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Section spéciale : La COVID-19 sur le secteur humanitaire, quels impacts et quelles pistes de solutions? / Covid-19 and the Humanitarian Sector: What Impacts, and What Possible Solutions?

Étude descriptive de l’agilité et de la résilience de l’humanitaire canadien au temps de la COVID-19

ORCID Icon
Pages 468-486 | Received 30 Jun 2021, Accepted 21 Feb 2022, Published online: 25 Apr 2022

RÉSUMÉ

Cet article propose d’étudier l’agilité et la résilience organisationnelles à travers les capacités d’absorption, de renouvellement et d’apprentissage dont ont fait preuve les organisations non gouvernementales (ONG) humanitaires canadiennes pour répondre à la pandémie de COVID-19. Les résultats de cette étude descriptive, réalisée grâce à la collecte de données primaires issues de dix entretiens semi-dirigés, démontrent que sauf pour quelques initiatives spécifiques à la COVID-19, les ONG humanitaires ont seulement mis en pratique leur gestion agile existante pour s’adapter constamment et poursuivre leurs activités.

ABSTRACT

This article proposes to study the agility and organizational resilience which Canadian humanitarian non-governmental organizations (NGOs) have displayed in response to the COVID-19 pandemic, through their capacity for absorption, renewal and growth. The results of this descriptive study, drawn from primary data collected during ten semi-structured interviews, reveal that aside from a few occasional initiatives specific to the COVID-19 crisis, humanitarian NGOs have merely put into practice their pre-existing agile management methods in order to constantly adapt to the situation and to maintain their operations.

This article is related to:
Apprendre en autonomie dans les camps de réfugiés : une proposition méthodologique pour capturer les perspectives communautaires sur l’enseignement, l’apprentissage et la technologie

Introduction

Comme pour tous les secteurs d’activités, la COVID-19 a inévitablement entraîné des répercussions sur le secteur humanitaire canadien que ce soit du point de vue national ou dans ses activités à l’international. Sur le territoire national, quelques exemples démontrent le renouvellement de l’humanitaire comme le fait que Médecins sans Frontières (MSF) ait tenté, pour la première fois, de répondre à des besoins en sol canadien (MSF Citation2020); le fait que la Croix-Rouge canadienne ait lancé une nouvelle initiative de « réserve humanitaire » en sens plus de ses volontaires habituels (Alalouf-Hall et al. Citation2020); ou encore que Médecins du Monde (MDM) ait transformé ses cliniques mobiles en télémédecine pour répondre aux besoins de populations marginalisées à Montréal (MDM Canada Citation2020). Dans le spectre international, les organisations non-gouvernementales (ONG) canadiennes ont essayé de poursuivre leurs efforts et de ne pas abandonner leurs partenaires locaux.

Dans n’importe quel secteur d’activité, la pandémie de COVID-19 est venue tester la résilience organisationnelle. Certains défis (confinement, arrêt des vols commerciaux, incertitude, etc.) ont perturbé les activités habituelles des ONG au Canada et ailleurs dans le monde. Elles ont entraîné un accroissement de la localisation de l’aide en s’appuyant davantage sur les effectifs locaux, sans intermédiaires, pour fournir l’assistance humanitaire (Brown Citation2021; Vielajus et Bonis-Charancle Citation2020).

Les ONG qui travaillent dans le domaine humanitaire sont connues pour faire preuve de résilience. Dans les dernières années, le secteur humanitaire en soi a délaissé quelque peu le paradigme traditionnel de l’humanitaire dunantiste (basé sur l’éthique humanitaire) pour laisser place à un discours basé sur la résilience ainsi que sur la localisation de l’aide; et cela est dû notamment aux innovations technologiques des dernières années comme le paiement numérisé ou encore l’utilisation de drones, ce qui a considérablement modifié le paysage de l’humanitaire (Hilhorst Citation2018). Il y avait donc, même avant l’émergence de la COVID-19, une tendance à vouloir responsabiliser les acteurs locaux pour qu’ils prennent en charge la réponse aux crises. Depuis le Sommet humanitaire d’Istanbul de 2016, un consensus a émergé sur la nécessité de respecter et de renforcer le leadership des acteurs locaux qui sont représentés par les autorités locales et nationales ainsi que les organisations de la société civile (Roepstorff Citation2020).

Cette étude vise à répondre à la question suivante: dans quelle mesure les acteurs humanitaires canadiens ont fait preuve d’agilité et de résilience organisationnelles depuis le début de la crise sanitaire dans leurs activités aux échelles nationale et internationale? Pour répondre à cette question et documenter les changements stratégiques et opérationnels des ONG canadiennes à l’international et à l'échelle nationale, des gestionnaires d’ONG canadiennes et d’autres acteurs du milieu ont été interrogés.

