer les dispositifs culturels disponibles pour ‘dire le soi’ depuis sa propre fracture (voir en particulier Dagron, Pensée et cliniques de l’identité, pp. 9–10).

10 Certaines des études rassemblées par Olivier Boulnois, et toute l’entreprise d’Alain de Libera, illustrent très bien cette ‘vectorisation’ du concept : elles s’emploient à repérer et à analyser les foyers problématiques à partir desquels la question du sujet est rendue pensable.

11 Estienne de La Boëtie, De la servitude volontaire ou Contr’un, édition, introduction et notes de Malcolm Smith, avec des notes additionnelles de Michel Magnien (Genève : Droz, coll. ‘TLF’, 2001), p. 33. Toutes mes citations de la Servitude volontaire renvoient à cette édition, désormais simplement notée ‘SV’ dans les notes.

12 SV, p. 44.

13 Ibid., p. 50.

14 Ibid., p. 56 (c’est moi qui souligne).

15 Ibid., p. 58.

16 Sur la question du ‘joug’, de son sens et de ses sources dans la Servitude volontaire, voir John O’Brien, ‘Le “col sous le joug”, image de l’anti-Nature chez La Boétie et ses contemporains,’ dans Nature et naturel. Autour du ‘Discours de la Servitude volontaire’, éd. par Laurent Gerbier et Olivier Guerrier, ‘Cahiers La Boétie, 4’ (Paris : Classiques Garnier, 2012), pp. 93–105.

17 Je distingue par commodité quatre ‘parties’ dans la Servitude volontaire : 1° la dénonciation du scandale de la servitude, 2° l’étude de l’enracinement de la servitude, 3° les techniques d’asservissement des tyrans, 4° le ressort secret de la tyrannie. La ‘deuxième partie’ ainsi identifiée commence avec l’étude des droits de la nature (‘Premierement cela est, comme je croy, hors de doute … ’, SV, p. 41) et s’achève avec la reprise du thème de la lâcheté des serfs au combat (‘ … et ont le cœur bas et mol et incapable de toutes choses grandes’, SV, p. 56).

18 Ibid., p. 45.

19 Manuscrits retranscrits en annexe de la désormais indispensable étude de John O’Brien et Marc Schachter, La Première Circulation de la ‘Servitude volontaire’ en France et au-delà, Collection ‘BLR’ (Paris : Honoré Champion, 2019).

20 Beale (British Library Add. MS. 48043), transcrit et présenté par John O’Brien, dans La Première Circulation, p. 299.

21 Piochet (Chambéry, Archives départementales de la Savoie, 1J279–10), transcrit et présenté par Renzo Ragghianti, dans La Première Circulation, p. 374.

22 Mériadeck (Bibliothèque Municipale de Bordeaux-Mériadeck, Ms. 2199), transcrit et présenté par Alain Legros, dans La Première Circulation, p. 434.

23 Machiavel, Le Prince, éd. par Giorgio Inglese, traduction française par Jean-Louis Fournel et Jean-Claude Zancarini, Fondements de la politique (Paris : PUF, 2000), chap. IX, p. 63. Les deux autres formulations classiques de la thèse se rencontrent respectivement dans les Discorsi sopra la prima deca di Tito Livio, I, 4, et dans les Istorie fiorentine, II, 12.

24 Sur les conditions du rapprochement théorique et politique entre Machiavel et La Boétie, je me permets de renvoyer à Laurent Gerbier, ‘Come confrontare Machiavelli e La Boétie? Dalla storia della ricezione all’elaborazione dei concetti,’ Storia del pensiero politico, 2 (2016), 183–202.

25 SV, p. 39.

26 Ibid., p. 41.

27 ‘Cherchons donc par conjecture, si nous en pouvons trouver … ’, Ibid., p. 41.

28 Ibid., p. 38.

29 Cette hypothèse s’enracine en partie dans la lecture que Michel Foucault propose de l’émergence de la gouvernementalité dans ses cours au Collège de France en 1978 : voir Michel Foucault, Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France (1977–1978) (Paris : Seuil/EHESS/Gallimard, 2004), et tout particulièrement le cours du 22 février 1978, pp. 184–88.

30 SV, p. 51.

31 Ibid., p. 45.

32 Ibid., p. 51.

33 Ibid., p. 41.

34 Ibid.

35 L’image même de ces semences renvoie à la conception cicéronienne de la culture comme entretien par le savoir des semences de l’esprit (Tusculanes, II, 5) ; cette image est un topos de l’humanisme (on la retrouve par exemple chez Pétrarque, chez Érasme, ou chez Budé). Pour une lecture plus complète de ce thème chez La Boétie et de ses sources, je me permets de renvoyer à Laurent Gerbier, ‘Entretenir les semences, greffer les amitiés. Le système des analogies végétales chez La Boétie,’ dans La Parole de La Boétie : approches philosophiques, rhétoriques et littéraires, éd. par Sandra Provini, Agnès Rees et Alice Vintenon, ‘Cahiers La Boétie, 5’ (Paris : Classiques Garnier, 2016), pp. 73–96.

36 SV, p. 45.

37 Ibid., p. 51.

38 Ibid., pp. 51–2.

39 Ibid., pp. 52–3.

40 Ibid., p. 42. Cette réflexion sur la reconnaissance se nourrit du travail d’Olivier Guerrier dans Rencontre et reconnaissance. Les ‘Essais’ ou le jeu du hasard et de la vérité (Paris : Classiques Garnier, 2016).

41 SV, p. 42.

42 Ibid.

43 Ibid., p. 66.

44 Ibid., p. 70.

45 Ibid., p. 72.

46 René Descartes, Olympica (1619), dans Œuvres, éd. par Ch. Adam et P. Tannery (1897–1909) (rééd. Paris : Vrin-CNRS, 1996), vol. X, p. 181.

47 SV, p. 51.

48 Descartes, Discours de la Méthode (1637), dans Œuvres, vol. VI, p. 13. L’idée est elle-même démarquée de Cicéron, Tusculanes, III, 1.

49 De ce point de vue, la conception des puissances de la naissance que j’esquisse ici reprend et prolonge l’idée, défendue par Hannah Arendt, selon laquelle ‘la natalité […] est sans doute la catégorie centrale de la pensée politique, par opposition à la pensée métaphysique,’ La Condition de l’homme moderne (1958), traduction française de Georges Fradier (Paris : Calmann-Lévy, 1961, rééd. Paris : Pocket, 1994), p. 43.

Additional information

Notes on contributors

Laurent Gerbier

Laurent Gerbier is a lecturer in philosophy at the University of Tours. He is the director of the InTRu laboratory (Interactions, transfers, ruptures in art and culture). His work is divided between the moral and political philosophy of the Renaissance and the philosophy of contemporary visual cultures. He has been secretary of the International Society of Friends of La Boétie since 2014 and co-director of Cahiers La Boétie (Éditions Classiques Garnier, Paris).