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Pour une (re-)lecture des rébellions touarègues au Mali: mémoires et représentations dans l’assemblage politique touareg

Pages 195-214 | Published online: 14 May 2019
 

RÉSUMÉ

Les relations entretenues entre certaines communautés touarègues et l’État malien sont conflictuelles, et ce, dès l’obtention de l’indépendance du Mali. Les rébellions touarègues et les répressions successives commises par les représentants de l’État ont accentué les ressentiments de part et d’autre et nourri des mémoires alimentant les potentialités de conflit. Cet article souhaite se pencher sur les enjeux de mémoires qui sont une dimension clé pour comprendre les dynamiques conflictuelles entre les communautés touarègues et l’État malien. Dans cet article, l’emphase sera mise sur les représentations des élites politiques touarègues. Les mémoires et représentations des élites politiques touarègues participent à définir “l’assemblage politique touareg” que nous conceptualisons dans le présent article. Le matériel empirique a été majoritairement collecté lors d’un terrain de recherche au Mali, réalisé de novembre 2016 à février 2017. Il se compose principalement d’entrevues semi-dirigées et de discussions avec des élites politiques touarègues.

ABSTRACT

The relations between certain Tuareg communities and the Malian state have been conflictual ever since Mali gained independence. The Tuareg rebellions and the successive repressions committed by representatives of the state have accentuated resentments on both sides and stoked the memories fuelling the potential for conflict. This article intends to examine the issue of memories that are a key dimension in understanding the conflict dynamics between the Tuareg communities and the Malian state. This article will focus on the representations of the Tuareg political elites. The memories and representations of those elites play a part in defining the “Tuareg political assemblage” that is conceptualised in the present article. The empirical material was largely gathered during fieldwork undertaken in Mali from November 2016 to February 2017. It consists principally of semi-structured interviews and discussions with the Tuareg political elites.

Déclaration

Aucun conflit d’intérêt potentiel n’a été rapporté par l’auteur.

Remerciements

Cet article est une version remaniée, densifiée et amendée d’un working paper publié par l’auteur sous la forme d’un rapport au Centre Francopaix en 2018: “De la ‘question touarègue’ aux mémoires du conflit: pour une réconciliation malienne”. L’auteur remercie le Centre Francopaix d’avoir publié le rapport de retour de terrain. Il remercie enfin son directeur de thèse, le Professeur Cédric Jourde, ainsi que les évaluateurs anonymes pour leurs précieux commentaires sur les différentes versions du présent article.

Notes

1. Iyad Ag Ghali est un des leaders de la rébellion touarègue des années 1990. Il bénéficie donc d’une aura et d’une légitimité encore d’actualité au sein de nombreuses franges de la communauté touarègue, notamment au sein de la tribu des Ifoghas. Son engagement dans la voie d’un Islam conservateur et salafiste au cours des années 2000 est inexplicable pour la plupart des Touaregs interrogés. Toutefois, les liens d’allégeance préexistants et de solidarité entre tribus touarègues ont amené Iyad Ag Ghali à être soutenu par de nombreux jeunes Touaregs du nord du Mali lors de la création de son groupe Ansar Dine en 2012, particulièrement dans la région de Kidal. Parallèlement à cela, il est parvenu à recruter dans certains milieux radicalisés des différentes communautés au nord et au centre du Mali et de bénéficier de l’aide d’AQMI et du MUJAO. Ag Ghali s’inscrit donc à la fois dans la continuation des revendications touarègues passées, tout en ayant épousé la voie du jihad, entretenant des relations avec des groupes jihadistes transnationaux. Pour appréhender la réalité trouble d’Ansar Dine, voir International Crisis Group (Citation2012) et Bencherif et Campana (Citation2017).

2. Les relations entretenues avec les autres communautés, tels que les Arabes et les Songhaïs, seront ici brièvement abordées.

3. La révolte est entendue dans le présent article comme soudaine, non organisée et en réaction immédiate à des actions perpétrées a contrario de la rébellion considérée comme réfléchie, préparée et organisée.

4. Je suis par conséquent particulièrement reconnaissant à la MISAHEL d’avoir accepté de m’accueillir au sein de l’équipe.