La première partie de cet article explore le contexte de la COVID-19 et son impact sur l’humanitaire en général et au Canada. Ensuite, nous définissons les grands thèmes de l’étude soit la résilience et l’agilité organisationnelles pour poser le cadre théorique. La section sur la méthodologie présente la collecte et l’analyse de données ainsi que les limites méthodologiques. La partie sur les résultats est divisée en trois principaux constats portant sur notre cadre analytique. Enfin, la discussion lie les résultats à la littérature sur la résilience et l’agilité organisationnelles.

La crise de la COVID-19 et l’humanitaire

Le domaine de l’assistance internationale s’est vu affecté par la pandémie non seulement en raison de la perturbation des déplacements internationaux, mais aussi en raison des besoins croissants partout sur la planète. Brown (Citation2021) affirme que la pandémie a exacerbé la demande d’aide humanitaire en raison des effets socioéconomiques dévastateurs, mais en même temps celle-ci a entraîné une diminution du financement offert en raison de l’incertitude et du repli sur soi des États donateurs. La COVID-19 a aussi causé bon nombre d’autres conséquences comme une diminution de la capacité à déployer et mettre en œuvre des activités sur le terrain en raison de la suspension des activités non essentielles, une augmentation du travail à distance et une réorganisation des pratiques organisationnelles, des activités de suivi et d’évaluation à distance et une diminution des contacts avec les « bénéficiaires » des projets (CartONG et Groupe URD Citation2021).

Selon un sondage réalisé par l’ACAPS auprès de 95 organisations différentes dont 80 ONG, on a pu de noter que 56% des personnes répondantes ont dit que les mesures gouvernementales pour répondre à la COVID-19 avaient eu un impact important sur les opérations humanitaires (ACAPS Citation2020). Ce sondage a aussi mis en lumière le fait que 79% des répondants avaient diminué leurs déplacements internationaux et 78% avaient considérablement réduit leurs déplacements à l’intérieur des pays d'intervention. Les politiques de quarantaine, quant à elles, ont perturbé 85% des personnes sondées et la fermeture des frontières quelque 73%. Les principales adaptations qui ont été faites par les organisations sondées ont été la limitation des déplacements du personnel (83%), le rapatriement (28%), le travail à distance (93%), les mesures de quarantaines (47%), mais la suspension ou la mise à pied de personnel n’a représenté que 3% des réponses (ACAPS Citation2020, 5).

À l’échelle canadienne, Paras et al. (Citation2020) ont réalisé une étude similaire sur les impacts de la COVID-19 sur le secteur de l’aide internationale au pays, incluant le développement international et l’action humanitaire. L’équipe de recherche a noté que 39,7% des répondants, soit 60 organisations, avaient suspendu temporairement leurs programmes en début de crise en raison des restrictions de voyage et des consignes de santé publique. Les domaines les plus impactés ont été l’éducation, l’égalité des genres et l’environnement ce qui correspond davantage à une programmation de développement, donc ce pourcentage n’est pas spécialement représentatif de notre objet de recherche sur l’humanitaire. Ce sont 18,5% des organisations, soit 28, qui ont suspendu temporairement des employés (Paras et al. Citation2020, 30). L’étude expose qu’il y a eu une diminution notable du financement pour les organisations, de l’ordre de 26,4% en moyenne en mars 2020 (Paras et al. Citation2020, 24). De plus, cette recherche (Citation2020, 36) rapporte que même si 53,6% des répondants ont dit avoir lancé de nouvelles initiatives de financement en réponse à la COVID-19, celles-ci n’ont pas permis de combler les pertes subies.

Enfin, en début de pandémie, l’IASC (Citation2020) a publié une note d’orientation provisoire sur la localisation et la réponse à la COVID-19. On y mentionnait l’importance des acteurs locaux dans les opérations humanitaires. En fait, tous les réseaux et groupes aux intérêts spécifiques (femmes, jeunes, autochtones, groupes religieux, groupes de défense des droits de la personne, etc.) doivent être impliqués dans la réponse aux crises pour rejoindre les personnes les plus vulnérables (IASC Citation2020). L’implication de ces derniers devrait se faire par des partenariats responsables qui intègrent des accords plus flexibles. Brown (Citation2021) et Paras et al. (Citation2020) ont noté que les restrictions de voyage ont eu pour effet de s’appuyer davantage sur les organisations locales ce qui a contribué à accroître le mouvement de localisation de l’aide.

Résilience organisationnelle: vers une définition

La résilience est un concept de plus en plus présent dans le domaine du développement international et de l’action humanitaire (Maltais Citation2019). La résilience se définit généralement comme « la capacité d’une personne ou d’un système à se remettre d’un choc et à demeurer relativement stable malgré un environnement turbulent » (Therrien Citation2010, 155). Il s’agit d’un concept multidimensionnel qui n’a pas une définition universelle, mais qui consiste en la capacité d’une entité (individu, organisation, collectivité, système ou autre) à anticiper et répondre promptement à l’adversité en préservant des fonctions relativement normales (Almedom Citation2008).

