Que faire de la révolution verte? Dilemmes de l’agriculture de l’Inde en crise

RÉSUMÉ

Les énormes manifestations paysannes de 2020–2021 en Inde sont l’occasion de revenir historiquement sur les dilemmes que durent affronter les gouvernements du pays : dilemme alimentaire (priorité au consommateur ou au producteur?), dilemme interventionniste (État ou marché?), dilemme environnemental (agriculture industrielle ou agroécologie?) et dilemme éthique (concentration socio-spatiale ou diffusion?). Les trois lois que refusaient les agriculteurs ne représentaient qu’une accentuation de la libéralisation depuis 1991. Il s’agit de quitter une vision trop binaire à laquelle prédispose le paradigme du « di-lemme », pour penser en termes de « multi-lemme » plus complexe et intégré.

ABSTRACT

The large-scale farmer protests in India in 2020–2021 are an opportunity to consider the dilemmas which the country’s governments had to face from a historical perspective: the food dilemma (priority to the consumer or the producer?), the interventionist dilemma (State or market?), the environmental dilemma (industrial or agroecological farming?) and the ethical dilemma (socio-spatial concentration or diffusion?). The three laws rejected by the farmers represented an escalation of agricultural liberalisation which had started in 1991. One should therefore consider eschewing a perspective that is too binary, which one is predisposed to do by the concept of the ‘di-lemma’ – and might instead use the concept of ‘multi-lemma’, which is both more complex and integrated.

MOTS CLÉ:

• Inde
• agriculture
• libéralisation
• manifestation paysanne
• politique agri-alimentaire

Notes

1 Je choisis de parler de système agri-alimentaire pour mieux évoquer l’ampleur de la sphère, quand d’autres utilisent « systèmes agricoles » (Chapuis 2001) ou « systèmes alimentaires » (Malassis 1994). Quant aux « systèmes agro-alimentaires » de Charvet (2008), ils suggèrent trop un accent sur le segment de l’industrie agro-alimentaire.

2 Curieusement l’expression anglaise est souvent rendue en français par « ruissellement » : une traduction optimiste influencée par le néolibéralisme?

3 https://www.globalhungerindex.org/india.html.

4 https://indianexpress.com/article/opinion/columns/india-lockdown-food-stock-food-corporation-of-india-ashok-gulati-6469970/.

5 En 2020, tout le blé commercialisé au Madhya Pradesh (et au Punjab) fut acheté par l’État.

6 https://www.downtoearth.org.in/news/agriculture/covid-19-is-e-nam-portal-capable-of-supporting-farmers--70294.

7 Au Punjab, ce n’est qu’en 2020 que la Cotton Corporation of India réussit à payer directement les producteurs sans passer par les courtiers. La Food Corporation of India s’en révèle toujours incapable (Singh 2021).

8 Cet État allait ainsi encore plus loin que ce que suggérait le Model APMC Act voté par New Delhi en 2003.

9 Originaire de I’Uttar Pradesh, Mahendra Singh Tikait, président du BKU à l’époque et père de l’actuel leader du syndicat, aurait alors affirmé : « Nous pouvons affamer les grandes villes en les privant de lait et de légumes » (India Today, 15 janvier 1989).

10 Ces femmes n’avaient cependant pas un discours féministe, et leurs fonctions dans le « siège » de Delhi furent avant tout nourricières, sans leadership politique (Jodhka 2021).

11 Au 10 mars 2021 on comptait encore une centaine d’agriculteurs en prison suite aux manifestations du Republic Day (26 janvier). Des militants écologistes ou de gauche furent aussi emprisonnés grâce aux lois anti-terrorisme ou anti-« sédition ». Des chanteurs comme le sikh Kanwar Grewal (Ailaan) furent censurés sur YouTube, et Twitter dut suspendre 500 comptes. On compara de plus en plus avec l’État d’urgence (1975–1977) instauré par Indira Gandhi.

12 Certes, la productivité du travail ne dépend pas seulement des quantités produites par actif mais aussi des coûts de production et des prix de vente. Mais les écarts internationaux sont trop grands pour espérer que les agriculteurs indiens compensent grâce à leurs prix la petite superficie de leurs exploitations. Selon les estimations de Dorin (2021), pour qui l’augmentation des tailles d’exploitation en Europe s’explique en partie par l’émigration internationale au cours des dix-neuvième–vingtième siècles, ce serait l’équivalent de 360 millions d’Indiens qui devraient émigrer à l’étranger pour avoir un impact comparable, et ce alors même que les frontières internationales sont de nos jours de toute façon largement fermées … 

13 https://indianexpress.com/article/opinion/columns/foos-security-rural-india-covid-19-7112715/.

14 La popularité du charismatique Narendra Modi n’apparait pas menacée par l’actuelle crise économique, loin s’en faut, si l’on en croit sa réélection en 2019. Le populisme se nourrit des crises plutôt qu’elles ne le menacent (Jaffrelot 2019).

Additional information

Notes on contributors

Frédéric Landy

Frédéric Landy – Professeur de Géographie à l’Université Paris Nanterre / UMR LAVUE et chercheur associé à l’Institut Français de Pondichéry, ainsi qu’au Centre d’Etudes de l’Inde et de l’Asie du Sud. Parmi ses récentes publications figurent Feeding India. The Spatial Parameters of Food Grain Policy (Manohar-CSH, 2009) et, en collaboration avec A. Varrel, L’Inde. Du développement à l’émergence (Armand Colin, 2015).