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Trois Femmes de Sapopemba: violence et politique dans la banlieue de São Paulo

Pages 1011-1029 | Received 28 Sep 2009, Accepted 08 Jul 2011, Published online: 30 Jan 2012
 

Abstract

Cet article s'appuie sur la narration des histoires de Valquíria, Maria et Marcela, trois femmes habitant les banlieues de São Paulo, pour penser la citoyenneté dans le Brésil contemporain. Le texte, basé dans une ethnographie menée entre 2005 et 2009, est organisé en trois parties. Dans la première, l'auteur justifie le choix des catégories d'analyse et discute brièvement les rapports entre politique et violence, qui donnent le contexte de l'argumentation. La deuxième partie décrit et discute les trois types de violence qui atteignent Marcela, Maria et Valquíria dans leurs trajectoires personnelles. Dans la troisième partie sont présentés les liens, radicalement distincts, de ces trois histoires avec le monde politique établi, en mettant en relation cette différence avec les expériences de la violence.

This contribution relies on the narration of the stories of Valquíria, Maria and Marcela, three women living in São Paulo's suburbs, to explore citizenship in contemporary Brazil. Based on ethnographic research conducted between 2005 and 2009, the text is organised in three parts. In the first one, the author justifies his choice of analysis categories and briefly discusses relationships between politics and violence, so as to give the context of the discussion. The second part is dedicated to the description and discussion of the three types of violence that affect Marcela, Maria and Valquíria in their personal trajectories. In the third part the radically distinct connections between these three stories and the established political world are presented, linking this difference with experiences of violence.

Notes

 1. Sapopemba est l'un des 96 districts de la ville de São Paulo, dont la population était estimée à 315 000 habitants en 2010 (estimation à partir du dernier recensement). La totalité du district, situé dans la « banlieue consolidée » de l'Est de São Paulo, est urbanisée et son taux de croissance annuel est modeste (le centre ville se vide lentement et la banlieue plus lointaine continue à croître à des taux annuels très élevés). En 2007, il y avait 37 favelas à Sapopemba et la moitié des domiciles du district étaient sous la responsabilité de personnes au revenu inférieur à trois salaires minimums; à l'heure actuelle le taux de chômage est baissé, et ne dépasse plus les 20% de la population active. Le taux de chômage moyen dans la région métropolitaine de São Paulo est passé de 7 à 18% au cours des deux dernières décennies, en baissant à 10% les dernières années. La vulnérabilité de la jeunesse, malgré la situation intermédiaire du district, est l'une des plus remarquables de la capitale de l'état de São Paulo.

 2. Les recherches de terrain à Sapopemba, réalisées pour mon doctorat (entre avril 2005 et septembre 2006) et mon post-doc (entre juin 2008 et août 2009), ont eu lieu à partir de fréquents séjours au cours desquels j'ai été en contact avec d'innombrables histoires d'individus, de familles et d'organisations locales. Au-delà de l'observation quotidienne, inscrite dans un journal, divers entretiens de fond ont été réalisés, intégralement retranscrits et restitués à leurs auteurs, afin qu'ils puissent poursuivre la réflexion sur leurs parcours; cela a également entraîné parfois la réalisation de nouveaux entretiens. Des documents formels (pièces officielles, rapports, documents d'organisations, etc.) mais aussi informels (photographies et lettres, en particulier) ont également été collectés. Des articles de journaux locaux ou de plus grande diffusion et aussi des recherches sur Internet ont enrichi le matériel empirique utilisé. Entre août 2010 et mars 2011 il y a eu quelques rencontres au terrain pour actualiser les récits présentés dans cet article.

 3. Grâce à cette médiation, j'ai d'abord connu des familles du réseau de contacts du Centre de Défense des Droits de l'Enfant et de l'Adolescent « Mônica Paião Trevisan » (CEDECA Sapopemba) et du Centre des Droits de l'Homme de Sapopemba. À partir de là, j'ai ciblé mes recherches de terrain essentiellement dans les quartiers Parque Santa Madalena, Jardim Elba et Jardim Planalto, où ces organisations sont le mieux implantées.