Initialement théorisé dans le domaine de la physique pour expliquer la capacité d’un objet à retrouver sa forme initiale après un choc ou une pression continue, le concept de résilience a été transféré à d’autres domaines (Dauphiné et Provitolo Citation2007). Pour sa part, Holling (Citation1973) a théorisé le concept en démontrant la résilience des écosystèmes qui sont non seulement capables d’absorber un choc pour revenir à l’état initial, mais qu’ils peuvent également s’y adapter, se renouveler et se transformer en faisant preuve de flexibilité pour dépasser l’état initial. La genèse de la résilience rapporte donc deux grandes approches soit celle en physique et la version plus écologique (Maltais Citation2019). Dans la présente recherche, la deuxième approche est défendue puisque la capacité d’adaptation et de renouvellement de l’humanitaire sera étudiée et qu’il ne s’agit pas seulement de revenir à l’état initial.

Au sujet des organisations, Therrien (Citation2010) rapporte que la résilience peut aussi être vue comme la capacité des organisations à maintenir une flexibilité dans la gestion de leurs ressources pour pouvoir faire face à l’inattendu, mais aussi la capacité d’apprentissage pour tirer des leçons de l’expérience. Kantur et Say (Citation2015, 460) ont ciblé les éléments les plus communément acceptés quand on parle de résilience organisationnelle comme la capacité financière, l’aptitude à développer un plan B, la force humaine, le contrôle des risques, l’expérience, l’intégrité ou encore le fait d’être bien préparé – pour ne nommer que ceux-là. Pour Bégin et Chabaud (Citation2010), la résilience organisationnelle implique deux approches: (1) une approche défensive qui se met en place dès que l’événement survient grâce à la mise en œuvre d’une stratégie de gestion des risques; (2) une approche proactive qui se traduit par l’ingéniosité et la créativité pour mettre en œuvre de nouvelles solutions lui permettant de se régénérer.

Pour leur part, Burnard, Bhamra, et Tsinopoulos (Citation2018) ont développé une matrice de résilience organisationnelle. Pour eux, les organisations qui sont les mieux préparées et qui ont une plus grande adaptabilité sont considérées comme axées sur la résilience. Leurs principales forces sont la flexibilité, la préparation et la capacité d’apprentissage. Celles qui ont une grande capacité d’adaptation, mais font preuve de peu de capacités d’adaptation sont plutôt concentrées sur les processus. Elles sont préparées pour la plupart des éventualités, mais leur rigidité a tendance à miner l’habileté à réagir promptement. Les organisations peu préparées, mais dotées d’une grande capacité d’adaptation seront en mesure d’improviser des réponses rapides à des événements impromptus, mais seront fortement dépendantes des ressources. Enfin, les organisations rigides et réactives plutôt que proactives sont plus vulnérables puisqu’elles dépendent plus de la résilience individuelle des ressources humaines que de la résilience organisationnelle. Comme mentionné par Maltais (Citation2019), il n’existe pas un modèle précis permettant de mesurer la résilience et sa finalité, mais il est possible d’analyser qualitativement le degré de résilience organisationnelle.

Agilité organisationnelle: mise en contexte

Les réflexions sur l’agilité organisationnelle ont commencé au début des années 1990 pour développer un modèle de gestion pouvant offrir « une réponse adaptée et adaptable à la nature imprévisible, complexe et turbulente de l’environnement auquel est confrontée la majorité des entreprises contemporaines » (Charbonnier-Voirin Citation2021, 3). Elle a donc été développée comme une réponse stratégique aux contextes changeants (Barzi Citation2011). Même s’il n’y a pas de définition consensuelle du concept, on peut dire qu’elle se résume en « la volonté de mettre en place une organisation permettant d’agir efficacement face aux aléas de son environnement, de s’adapter rapidement et continuellement grâce à un temps de réaction très réduit, d’anticiper les changements et de les saisir comme des opportunités tout en misant sur l’innovation et de pouvoir bénéficier d’un apprentissage continu » (Zentar, Ilahyane, et Douari Citation2020, 56). Le concept est habituellement utilisé dans le domaine industriel ou informatique à travers trois capacités qui peuvent se résumer ainsi: une capacité de réponse rapide, une capacité de lecture des marchés (veille et innovation) et l’intégration de l’apprentissage organisationnel (Charbonnier-Voirin Citation2021). Ces trois composantes seront adaptées dans notre cadre d’analyse. L’agilité organisationnelle se retrouve aussi dans la réactivité face à un choc et le fait d'être proactif dans la préparation à d’éventuelles perturbations de l’environnement. De son côté, l’agilité organisationnelle se manifeste par la capacité d’une organisation à maintenir une certaine croissance dans un environnement changeant (Barzi Citation2011), comme lors d’une crise comme la COVID-19.

