Abstract
L’idée ne viendrait à aucun lecteur sérieux d’imputer le destin de Meursault à la disparition du chien de Salamano, ou à celle de sa levrette la fin tragique d’Emma Bovary. Et pourtant tout se passe comme si quelque chose s’échappait par ce trou du texte, quelque chose de l’ordre paradoxal de l’humanité, sur laquelle on finit par tirer à bout portant ou qui disparaît dans les convulsions de l’arsenic. Pareille faille n’est d’ailleurs pas toujours si discrète. On pense au chat de Simenon, emportant avec lui jusqu’à la dernière goutte de civilité du ménage Bouin, y compris ce qui nous séparerait de la bête : la parole. Mon article interroge cette déperdition d’humanité dans Le Monarque égaré (1989) d’Anne-Marie Garat et Sans l’orang-outan (2007) d’Eric Chevillard, deux romans de la disparition animale dont la parenté est scellée par la synonymie révélatrice de leurs héros-narrateurs : Thomas Sommaire et Albert Moindre. Dans le sillage du papillon perdu, dans la béance laissée par le grand singe roux, l’entomologiste se dissout, le primatologue s’abîme, tous deux accusent le coup d’une diminution, d’une régression radicale où se donne à lire, a contrario, la coextension de l’animal et de l’humain.
Notes
1. On pourrait également mentionner le devenir-bête d’Emma, à qui l’épanouissement charnel donne le « souffle fort », une véritable crinière et des lèvres ombragées de « duvet noir ». G. Flaubert, Madame Bovary. 257.
2. Romain Gary (Emile Ajar), La vie devant soi. 31.
3. Avant d’être accusée par le roman contemporain, cette déperdition a été un thème central de la littérature écologiste consacrée à l’extinction des espèces. Dans un très beau livre récemment réédité en français, Rick Bass décrit très éloquemment l’accroissement et l’essor de soi consécutif à la découverte, en 1990, de traces de grizzlys dans les montagnes San Juan du Colorado, État dont l’ours brun aurait officiellement disparu en 1952.
4. « On a démembré le grand orang-outan, on l’a découpé en morceaux, on l’a brûlé dans la chaudière, on a dissous ses os dans une cuve d’acide, dans le canal on a immergé ses restes, dans le vent on a éparpillé ses cendres, sous les feuilles, au cœur de la forêt, on a enterré les sacs qui contenaient sa tête, ses pieds et ses mains... » 57.
5. « L’autre face du monde : à propos d’Anne-Marie Garat. » Women in French Studies 18 (2010) : 83-100.
6. Elisabeth a été engendrée par Looa.
7. A l’instar d’A.S. Byatt dans Morpho Eugenia, Anne-Marie Garat se joue bien entendu ici de l’anagramme insecte / inceste.