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RÉSUMÉ
La crise de 1968 au Sénégal s’est inscrite dans un contexte particulier: la fermeture du champ politique institutionnel et la présence tutélaire de l’ancienne puissance coloniale, notamment au plan culturel. Favorisée par l’atmosphère des Global Sixties, la révolte étudiante de 1968 s’est propagée à d’autres secteurs, notamment les syndicats de travailleurs. Ayant ébranlé le régime de Senghor, elle a ensuite donné naissance à une nouvelle génération militante qui, durant la décennie 1970, a combattu ce dernier dans une perspective révolutionnaire. Cette contestation multisectorielle explique l’ouverture politique concédée avec l’arrivée d’Abdou Diouf en 1981. En outre, les militants de cette gauche radicale ont été à l’origine de l’émergence d’une “société civile” au cours des années 1980-90. Néanmoins, par la suite, la dynamique historique de cette gauche révolutionnaire s’est épuisée alors que, paradoxalement, on retrouve dans l’actuelle classe politique, un nombre relativement important de figures qui en sont sissues.
ABSTRACTs
The 1968 crisis in Senegal took place in a particular context: the closure of the institutional political field and the tutelary presence of the former colonial power, particularly at the cultural level. Favoured by the atmosphere of the Global Sixties, the student revolt of 1968 spread to other sectors, notably workers’ unions. Having rocked Senghor’s regime, it then gave rise to a new generation of activists who, during the 1970s, fought this regime from a revolutionary perspective. This multisectoral contestation explains the political openness conceded with the arrival of Abdou Diouf in 1981. Furthermore, the militants of this radical left were behind the emergence of a “civil society” during the 1980–1990s. However, the historical dynamic of this revolutionary Left has subsequently exhausted itself while, paradoxically, in the current political class a relatively large number of figures who emerged from it can be found.
Déclaration
Aucun conflit d’intérêt potentiel n’a été rapporté par l’auteur.
Notes
1. L’expression “années 1968” aurait été initiée par un sociologue: Bernard Lacroix, “Les jeunes et l’utopie: transformations sociales et représentations collectives dans la France des années 1968,” Mélanges offerts au professeur Jacques Ellul, Paris, PUF, 1983, 719–42) et signifierait pour les historiens qui l’ont reprise une intention de dépasser la dimension événementielle de mai 1968 pour l’inscrire dans une (relative) longue durée. Cf. Robert Frank, “Introduction,” dans Dreyfus-Armand et al. Citation2000, 13–21). Dans le même sens, voir Blum, 2018.
2. Voir le titre d’un article de presse disponible en ligne: “Les post-soixante-huitards sont au pouvoir: La Gauche à la droite de Macky” (Xalima News Citation2013).
3. Pour ne donner qu’un exemple de cette méconnaissance, dans la biographie de référence de Senghor, le court passage consacré aux “années 1968” contient un nombre élevé d’erreurs et d’approximations sur les faits, les personnages et les dates (Vaillant Citation2006, 386). L’auteure opère manifestement une confusion entre les événements de 1968 et ceux de 1973. Ainsi la phrase de Senghor sur les étudiants “téléguidés de l’étranger” prononcée en 1968 est reliée à cette seconde séquence. On dit aussi que c’est à cette occasion que Senghor a fait appel à l’armée pour rétablir l’ordre alors que c’est en 1968. Il y a aussi une confusion entre Omar Blondin Diop mort “en prison dans des conditions suspectes” à la prison de Gorée en mai 1973 et l’un de ses frères ayant été arrêté en possession de cocktails Molotov lors du passage du cortège de Georges Pompidou en visite, puisque Omar Blondin Diop avait été arrêté au Mali en 1972 puis extradé vers le Sénégal.
4. C’est dans ce contexte que des débats ont pu avoir lieu, sur la question du rôle de la paysannerie laquelle, d’un strict point de vue marxiste, ne fait pas partie du prolétariat ou encore sur les alliances à nouer avec d’autres forces sociales dans le cadre de la lutte contre le colonialisme et le néocolonialisme (Ly Citation1956; Diop Citation1972).