Selon Champagne, Gaudreault, et Moira (Citation2020), les problématiques complexes à gérer nécessitent une approche de gestion adaptée et flexible. La gestion agile au sein des organisations permet assurément de mieux répondre aux changements fréquents. Ce type de gestion repose sur l’expérimentation active et l’apprentissage (Champagne, Gaudreault, et Moira Citation2020; Kapucu et Sadiq Citation2016). Le degré d’adaptabilité et de flexibilité dépend d’une organisation à l’autre. La gestion des activités humanitaires en pleine pandémie est un processus complexe.

En résumé, la résilience organisationnelle représente le degré de préparation et les outils qui contribuent à une meilleure réponse à une crise et à la capacité de rebondir face à l’inattendu (Bégin et Chabaud Citation2010; McManus et al. Citation2008). L’agilité organisationnelle, quant à elle, correspond à un changement dans le type de bureaucratie, c’est-à-dire un modèle bureaucratique qui encourage la flexibilité et l’adaptabilité des méthodes de gestion et de prise de décision pour faire face à un environnement changeant (Dyer et Shafer Citation1998).

Les principales capacités pour mettre en œuvre l’agilité organisationnelle et renforcer la résilience organisationnelle sont présentées dans la .

Figure 1. Modèle d’agilité et de résilience organisationnelles, adapté de Bégin et Chabaud (Citation2010); Burnard, Bhamra, et Tsinopoulos (Citation2018); Charbonnier-Voirin (Citation2021); Weick et Sutcliffe (Citation2007)

Figure 1. Modèle d’agilité et de résilience organisationnelles, adapté de Bégin et Chabaud (Citation2010); Burnard, Bhamra, et Tsinopoulos (Citation2018); Charbonnier-Voirin (Citation2021); Weick et Sutcliffe (Citation2007)

Ces trois capacités serviront de variables pour l’analyse des résultats. En étudiant l’agilité des organisations humanitaires pendant la COVID-19, il sera possible d’avoir un portrait de leur résilience organisationnelle.

Méthodologie

Contexte et approche

Cette recherche qualitative constitue une étude descriptive qui permettra de se familiariser avec le sujet, de formuler des pistes de recherche pour le futur et de générer de nouvelles idées. Cette étude cible les organisations humanitaires canadiennes qui œuvrent à l’échelle internationale et nationale. Des ONG actives pendant la COVID-19 ainsi qu’un réseau d’ONG et la division humanitaire d’Affaires mondiales Canada (AMC) ont été approchés.

Collecte de données

Afin d’obtenir des données primaires, dix entretiens semi-dirigés ont été réalisés entre septembre 2020 et avril 2021, auprès de personnes œuvrant dans le secteur humanitaire canadien. Celles-ci étaient principalement des gestionnaires d’ONG humanitaires, mais deux autres organisations ont participé, soit Coopération Canada en tant que représentante de nombreuses ONG canadiennes et la direction des affaires humanitaires d’AMC comme bailleur de fonds principal. Il s’agit d’un échantillon de convenance qui ne permet pas de généraliser les résultats. Nous avons volontairement ciblé et contacté des ONG humanitaires d’une certaine envergure et membres du Réseau d’intervention humanitaire du Canada mieux connu sous son appellation anglophone Humanitarian Response Network (HRN). Au total, quinze organisations ont été contactées. Les critères d’inclusion des personnes participantes étaient: (1) être un ou une gestionnaire; (2) œuvrer au sein d’une organisation humanitaire canadienne; (3) accepter volontairement de participer à un entretien semi-dirigé virtuel.

Les huit ONG qui ont accepté volontairement de répondre à nos questions sont: Action contre la faim, la Croix-Rouge canadienne, Développement & Paix, Islamic Relief, Médecins du Monde, Médecins sans frontières, Mission Inclusion et Save the Children. Certains de ces entretiens ont servi à documenter un article rédigé pour la revue Alternatives Humanitaires (Alalouf-Hall et al. Citation2020). Deux personnes ont également pu fournir des données primaires au sujet des défis généralement rencontrés par l’ensemble des organisations membres du HRN puisque leurs organisations sont membres du comité de direction. Tous ces entretiens ont été menés via le logiciel Zoom, en français ou en anglais, et ont duré entre trente et soixante-quinze minutes. Par souci de confidentialité, les résultats ne cibleront pas spécifiquement les organisations. Des codes ont été attribués aléatoirement aux entretiens.

Analyse de données

Pour analyser les données, nous avons catégorisé le contenu selon les thèmes sélectionnés dans le cadre théorique, à savoir les trois capacités de la résilience organisationnelle soit l’absorption, le renouvellement et l’apprentissage. Pour chacune de ces catégories, des codes ont été ciblés. Le ci-dessous présente les catégories et codes retenus:

Tableau 1 : Cadre d’analyse des données adapté du cadre théorique

À travers la codification dans NVivo, il a été possible de voir l’occurrence de ces différents codes et dégager des phénomènes plus généraux au sujet de la résilience et l’agilité organisationnelles.