 4. En principe à partir de l'étude des mouvements sociaux urbains (Feltran Citation2005) et des trajectoires de leurs militants (Feltran Citation2006). Au fur et à mesure que les recherches de terrain progressaient, il est devenu possible de constater de manière empirique et analytique que de plus en plus souvent, une bonne partie de l'action politique des secteurs populaires passait par des initiatives distinctes voire étrangères à ses acteurs institués connus comme mouvements sociaux (même s'ils n'en continuent pas moins à être actifs et importants). L'accent mis sur l'ethnographie en tant que possibilité de compréhension et de récit de ces dimensions de la politique dans les banlieues cherche à inscrire ces manifestations politiques dans un cadre (à construire) plus cohérent que les explications binaires opposant acteurs et structures, un type d'acteur à un autre, nouveaux et anciens mouvements, la société civile et la société incivile, etc.

 5. Cf. par exemple Goffman (Citation1988 ou Citation2003 – originaux de 1963 et 1961); ou Wolf (Citation2003).

 6. En ce sens, il est possible de prendre comme référence l'amalgame proposé par Mauss entre indiscipline et loyauté en ce qui concerne les frontières disciplinaires. Au début d'une conférence à la Société de Psychologie en 1924, il déclare: « Ici, je vous demande la permission, puisque je déborde les cercles restreints de ma science, moi qui prétend n'être rien de plus qu'un historien ou un anthropologue, et éventuellement un psychologue, de dire précisément ce que l'on entend par ce qui suit: la société est exclusivement anthropologique » (Mauss Citation2003, p. 319). Un peu plus loin dans son texte, l'auteur synthétise le pourquoi de cette affirmation: « c'est aux confins des sciences, dans ses franges extérieures, aussi bien que dans ses principes, son nucleum et son centre que s'opèrent les progrès » (Mauss Citation2003, pp. 319, 324).

 7. Une référence fondamentale de cette littérature est constituée par les travaux de Sader (Citation1988). En ce qui concerne les révisions et les interprétations de l'immense débat de cette période, voir Dagnino (Citation1994, Citation2000), Doimo (Citation1995) ou Paoli (Citation1995).

 8. Ceci d'ailleurs parce que cette violence, considérée comme un sous-produit direct de l'inégalité, devait être dépassée par la démocratisation de la scène politique qui devenait possible grâce à l'émergence des mouvements sociaux des banlieues elles-mêmes. C'était justement les mouvements sociaux qui portaient les possibilités transformatrices du chemin vers une démocratie plus profonde. Dans ce cadre, les travaux de Sérgio Adorno et de Paulo Sérgio Pinheiro, à São Paulo, constituent une importante exception et influencent depuis longtemps la production du Nucleum d'Études de la Violence (NEV-USP). À Rio de Janeiro, où le trafic s'était plus fortement organisé depuis les années 70, le débat était bien différent et, à cet égard, le travail d'Alba Zaluar est lui aussi marqué depuis longtemps par ces deux dimensions aujourd'hui constitutives des banlieues urbaines – la politique et la violence.

 9. Un ensemble de données sur les violations des droits de l'homme par la police brésilienne se trouve dans le rapport 2005 d'Amnesty International.

10. Pour des références académiques quant aux caractérisations des dynamiques de la violence dans la banlieue de São Paulo, on peut se reporter depuis longtemps à la production du NEV-USP. Les travaux ethnographiques de Ferreira (2002, 2003) révèlent les récentes transformations qui ont eu lieu dans les dynamiques des banlieues depuis la rupture des années 90. En ce qui concerne spécifiquement les récits sur la vie dans les favelas et dans les quartiers des banlieues, et plus spécifiquement la question de la violence et de la jeunesse, on peut citer plusieurs ouvrages récents, hors de la sphère académique, tels que: Barcellos (2004), Soares et al. (Citation2005) ou encore la littérature de Lins (Citation1997) et de Ferréz (2000).

11. Comme en mai 2006, lorsque 493 personnes furent tuées en une semaine dans la ville de São Paulo.

12. Les opérations de factions criminelles à São Paulo et la présence du Premier Commando de la Capitale (PCC) à la tête du trafic de drogues dans les banlieues de la métropole, et notamment dans la région de Sapopemba, étaient encore peu analysées jusqu'à 2007. Amorim (Citation2003) restait une des références non académiques sur ce phénomène. Après cela, il y en a eu plein des travaux ethnographiques sur le thème à Sao Paulo; voir spécialement Marques (Citation2009) et Biondi (Citation2010).