5. Pour éviter des lourdeurs dans le texte, le terme “élites touarègues” sera parfois préféré.

6. Terme tamasheq qui est une adaptation du mot “chômeur” en français. Il est utilisé pour qualifier les jeunes chômeurs touaregs du Mali et du Niger s’étant exilés économiquement après les sécheresses des années 1970 et 1980, et parfois aussi pour des raisons politiques. Ces ishumar se sont exilés principalement en Libye, mais aussi en Algérie. Par delà, ce statut social originel, une culture Teshumara se constitue, se distançant de l’ordre politique local et des rapports de force de l’élite “traditionnelle” et des logiques de catégorie statutaire associée. Toutefois, les ishumar véhiculent aussi une lecture romantique et revisitée d’un ordre touareg ancien et donc redéfinissent une lecture de la “tradition” (Bourgeot Citation1990; Lecocq Citation2010).

7. Cette définition était partagée par la plupart des élites touarègues questionnées au Mali, lorsque leur statut et leur rôle au sein du monde touareg étaient évoqués, particulièrement dans l’usage fréquent du mot “cadre.”

8. À l’intérieur des groupes touaregs identifiés, il y a des trajectoires individuelles qui varient et qui ne se résument pas exclusivement aux tendances énoncées dans la présente étude.

9. Lahda est le nom d’un lait en poudre algérien.

10. Les “confédérations” les plus mentionnées par mes interlocuteurs touaregs étaient celles de l’Ajjer, de l’Aïr, de l’Ahaggar, de l’Adagh et celle des Iwellemmedan. Un des évaluateurs de l’article souligne qu’il n’y avait pas nécessairement d’organisations politiques qualifiables de “confédérations” dans les quatre massifs montagneux cités. À mon avis, il s’agit vraisemblablement d’une reconstruction a posteriori d’une vision de l’ordre politique touareg par les élites touarègues, notamment influencés par les écrits de chercheurs occidentaux énonçant une pensée systémique et unifiante du monde touareg.

11. Le tamasheq étant la langue touarègue parlée au Mali. Il existe de très nombreux dialectes et variations, notamment dans la prononciation.

12. Pour une lecture distancée et critique de l’œuvre de Claudot-Hawad, voir Casajus (Citation1993).

13. L’Azawad est un terme qui a évolué. Comme l’énonce Grémont (Citation2010, 432): “Au sens strict, cette appellation désigne la vaste plaine qui s’étend au nord du fleuve Niger, de Tombouctou à Bourem à peu près.” Le terme s’est par la suite étendu pour qualifier plus généralement l’ensemble du nord du Mali au cours des années 1990. Depuis les années 1990, les groupes rebelles touaregs (et aussi milices arabes) revendiquent l’Azawad comme un espace politique correspondant aux régions du nord du Mali. Une historicisation de la notion a été ébauchée par Poupart (Citation2017, 98–99). La réalité “culturelle” de l’Azawad a été reconnue et consacrée dans le préambule du Pacte national et au sein de l’Accord d’Alger de 2015. Toutefois, la notion est toujours sujette à débat, notamment dans le rapport de la Conférence d’entente nationale qui s’est tenue du 27 mars au 2 avril 2017 (Dia Citation2017).

14. La confédération des Iwellemmedan s’était par contre divisée en deux au XVIIIème siècle: les Iwellemmedan Kel Ataram et les Iwellemmedan Kel Denneg. Il faut donc nuancer le caractère de cette domination et prendre en compte les fragmentations et les variations dans l’influence des Iwellemmedan au cours de cette période précoloniale.

15. Le terme “tribu” est, dans le cas des Touaregs, une réadaptation par le colonisateur du terme émique de tewsit (plur. tewsiten). Pour une discussion autour de la réinterprétation et des modifications des structures politiques touarègues à l’époque coloniale, voir Lecocq (Citation2010) et Boilley (Citation1999).

16. En référence au tribut payé pour bénéficier de la protection des tribus dites nobles (Bourgeot Citation1990).

17. Certaines élites politiques touarègues ont entretenu un rapport trouble d’inclusion/exclusion des communautés touarègues noires dans leur entendement du monde touareg. Les termes employés sont le plus souvent “Bella,” terme Songhaï, ou “Iklan” (“Akli” au singulier) et non “Touareg noir,” dans l’espace privé. Ils réfèrent au statut d’esclaves passés de leurs ancêtres. Bien qu’affranchis, ce rappel d’origine dans ce nom participe à réifier et renforcer les catégories statutaires existantes, ou tout du moins leurs reliquats dans les imaginaires locaux.