Qualité de l’analyse et limites méthodologiques

Même si une attention particulière a été portée à la méthodologie, certaines limites étaient hors de contrôle comme la volonté des organisations humanitaires à participer aux entretiens ainsi que la disponibilité et la qualité de la documentation. Les limites de l’analyse reposent donc premièrement sur un échantillon de convenance, donc une vision partielle de l’impact de la COVID-19 sur l’humanitaire canadien. Les 10 organisations rencontrées font toutes partie des 39 membres du HRN (HRN Citation2021) ce qui représente un échantillon de 25,6% des membres, ce qui est raisonnable pour une étude qualitative descriptive. Comme mentionné par Savoie-Zajc (Citation2006), il n’existe pas un critère de saturation théorique fixe. Enfin, une autre limite méthodologique est que la pandémie étant toujours en cours au moment de la collecte de données, il a parfois été difficile de dépasser les simples opinions pour aller chercher des données plus consistantes.

Résultats

Les résultats sont séparés en trois principaux constats qui respectent le cadre théorique présenté à la soit: la capacité d’absorption, la capacité de renouvellement et la capacité d’apprentissage.

Premier constat: Capacité d’absorption variable selon les organisations

Le maintien des fonctions normales a été variable en début de crise selon les organisations rencontrées, car « les trajectoires étaient inconnues à ce moment » (E6). À l’exception des organisations qui œuvraient déjà dans le secteur de la santé et qui avaient de l’expérience dans la gestion de crises sanitaires, toutes les autres organisations rencontrées ont mentionné avoir eu un peu de mal avec l’incertitude qui régnait en début de crise. Par exemple, une ONG a cessé ses activités pendant une seule semaine en mars tandis qu’une autre ONG l’a fait pendant quelques mois.

« Le fait d’être une organisation médicale nous a grandement aidés. Nous avons l’habitude de gérer des épidémies et nous avions des contacts étroits avec la santé publique dans nos pays d’intervention. Notre savoir-faire international a été intégré dans nos façons de faire nationales. Plusieurs n’ont pas cette expertise. Nous avons commencé les « Sit-rep » quotidiens dès le début. Tout le personnel non essentiel a été envoyé en travail à distance tout de suite. » (E3)

Les ONG rencontrées avaient toutes une réelle volonté de survivre. Celle-ci s’est traduite par le maintien du personnel en place. À l’exception de deux organisations interrogées où les employés ont dû demander la subvention salariale du gouvernement pendant trois mois, toutes les autres n’ont pas mis de personnel à pied. Certaines mesures ont été mises en place à l’initiative de la direction ou de volontaires dans l’organisation pour réduire intentionnellement le nombre d’heures de travail. Une organisation a par exemple choisi de faire travailler tout le personnel pendant 4 jours par semaine pendant 3 mois, tandis qu’une autre a décidé que seulement les cadres travailleraient à 4 jours par semaine pour ne pas précariser la situation des autres employés. Dans les activités à l’international, aucune organisation n’a mentionné de répercussions notables sur les emplois des organisations partenaires. Le personnel local a pu poursuivre ses activités et les adapter, comme nous le verrons dans la capacité de renouvellement. Quatre organisations ont parlé du rapatriement des personnes expatriées qui étaient à l’étranger. Mais, pour deux autres organisations interrogées, il y avait très peu voire une absence de personnel expatrié dans les pays d’intervention puisqu’elles encourageant déjà la localisation de l’aide. Un effet positif de la pandémie et du rapatriement des humanitaires des quatre coins du monde a été que des collaborations entre des organisations ont pu voir le jour. Par exemple, MSF et MDM ont partagé des listes de personnel intéressé et disponible pour intervenir au Canada dans les zones sensibles.

« La coordination a été très intéressante avec la Croix-Rouge pour faciliter le prêt de ressources humaines. Un sondage a été envoyé à toutes les ressources humaines au Canada pour savoir qui était disponible et nous avons pu partager cette liste avec la Croix-Rouge ». (E4 – Traduction libre)

Ces gens ont pu être embauchés sous contrat de la Croix-Rouge pour la réponse nationale, notamment dans l’appui aux résidences pour aînés et centres de soins de longue durée au Québec et en Ontario. Il s’agit d’une première collaboration aussi franche entre des ONG canadiennes en matière de partage de personnel. Les ONG avaient l’habitude de collaborer en matière de plaidoyer ou notamment à travers les appels conjoints pour la collecte de fonds via la Coalition humanitaire canadienne par exemple, mais pas nécessairement d’un point de vue des ressources humaines.