13. La définition de l'idéologie chez Hannah Arendt est justement la recherche d'une catégorie unique qui puisse servir d'explication à l'ensemble du fonctionnent d'une société: une seule « clé de l'histoire ». Cf. par exemple Arendt (Citation2000b, p. 201).

14. En ce sens, mon intention est ici très similaire à celle de Silva (Citation2003).

15. En réalité, Marcela avait inventé cette maladie pour essayer de ramener sa mère auprès des siens et, étant parvenue à ses fins, elle se mutila les seins pour pouvoir prouver son histoire lors du retour de sa mère.

16. « Inutiles pour le monde » a été le titre de l'article de Vera Telles sur la traduction brésilienne de l'ouvrage de Robert Castel (Citation1998) qui a réintroduit le débat concernant les populations « restantes » dans la structure sociale contemporaine. Il y a une littérature importante sur la production « d'excédents humains » au cours du vingtième siècle et de la décennie en cours. Arendt (Citation1987, 2000a) a analysé la « production d'êtres humains superflus » qui a eu lieu avant le totalitarisme allemand et a rendu possible l'holocauste. Les travaux de Mahmood Mamdani (par exemple dans Mamdani 1996) sont fondamentaux pour la compréhension de ce phénomène en Afrique post-coloniale. Agamben (Citation2002) reprend Arendt et le thème de la biopolitique chez Foucault (présent par exemple dans Foucault Citation1999), pour penser les contextes contemporains de production d'êtres humains « tuables ». Bien qu'extrêmement distincts entre eux, tous ces auteurs réfléchissent autour d'une même question: les relations entre les processus politiques et la production de la violence génocidaire.

17. Pour employer le terme de Castel dans son plus célèbre ouvrage, déjà mentionné, et qui porte en exergue une citation de Arendt: « Ce que nous avons devant nous, c'est la perspective d'une société de travailleurs sans travail, c'est-à-dire dépourvus de la seule activité qui leur reste. Il est impossible d'imaginer quelque chose de pire » (Castel 1998).

18. La vulnérabilité de la jeunesse de Sapopemba se présente comme l'une des plus fortes de la ville de São Paulo: plus de 10% de la population totale a entre 15 et 19 ans. Le taux d'homicide parmi les adolescents de sexe masculin est alarmant: 326,40/100 000, plus de dix fois plus élevé que la moyenne de la ville qui se place déjà parmi les plus violentes du monde. Vingt-six pour cent des adolescents âgés de 15 à 17 ans ne vont pas à l'école et 40% de ceux qui ont entre 18 et 19 ans n'ont même pas fini leurs études primaires. Une petite partie d'entre eux, la plus vulnérable, est intégrée aux activités du trafic dans la région. Pour des bonnes caractérisations sur le profil de ces enfants et de ces jeunes qui appartiennent au trafic, cf. Dowdney (Citation2004, Citation2005) et Zaluar (Citation2004) pour ce qui est de Rio de Janeiro et Fefferman (Citation2004) en ce qui concerne São Paulo, entre autres.

19. En ce sens, cela représente un contrepoint intéressant avec les analyses des profils discursifs rencontrés dans la banlieue de São Paulo dans les années 80 et qui ont produit une ample littérature, réunie par exemple chez Durham (1986, mentionné ici dans sa réédition de 2005). Si au cours des années 70 et 80, le rêve de l'ascension sociale unifiait les habitants des banlieues autour d'un univers centré sur le travail, ce qui intéresse la génération qui a grandi sous le signe de la frustration, tous ceux qui sont nés dans les années 90, c'est la consommation et l'usufruit immédiats, souvent sans rapport avec la notion de travail. Parmi les jeunes filles et les garçons immergés dans un univers criminel, cette constatation est radicale; l'un d'entre eux m'a dit il y a quelques années: « Travailler pourquoi? Pour être comme mon père? Je préfère mourir plus tôt ».