18. Ce constat est aussi relevé par un des évaluateurs de l’article qui invite à un éclaircissement sur cette observation qu’il a aussi remarqué lors d’entretiens avec des Touaregs francophones. Cette utilisation a priori surprenante des termes de “races” et d’“ethnies” vient peut-être aussi préciser nos difficultés en tant que chercheur à retranscrire et saisir le sens des termes polysémiques tamasheq en français. Certaines logiques au sein de l’ordre politique touareg n’ont vraisemblablement pas encore été parfaitement éclairées (Lecocq Citation2005, 44–45). J’invite à se référer à l’ouvrage de Hall (Citation2011) pour une discussion sur les identités de “races” et d’“ethnies” et leurs évolutions historiques en Afrique de l’Ouest.

19. Il ne s’agit donc pas d’une liste exhaustive, ni même d’une tentative, sachant que les tewsiten sont des structures modulaires. Les individus peuvent se rattacher à différentes tewsiten mobilisant une spatialité ou logique lignagère en fonctions de leurs interlocuteurs.

20. Terme similaire et interchangeable avec celui de “confédération.” Il m’apparait couvrir une réalité plus importante que celle de tribu.

21. Si l’épisode de 1916 est très mobilisé par les élites touarègues pour aborder la rébellion de Fihrun, celui-ci a été en conflit avec les troupes coloniales sur une période plus longue (Fuglestad Citation1973).

22. Quelques jeunes Touaregs de cette communauté se retrouvent dans les rébellions suivantes. Très peu nombreux, leurs trajectoires suivent vraisemblablement des logiques plus individuelles.

23. Plusieurs lettres semblent avoir été écrites par lui entre 1957 et 1958. Toutefois, Mohamed Mahmoud Ould Cheikh militait vraisemblablement plus pour la structure sociale de l’OCRS que pour une indépendance stricto sensu (Lecocq Citation2010, 55–57). C’est ce qui semble le démarquer de Mohamed Ali ag Attaher, un leader Kel Ansar, et qui peut expliquer l’animosité entre les deux hommes (Hall Citation2011, 276–315).

24. Singulier d’Idnan.

25. Le crime de génocide et la Shoah sont dès lors étroitement associés pour raconter les crimes généralisés et intentionnels réalisés par les représentants de l’État malien. À noter qu’il n’y a qu’un incident relevé par Ag Baye et Bellil (1986, 74) vis-à-vis d’une personne brûlée vive (Silla) par l’armée malienne. Il est par ailleurs difficile de vérifier s’il y a eu d’autres schémas similaires entre 1963 et 1964 avec les sources actuelles disponibles. L’emploi du mot “génocide” est toutefois fréquent dans le vocable des rebelles par rapport à cet épisode passé.

26. Le Front islamique arabe de l’Azawad (FIAA) recrutait dans son cas dans les communautés arabes et maures du nord du Mali et était aussi signataire de l’Accord de Tamanrasset.

27. On peut par exemple être “gens des dunes” et appartenir à une “population noire” etc….

28. Ce propos est aussi tenu par certaines élites politiques à Bamako au sujet des communautés du nord du Mali, plus particulièrement vis-à-vis des Touaregs de Kidal.

29. La famille de la chefferie correspond à la fraction des Kel Afella. Le défunt Ag Bahanga appartenait à la fraction Ifergoumessen et Ag Ghali appartient à la fraction Kel Ireyakkan (Wikileaks Citation2008a).

30. Ces dynamiques demeurent peu explorées, à l’exception de quelques études telles que celles de Lecocq et Klute (Citation2013) et Lecocq et Schrijver (Citation2007).

Additional information

Funding

Ces travaux ont reçu le soutien du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada [767 2015 1494].

Notes on contributors

Adib Bencherif

Adib Bencherif est doctorant en science politique à l'Université d'Ottawa. Sa thèse met l'emphase sur une étude comparée des récits des élites touarègues au Mali et au Niger. Il est chercheur associé au Centre interdisciplinaire sur l'Afrique et le Moyen-Orient (CIRAM) de l'Université Laval et au Centre Francopaix de la Chaire Raoul-Dandurand de l’UQAM. 

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