La volonté de survivre s’est aussi manifestée par la volonté de maintenir la programmation. Toutes les organisations rencontrées se sont rapidement adaptées aux mesures de la santé publique et ont mis en place du télétravail. Pour les organisations humanitaires, la programmation habituelle a été maintenue. Ce n’est pas comme l’arrêt total de la coopération volontaire qui a été remarqué dans le secteur du développement. Par exemple, une ONG a mentionné que.

« La cellule de crise, de gestion, la programmation et les projets n’ont pas été affectés. Aucun projet n’a été arrêté. Pas de changement dans la planification temporelle. Les relais locaux existaient déjà et étaient stables, nous avions de bons partenariats. Aucun rapatriement n’a été nécessaire, car il n’y a pas de personnel expatrié. » (E9)

D’autres organisations ont réacheminé des ressources aux pays pour les donner directement aux acteurs sur le terrain. « On a prôné le fait que les ONG locales étaient mieux placées pour répondre et que cela s’alignait avec le Grand Bargain » (E6). Cette même organisation a dit avoir utilisé une approche mixte, c’est-à-dire une réduction des activités selon le cas par cas et selon les pays et la suspension dans d’autres. Certains bureaux pays d’autres organisations ont été mis en mode dormant. « Il n’y a pas un endroit où on a dû annuler en raison de l’impossibilité d’y travailler. La pandémie ajoute à la difficulté d’accès au terrain, l’environnement est complexe, mais aucune activité n’a été arrêtée. » (E6)

Évidemment, la programmation a été perturbée par les difficultés en approvisionnement ou encore la présence terrain réduite ce qui a occasionné des retards. Les mesures de santé publique implantées ont aussi parfois décuplé certaines activités. Par exemple, une activité de sensibilisation qui regroupait habituellement une soixantaine de personnes devait maintenant être répétée avec des petits groupes ce qui nécessitait évidemment plus de ressources. En général, aucune nouvelle initiative n’a été lancée notamment en raison de l’absence de ressources et de nouveaux financements, sauf pour quelques organisations qui sont intervenues lors des urgences soudaines comme lors de l’explosion en août 2020 à Beyrouth au Liban. Selon une ONG,

« GAC a rapidement prévenu les ONG qu’il n’y aurait pas de financement spécifique COVID-19. Il y a eu une demande de ne pas ajouter d’éléments COVID-19 sur les projets en cours, mais les ONG ont dû en tenir compte et assumer les coûts supplémentaires. Il ne fallait pas changer la nature des projets. » (E9)

Toutes les organisations rencontrées ont rapidement modifié leurs façons de travailler pour travailler à distance. Toutefois, les organisations qui avaient déjà entamé un processus de numérisation des activités ont eu une plus grande facilité à faire la transition selon le discours des personnes rencontrées. D’ailleurs, aux dires de deux organisations, il s’agissait simplement d’une accélération d’un processus déjà bien entamé. Les activités à distance ont été plus difficiles pour certains partenaires locaux et c’est ce qui sera expliqué dans la prochaine section.

Deuxième constat: Capacité de renouvellement habituelle sans réelle innovation

En matière de programmation, les organisations ont demandé des extensions pour la durée des projets et du financement qui a été accordé par les bailleurs de fonds. L’interlocuteur d’AMC a confirmé qu’on a donné un maximum de flexibilité pour adapter la programmation avec la COVID-19, mais qu’il ne fallait pas réorienter spécifiquement les projets dans une optique de réponse à la COVID-19. Une gestionnaire d’ONG a déclaré qu’une adaptation de certains programmes avait dû avoir lieu.

« Nous avons dû continuellement nous adapter et apprendre. Il a fallu continuer avec les limitations imposées par la COVID-19. Nous avons quelque peu modifié certains programmes pour les adapter avec une dimension d’éducation et de sensibilisation. » (E7 – Traduction libre)

En ce qui concerne les finances, une seule organisation rencontrée a mentionné avoir eu une hausse significative du financement grâce à une campagne de financement lancée rapidement et novatrice. Ce financement spécifique COVID-19 a permis de renforcer la réponse au Canada en fournissant par exemple des trousses d’hygiène ou encore des habits hivernaux dans les refuges pour personnes sans-abris. À l’opposé, une seule organisation rencontrée a dit avoir subi un choc financier majeur avec la crise. Les autres ont réussi à poursuivre leurs activités régulières et adapter leurs méthodes de financement. Bien que ces approches n’aient pas été une panacée et n’aient généralement pas permis d’égaler les campagnes précédentes, les contrecoups financiers n’ont pas été trop graves. Toutefois, comme mentionné par un acteur rencontré, « nous n’avons vu que le début de la crise et non l’impact à long terme sur le secteur. On s’attend à plus d’impacts dans la prochaine année. Il y aura de gros choix à faire au niveau opérationnel. » (E10)