20. La « communauté » à laquelle on accède lors de l'entrée dans le monde du trafic, malgré son opposition aux codes du « jeune homme travailleur de la favela », inclut aussi curieusement le travail, la suprématie et l'ascension sociales en tant que mesures de hiérarchisation des groupes. L'un et l'autre univers (le trafic et la sociabilité officielle), puisqu'ils se côtoient et se renient simultanément, cohabitent dans toutes les favelas où l'on trouve le trafic organisé. La frontière entre le monde des relations sociales admises et celles considérées illicites est ténue – ce sont surtout les institutions religieuses qui démarquent les limites acceptables et non acceptables de la relation entre ses « communautés » et le « trafic de drogues » dans chaque localité. Le trafic, donc, n'est pas « l'autre » absolu de la « communauté » de banlieue, mais il ne la constitue pas non plus. Des adolescents et des jeunes des favelas essaient les deux codes et l'on peut fréquemment observer des cas d'entrée et de sortie de l'univers criminel, ce qui démystifie les termes du sens commun: « une fois dedans, l'on n'en sort plus ».

21. La formation de « crackolândias » aux alentours des points de vente de crack est toujours un phénomène continuel dans diverses villes brésiliennes. Des toxicomanes en phase avancée souvent deviennent des SDF qui « travaillent » comme guetteurs du trafic, recevant en échange plus de crack.

22. Cet extrait d'un des entretiens avec la mère de Marcela résume l'une de ces périodes où elle n'est pas restée internée et s'avère instructif quant aux connexions entre santé mentale, crime et toxicomanie dans des trajectoires comme celle de Marcela: « la psychologue m'a dit de l'interner dans un hôpital où un psychiatre s'en occuperait et qu'elle y trouverait une place pour Marcela. Ensuite je lui ai dit: “l'hôpital va l'envoyer à l'asile de fous”. Puis après je suis parvenue à la faire interner. … Après trois jours d'internement, le médecin voulait la laisser sortir. Et bien, s'il la libérait, Marcela retournerait aux drogues. … Donc je me suis débrouillée pour la faire interner à Osasco, mais la clinique [pour toxicomanes] n'était pas bonne, ce n'était pas exactement une clinique, je n'en sais rien, je ne sais pas comment appeler ce truc-là. … Elle dormait dans une bicoque en bois. Mais sur la publicité, c'étaient des maisons, belles et tout, mais elles, les droguées, elles dormaient dans ces bicoques. Tu imagines un grand entrepôt ? Dans cet entrepôt, il y avait des chambres où dormaient deux ou trois toxicomanes. Et alors, à la première visite que j'ai faite, j'ai vu un éducateur en train de frapper sur une patiente; … je l'ai vu, celui-là et deux autres, en train de brutaliser une fille parce qu'elle était en tort. Donc, s'il avait pu faire cela avec une autre, il pouvait le faire avec ma fille. Je l'ai finalement ramenée à la maison pour essayer de la soigner et c'est là où elle a replongé à nouveau dans les drogues ». Une bonne partie des horreurs décrites par Goffman (1961, cité ici dans son édition de 2003) continuent à exister pour ces personnes, dans les cliniques d'internement ou dans les prisons, malgré les nombreux progrès obtenus avec la lutte antipsychiatrique et les activités des mouvements pour les droits de l'homme au Brésil durant ces dernières décennies.

23. La pression pour la consommation a augmenté d'une façon incroyable au cours des dernières décennies et les jeunes en sont les principales victimes, les « garçons du crime » encore plus que les autres. L'argument pour l'entrée individuelle dans le milieu criminel, parmi les adolescents étudiés, est presque toujours en rapport avec le désir d'acheter des chaussures de sport, des vêtements, des téléphones portables, des motos, etc., des signes de distinction qui leur donneraient une plus grande considération dans leurs groupes.

24. Maicon a vécu depuis l'âge de 13 ans en alternant de brèves périodes de liberté avec des périodes plus longues d'internement à la FEBEM et plus récemment dans le système carcéral.