5. En Casamance, Assane Seck (1919–2012), le leader local du PRA ayant été un des hommes politiques majeurs de la vie politique locale des années 1950, le parti a pu bénéficier d’une forte implantation dans la région de Ziguinchor (Foucher Citation2002, 150–61). Dans le cas du PAI, c’est dans la ville de Saint Louis que la dynamique populaire en faveur de ce parti a été la plus forte et où il avait des chances d’emporter la mairie en juillet 1960 si le scrutin s’était déroulé dans des conditions normales (Bianchini Citation2016).
6. À l’appui de cette assertion, on peut rappeler l’existence de nombreux textes de Senghor qui constituent le corpus idéologique du senghorisme que l’on retrouve dans la série de tomes publiés sous les titres de: Liberté I, Liberté II, Liberté III, Liberté IV et Liberté V aux éditions du Seuil.
7. Signe à la fois de la centralité du marxisme et de la relative ouverture du régime, dans le quotidien national (Le Soleil), il était alors possible de publier un point de vue contraire se réclamant du “matérialisme historique” de Marx comme en témoigne les souvenirs du philosophe Abdoulaye Elimane Kane (Kane Citation2014, 171–75).
8. En ce qui concerne Abdoulaye Ly (1919–2013), on peut renvoyer à la plupart de ses ouvrages, notamment à son ouvrage qui aborde la question des classes sociales (Les masses africaines et l’actuelle condition humaine, 1956) tandis que dans le cas de Cheikh Anta Diop (1923–1986), une étude spécifique a montré en quoi la référence au matérialisme historique est bien présente dans sa démarche (Diop Citation2007b, 145–74). Voir aussi le propos critique en introduction de son ouvrage-phare (Nations nègres et culture) au sujet de “l’intellectuel qui a oublié de soigner sa formation marxiste” (Diop Citation[1954] 1979, 18).
9. Selon un document inédit publié à l’occasion de la réédition de l’ouvrage d’Abdoulaye Bathily, c’est le chef d’état-major de l’armée, Jean Alfred Diallo, qui aurait dicté au président Senghor l’agenda de sortie de crise en échange de son soutien (Bathily Citation2018).
10. Le contexte événementiel de 1968 a été utilisé par la littérature sénégalaise dont certains auteurs sont issus de cette génération soixante-huitarde. Voir notamment le roman de Boubacar Boris Diop : le temps de Tamango (Diop, Citation1981).
11. Cette histoire est relatée de manière détaillée dans une autre publication (Bianchini Citation2019).
12. L’émotion causée – non seulement au Sénégal mais aussi en France – par cette mort suspecte a mis le régime dans une position défensive. Il a édité un “livre blanc” sur cet événement présenté officiellement comme un “suicide” (Ministère de l’Information et des Relations avec les Assemblées du Sénégal Citation1973). Sur celle de Landing Savané, il existe une notice biographique détaillée sur le site de l’organisation And Jëf/PADS-Authentique (And Jëf Citation2018). Une étude récente retrace cet itinéraire militant singulier (Bobin Citation2020). Une exposition a été consacrée en 2018 au centre Beaubourg à Paris à la figure d’Omar Blondin Diop (Meessen Citation2018).
13. Cheikh Anta Diop (1923–1986), après avoir été le président de l’association des étudiants du RDA au début des années 1950 à Paris, à son retour au Sénégal a lancé le Bloc des masses sénégalaises (BMS) en 1961, une formation interdite en 1963. Une autre tentative menée avec d’anciens partisans de Mamadou Dia, le Front national sénégalais, a connu le même épilogue en 1964–1965 (Rassemblement national démocratique Citation1999).