La principale adaptation qui a dû être faite a été de modifier les façons de faire lors des campagnes de financement. Le financement des ONG humanitaires rencontrées repose beaucoup sur des collectes de fonds dans les institutions religieuses, les galas de charité, les conférences et tout cela a été mis sur pause. Cela s’est traduit par un impact financier plus ou moins important dépendant des organisations. Pour maintenir son bassin de donateurs privés, une ONG (E1) a tenu des campagnes en ligne et des événements virtuels en plus de faire des appels WhatsApp ou messages textes personnalisés seulement pour prendre des nouvelles des gens. Cette façon de faire a été bénéfique selon la personne rencontrée parce que cela permettait de briser l’isolement social des donateurs en discutant avec eux, et en contrepartie de maintenir le financement à travers leurs dons de charité. Deux organisations ont affirmé qu’il y avait eu un effet positif à tenir un grand événement en ligne, soit l’accessibilité. Lors de certains événements, il y a eu la une hausse de la participation de membres passant d’une cinquantaine habituellement à entre 100 et 250 désormais.

Outre l’adaptabilité aux mesures gouvernementales et de santé publique pour la programmation et les campagnes de financement, peu d’initiatives ont été mises en place en l’absence de nouveaux fonds pour répondre à la COVID-19 à l’international. Comme mentionné par une personne gestionnaire (E8), plusieurs ONG, dont la sienne, ont tenté de développer des consortiums pour proposer des projets en collaboration avec d’autres ONG canadiennes, mais aucun financement spécifique n’a été obtenu et on a critiqué la lenteur de réponse d’AMC.

« Les ONG ont eu tendance à vouloir faire plus de partenariats entre elles pour la pérennité des organisations en créant des alliances. On parle de partenariat programmatique et non de fusion pour le moment. Il s’agit d’un monde avec de grands principes, mais aussi un monde de grande compétition. La crise permettra un certain rapprochement. » (E10)

Sur le terrain, la sensibilisation qui se faisait auparavant en porte-à-porte s’est transformée en sensibilisation par téléphone ou par des brochures. D’un autre côté, pour aider la transition virtuelle des partenaires locaux, une ONG a innové en créant un fonds d’appui technologique pour pallier les besoins pour le travail à distance chez leurs nombreux partenaires sur le terrain. Ainsi, l’argent a été acheminé en fonds propres aux partenaires pour l’achat d’ordinateurs, de licences Zoom ou Teams ou pour d’autres besoins afin de continuer les activités. Un autre exemple ponctuel d’adaptation des activités a été la clinique migrante de MDM à Montréal qui est devenue de la télémédecine par téléphone ou Zoom où une centaine de médecins bénévole a été mobilisée. Les pratiques ont aussi été adaptées pour les consultations en personne comme avec l’établissement de lieux de soins administrés de façon autonome avec des plexiglas à Montréal. Le personnel médical fournissait le matériel et disait aux gens comment se soigner eux-mêmes pour les plaies par exemple.

Les ONG qui travaillaient déjà sur le territoire canadien ont poursuivi leurs activités envers les populations vulnérables et en collaboration avec les organisations communautaires en fournissant de l’appui financier ou technique. Seule l’ONG MSF a tenté, pour la première fois, d’intervenir en sol canadien. « Étant donné que MSF n’avait jamais été opérationnelle auparavant au Canada et qu’elle cherchait des partenariats, nous avons attendu que des organisations locales s’adressent à nous pour nous faire part de leurs difficultés et de leurs besoins » (MSF Citation2020). On a voulu développer un centre de 400 lits destiné à l’isolement des cas positifs de COVID-19 à Toronto, mais celui-ci n’a jamais vu le jour. Selon l’un de nos répondants, l’ONG a été confrontée à différents défis notamment un désaccord avec le niveau de soins qui serait offert dans ce centre d’hébergement temporaire, et le gouvernement ontarien a préféré utiliser le modèle d’envoyer les gens dans les hôtels. Comme la capacité dans les hôtels était suffisante à ce moment pour répondre à la demande, il n’y a pas eu un besoin supplémentaire d’ouvrir un centre d’hébergement. Ainsi, l’ONG a revu ses pratiques pour notamment se concentrer sur des visites de prévention et de contrôle des infections dans des refuges, appuyer des communautés rurales et autochtones éloignées, et 4 établissements de soins de longue durée de Montréal (MSF Citation2020).