25. Comme le démontre Arendt, le statut du non-droit est aussi celui de la non-humanité. « La calamité de ceux qui n'ont pas de droits ne découle pas du fait qu'ils aient été privés de la vie, de la liberté ou de la recherche du bonheur, ni de l'égalité vis-à-vis de la loi ou encore de la liberté d'expression de leurs opinions – des formules qui étaient vouées à résoudre des problèmes dans certaines communautés – mais justement au fait qu'ils n'appartiennent déjà plus à aucune communauté. … Le problème n'est pas que cette calamité ait surgi d'un certain manque de civilisation, retard ou simple tyrannie, mais plutôt qu'elle ne puisse pas être réparée parce que il n'y a déjà plus de lieu “incivilisé” sur terre, car nous avons déjà commencé à vivre dans un Monde Unique, indépendamment de notre volonté. À condition d'avoir une humanité complètement organisée, la perte du foyer et de la condition politique d'un homme peut équivaloir à son expulsion de l'humanité » (Arendt 2000a, pp. 329–330). Agamben (Citation2002) reprend l'argumentation de l'auteure pour penser quelques contextes contemporains.

26. C'est de cette manière que Jones et Miguel sont morts, comme tant d'autres. J'examine ce phénomène en détails dans Feltran (Citation2004).

27. C'est une organisation principalement constituée de mères d'adolescents internés à la FEBEM. L'AMAR est l'une des principales interlocutrices civiles quand il s'agit de violations de droits à la FEBEM.

28. Des mesures socioéducatives en milieu ouvert (Liberté Sous Surveillance et Prestation de Services à la Communauté) sont mises en place par la FEBEM ou par des organisations civiles associées, étant donné que 16 ans après l'ECA (Estatuto da Criança e do Adolescente), les politiques publiques liées aux jeunes délinquants n'ont pas encore été municipalisées.

29. L'ex-gouverneur de l'état de São Paulo et la présidente de la FEBEM ont cité l'AMAR et ses dirigeants, nominalement et à maintes reprises, comme étant à l'origine des rébellions survenues au sein de la FEBEM au cours des années 2005 et 2006. L'organisation a souffert d'une grande hostilité publique après ces accusations, malgré le soutien de l'ensemble des organisations luttant pour les droits des enfants et des adolescents.

30. « À cette époque, les espaces qu'avait la population pour s'organiser comprenaient surtout les communautés ecclésiastiques de base, où l'on se réunissait pour apprendre à lire, prier, veiller des morts, faire des fêtes, etc. Plus tard, toujours éduqués d'après des principes très communautaires, et malgré la pauvreté matérielle, l'on a appris avec l'arrivée et l'apogée de la Théologie de la Libération qu'il fallait vivre une vie chrétienne concrétisée dans la réalité. En raison de ce que je viens de dire, beaucoup de mouvements sociaux de la région de Sapopemba sont nés du mouvement des communautés ecclésiastiques de base elles-mêmes et je parle de ceux-ci en particulier car c'est là où l'on intervient. Moi aussi, je suis un fruit de ce mouvement » (Valquíria).

31. « En 1987, nous avons aménagé la maison pour donner un abri aux filles, c'était une maison achetée avec l'aide de l'UNICEF et de la Juridiction Épiscopale du Belém, parce que l'on a toujours parlé des garçons des rues, garçons, garçons… mais si les filles sont majoritaires dans la composition de la population, il s'agissait de trouver ces filles, ces femmes, ce côté féminin; où étaient-elles ces filles des favelas avec lesquelles on travaillait déjà ? Des recherches ont été faites et on s'est rendu compte qu'en réalité, beaucoup d'entre elles étaient au centre ville, dans le quartier de la prostitution infantile. En effet, elles étaient emmenées surtout là-bas aux alentours de l'Avenue São João » (Valquíria).

32. Instaurée durant des rencontres internationales, telles celles de Medellin et Puebla, qui ont donné son élan à la théologie de la libération en Amérique Latine, surtout des années 70 jusqu'à la fin des années 80.

33. Il y a quelques mois, à titre d'exemple, Valquíria a été arrêtée parce qu'elle avait protesté au tribunal contre l'acquittement du colonel qui avait ordonné le massacre de 111 détenus du complexe pénitentiaire Carandiru.