14. La censure politique de l’époque durant ces années 1970 s’abritait derrière des prétextes linguistiques à l’initiative directe du chef de l’État qui visait certains de ses opposants “crypto-personnels” comme il aimait les qualifier; c’est ainsi qu’il a fait interdire le film Ceddo de Sembène Ousmane ou encore le journal Siggi de Cheikh Anta Diop au nom d’une transcription contestée par ses opposants – Senghor utilisait la transcription ancienne des missionnaires tandis que ses adversaires celle de la linguistique moderne. Le journal – dont le titre signifiait “se relever” en wolof – a fini par paraître ensuite sous le nom de Taxaw – ce qui veut dire “debout.”
15. En 1978, la grande majorité des formations de la gauche non légale (RND, PAI-Sénégal, Ligue démocratique, And Jëf, …) s’étaient retrouvées au sein de la Coordination de l’opposition sénégalaise unie (COSU) en 1978.
16. Un autre indice de cette montée en puissance de AJ à cette époque est le ralliement en 1981 d’une figure intellectuelle et politique importante du Sénégal contemporain, en la personne d’Abdoulaye Ly.
17. A partir du tournant de la fin des années 1980, l’évolution est allée dans le sens d’une “institutionnalisation” de la “politique du conflit” (Tilly and Tarrow Citation2008, 217–23) avec l’intégration des leaders de la gauche soixante-huitarde à la classe politique mais aussi, à bas bruit, chez certains militants, un processus de repli en direction notamment de la spiritualité religieuse.
18. Ainsi au mois de juillet 2017 est apparue au sein de la LD-MPT une scission qui s’est intitulée “LD debout,” emmenée par un certain nombre de membres de la direction qui ont reproché à l’organisation de s’être dévoyée dans le soutien au gouvernement actuel au seul bénéfice de quelques personnalités ayant des postes au sein de cabinets ministériels.
19. “Une dizaine de ministres dans le gouvernement du Premier ministre Abdoul Mbaye, plus de trente directeurs généraux, présidents de Conseils d’administration, ministres-conseillers, conseillers et un secrétaire général à la présidence de la République” seraient issus de cette gauche post-soixante-huitarde à l’issue de l’arrivée au pouvoir de Macky Sall en 2012 (Xalima News, jam. cit). Au sein de ce phénomène d’ “entrisme,” une organisation comme la Ligue communiste des travailleurs (LCT), née en 1976 dans la clandestinité et affiliée au trotskisme de tendance “lambertiste,” semble avoir joué un rôle particulier puisqu’en sont issus deux conseillers à la présidence du régime actuel (Doudou Sarr et Mahmoud Saleh), une premier ministre de 2013 à 2014 (Aminata Touré) et le numéro 2 du PDS (Oumar Sarr) derrière Abdoulaye Wade, rallié récemment à Macky Sall et devenu ministre à la fin de l’année 2020.
20. Voir le numéro spécial du mensuel, Patrimoine, n° 10, septembre 2019 ou encore le site xarebi.net.
21. Enregistrement personnel.
22. Les références à la pensée et surtout à la figure de Cheikh Anta Diop ont mieux survécu parmi les nouvelles générations parce qu’elles évoquent le panafricanisme, le “nationalisme culturel” voire l’“afrocentrisme” qui continuent à nourrir l’imaginaire politique de ces générations actuelles.
23. Un slogan en wolof que l’on peut traduire par “Ma carte! Mon arme!”
Additional information
Notes on contributors
Pascal Bianchini
Pascal Bianchini est titulaire d’un doctorat de troisième cycle en études africaines et d’un doctorat de sociologie. Ancien chercheur associé au Centre d’études d’Afrique noire (CEAN) de Bordeaux, puis au laboratoire Sociétés en développement – études transdisciplinaires (SEDET) de Paris VII, il est actuellement chercheur indépendant basé à Dakar. Après avoir étudié les politiques scolaires et les mouvements sociaux liés aux enjeux scolaires (École & Politique en Afrique noire, 2004), la mobilité sociale liée à l’école (Scolarisation, mobilité sociale et genèse d’une société de classes au Burkina Faso, 2018), il s’intéresse maintenant aux expériences de militantisme révolutionnaire durant la période des années 1960–1970 en Afrique (voir le site www.revleftafrica.org).