34. L'on pourrait attribuer un caractère personnel à la répression subie par Valquíria en la considérant comme une attaque privée des policiers qu'elle a dénoncés – ce n'était pas le cas; cette réaction violente avait été organisée et constituait un acte corporatif, relevant nettement de motivations (anti) politiques.

35. Entre autres prix, Valquíria a reçu du Conseil municipal de São Paulo le titre de Citoyenne de São Paulo et a aussi gagné le Prix National des Droits de l'Homme en 2003. En 2006, elle a obtenu le Prix Santos Dias des Droits de l'Homme, décerné par la Chambre des députés de l'état de São Paulo.

36. À ce propos, le témoignage d'un adolescent récemment libéré après un an d'internement à la FEBEM est très impressionnant. La mesure de la privation de liberté à laquelle il avait été soumis était malgré tout considérée à ses yeux comme un élargissement d'horizons. Interné à la FEBEM, il avait connu des adolescents et des jeunes de beaucoup d'autres régions de São Paulo (qu'il n'aurait jamais connus s'il était resté dans son environnement restreint) et avait découvert un univers extrêmement réglé, organisé et imposé par le crime organisé dans les unités d'internement, dont les codes lui étaient jusqu'alors inconnus. Si l'on considère une lecture selon laquelle la privation de liberté peut être lue comme un élargissement d'horizons, l'on peut imaginer à quel degré de restriction de liberté l'on vit, intégré de façon subalterne au trafic de drogues dans les favelas.

37. C'est pour cela que cette violence atteint spécialement les favelas et non pas toutes les banlieues. Il s'agit d'une territorialité tout à fait « hors-la-loi »: depuis les habitations construites de façon « irrégulière », caractérisées par les branchements clandestins au réseau hydraulique et électrique, par la précarité des travaux exécutés et la présence presque inévitable du crime organisé, la favela « représente » par excellence le lieu des « sans droit ». C'est pour tout cela que les habitants des favelas constituent également un public de choix pour la FEBEM, le système carcéral, les cliniques privées pour les toxicomanes ou pour ceux que l'on considère mentalement incapables – institutions et territoires qui ensemble composent un même circuit social.

38. Hannah Arendt se réfère initialement aux « distances entre les hommes, qui ensemble, comprennent le monde » (1987, p. 36) et plus tard théorisera ensuite les impacts de la rupture de ces distances dans les diverses situations de liens sociaux établis, dans les conclusions de Arendt (2000a).

39. Si l'on prend comme base la définition des mouvements sociaux qui les considère comme des actions collectives qui mettent en lumière la division de la société sur la scène publique et, par conséquent, y agissant comme sujets politiques. J'ai plus spécifiquement examiné ces questions dans Feltran (Citation2005).

40. « Que se passe-t-il effectivement lorsque les forces de l'ordre sont envoyées pour réprimer une manifestation politique ? Ce qui se passe, c'est une contestation des propriétés et de l'usage d'un lieu: une contestation de ce qu'est une rue. Du point de vue policier, la rue constitue un espace de circulation. La manifestation, pour sa part, transforme l'espace en un espace où sont discutées les questions de la communauté. Du point de vue de ceux qui envoient les forces de l'ordre, l'espace où doivent être traités les affaires de la communauté se situe ailleurs: dans les bâtiments publics prévus à cet effet, avec les personnes auxquelles est attribuée cette fonction. Ainsi, la mésentente, plutôt que d'être l'opposition entre un gouvernement et les personnes qui le contestent, est un conflit sur la configuration du sensible elle-même. Les manifestants mettent dans la rue un spectacle et un thème qui n'y ont pas leur place. Et, aux curieux qui voient ce spectacle, la police dit: « Circulez, il n'y a rien à voir ». … Plutôt qu'un conflit de classes ou de partis, la politique est un conflit sur la configuration du monde sensible où peuvent apparaître des acteurs et des objets de ces conflits » (Rancière Citation1996b, p. 373).

41. D'ailleurs, là où il y a de la « violence politique », ce qui est en jeu ne serait pas le débat ente sujets constitués mais la possibilité même de constitution de sujets aptes à faire de la politique. Rancière construit sa notion de dissension à partir de cette constatation: « Voilà ce que j'appelle dissension: non pas un conflit de points de vue ou encore un conflit pour la reconnaissance, mais un conflit sur la constitution elle-même du monde commun, sur ce qu'on y voit et entend, sur les titres de ceux qui y parlent pour être entendus et sur la visibilité des objets qui y sont désignés. La dissension n'est pas la guerre de tous contre tous. Elle engendre des situations de conflit ordonnées et des situations de discussion et d'argumentation. Mais ces discussions et argumentations constituent un type particulier. Elles ne peuvent être la confrontation de partenaires déjà constitués sur l'application d'une règle générale à un cas particulier. En effet, ceux-ci doivent d'abord constituer un monde dans lequel celles-là sont les arguments » (Rancière Citation1996b, p. 374).

42. Effectivement, il faut reconnaître les progrès effectués en ce qui concerne la mise en place d'institutions polyarchiques depuis deux décennies dans le pays, d'un ample système de canaux de participation de la population à la gestion gouvernementale, à partir de 1988, qui est une référence en Amérique Latine. Évidemment, les contradictions sociales soulignées ici pénètrent elles aussi ces systèmes mais leur existence a des aspects positifs indéniables.

43. J'emploie ici une notion d'État la plus ample possible, en le considérant au-delà de ses trois pouvoirs ou institutions. L'État de droit et l'État policier seraient bien plus que cela, construisant des projets politiques qui dépassent les frontières de la Société État et produisant d'importantes tensions au sein de l'institution elle-même, interagissant de manière dynamique avec les processus sociaux, culturels, etc.

44. Politiquement donc, la division entre la « violence commune » (criminalité violente, crime organisé, narcotrafic, etc.) et la « violence politique », dans des sociétés telles que celle du Brésil, disparaît en raison du caractère de classe qui les traverse. Si la violence est entièrement dévolue à la limitation de l'espace public et de sa pluralité, l'on comprend pourquoi des auteurs tels que Hannah Arendt et Jacques Rancière considèrent son essence comme entièrement anti-politique. Mais, d'un autre côté, pourquoi le terme « violence politique » lui-même serait-il, pour eux, un contresens ? Pour une approche conceptuelle de la politique (et son opposition à la violence) chez ces auteurs, cf. Arendt (2001a) et Rancière (Citation1996).

45. Bien évidement, ce débat ne peut se tenir entre sujets privés mais doit compter sur une série d'organisations civiles qui opèrent dans les interfaces public-privé, y compris celles d'état, rendant ainsi possible la résistance individuelle ou celle de petits groupes.

46. Valquíria a été la première personne assistée par le programme de protection des témoins et des défenseurs des droits de l'homme menacés de mort, lié au Secrétariat spécial des Droits de l'Homme du gouvernement brésilien.

47. Entre mai et juillet 2006, il y a eu deux grandes démonstrations de force de la part du PCC dans tout l'état de São Paulo. Plus de 200 attentats simultanés contre des postes de police, plus de 300 autobus brûlés, plus de 80 rébellions concomitantes dans les complexes carcéraux et dans les unités d'internement de la FEBEM, dans plus de 40 villes de l'État. Les attaques ont eu lieu un peu partout dans la capitale et dans les villes de l'intérieur de l'état, mais elles ont été plus intenses dans la région Est et Sud de la ville de São Paulo, avec un total officiel de morts de l'ordre de 300 personnes. On n'a pas tenu compte dans ces chiffres des massacres effectués par des policiers en congé et par des groupes d'extermination, en représailles contre les attaques. Des recherches réalisées à Sapopemba démontrent la croissance du PCC dans la région Est depuis la fin des années 90, plus particulièrement après 2001. Dans cette région, la faction exerce son hégémonie sur le trafic de drogues depuis quatre ans et les recherches soulignaient qu'aussi bien les policiers que les directeurs de prison étaient obligés de considérer, depuis quelques temps, le PCC en tant qu'interlocuteur pour prendre des décisions. Pendant la crise actuelle, les autorités de l'exécutif ont elles aussi dû mener des négociations avec le groupe. Peut-être serions-nous en face d'une nouvelle forme de faire de la politique, encore plus nuisible à l'espace public démocratique.

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