Pour sa part, la Croix-Rouge a maintenu ses activités d’auxiliaire aux services publics. Selon l’une des personnes interrogées, la Croix-Rouge a été impliquée dans l’offre de services consulaire au début de la crise pour aider les affaires étrangères puis a été présente dans les aéroports en plus de fournir des sites de quarantaine à Trenton et Cornwall par exemple pour les voyageurs revenant de l’étranger. Plus de 3000 personnes ont été aidées pendant leurs périodes d’isolement, 200 communautés autochtones ont reçu de l’aide d’un bureau spécial et trois hôpitaux de campagne ont été déployés en septembre 2020 (Canadian Red Cross Citation2020). Comme pour d’autres ONG, l’organisation a réalisé des « appels de courtoisie » aux gens vulnérables à travers le pays, a livré des paniers de nourriture, et fourni du support psychosocial (Canadian Red Cross Citation2020). Le rôle le plus central de l’organisation a été l’appui à des centres d’hébergements et de soins de longue durée en Ontario et au Québec (Alalouf-Hall et al. Citation2020). Au Québec seulement, ce sont 110 résidences qui ont été supportées en début de pandémie notamment en matière de prévention et contrôle des infections grâce au déploiement de plus de 900 personnes (Canadian Red Cross Citation2020). Selon un gestionnaire rencontré, avant même la COVID-19, la Croix-Rouge canadienne renégociait son statut d’auxiliaire de pouvoir public en raison du fait qu’elle répondait de plus en plus à des crises de grande ampleur et qu’il n’existait pas de protection civile sauf la défense nationale sans compter les relations parfois difficiles entre les juridictions provinciales et fédérales. Ainsi, pour garantir la force humanitaire au fil du temps, on a lancé une initiative de réserve humanitaire en octobre 2020 (Alalouf-Hall et al. Citation2020).

À l’international, les partenaires locaux des ONG canadiennes ont continué leurs activités à distance quand il le fallait. Par exemple, une ONG a dit que « les relais communautaires existaient déjà et été situés dans les villages pour continuer les projets. Ce sont eux qui ont pris le « lead ». Les partenaires locaux au bureau pays ont utilisé WhatsApp et le téléphone pour les coacher à distance. » (E2)

Dans certains cas, les fonds ont été redirigés vers les besoins essentiels. Les distributions alimentaires déjà sporadiques dans certaines zones comme le nord du Nigéria ont été arrêtées pendant les premiers temps de la pandémie. Comme il restait un peu de fonds sur un autre projet d’une ONG, ceux-ci ont été redirigés vers l’acheminement de nourriture pour cette zone. Comme mentionné par un acteur rencontré, ce n’était pas la peur de la propagation de la COVID-19 qui primait dans cette zone, mais plutôt celle de la famine. Toutes ces adaptations ont évidemment été réalisées grâce à un apprentissage continu dont il serait question ci-après.

Troisième constat: Capacité d’apprentissage constamment mise à contribution

L’apprentissage réfère aux leçons apprises pour améliorer continuellement les façons de faire, donc cela revient à tirer des leçons des deux capacités précédentes. L’une des premières leçons apprises par deux ONG rencontrées (E1, E3) est d’adopter une gestion agile, c’est-à-dire de ne pas avoir un plan fixe et y aller un mois à la fois avec une réévaluation constante de la situation. Le fait d’avoir une organisation moins bureaucratique et la flexibilité permettent une réponse plus rapide selon deux ONG. Pour l’une d’entre elles,

« Tout a fini par être plus normal que nous pensions que ça le serait. Nous sommes plus flexibles que nous le pensions. Nous venions de commencer une transition vers le “cloud”, vers Teams et tout ça, mais on a appris beaucoup plus rapidement par la force des choses. » (E2)

Une autre gestionnaire a mentionné qu’elle a été émue par son équipe et que l’approche flexible et l’agilité sont essentielles pour combler les lacunes et le manque de procédures. Pour cette même personne, à l’international, « il a été important de ne pas s’éparpiller et d’attendre que les gouvernements sortent les plans de réponse pour aller là où il y avait réellement des besoins » (E3). Le gestionnaire d’une autre ONG a aussi affirmé l’importance de prioriser les besoins en plus de la nécessité d’appuyer le savoir-faire local. Trois organisations (E3, E4, E5) ont déclaré avoir adopté une approche de « non-regret » dans la prise de décisions, c’est-à-dire que les décisions étaient prises selon le contexte spécifique au moment de prendre ces décisions. Par la suite, dès que possible, ces décisions étaient analysées pour en tirer des leçons.

La deuxième leçon qui ressort des entretiens est de fournir de bonnes conditions au personnel. Par exemple, une organisation (E1) a réalisé un sondage auprès de son personnel trois mois après le début de la crise et cela s’est avéré très positif pour tâter le pouls de l’équipe. Plusieurs organisations ont développé des réunions hebdomadaires seulement pour éviter la « fatigue Zoom » et ont priorisé des appels téléphoniques quotidiens de la part de gestionnaires pour appuyer les effectifs. D’autres organisations ont organisé des activités ludiques comme une séance de jeux en ligne par semaine ou un groupe de partage de vidéos drôles et de chansons pour briser l’isolement et maintenir l’esprit d’équipe.

La troisième leçon est que la localisation de l’aide fonctionne. Quatre organisations ont spécifiquement parlé de leur modèle programmatique préexistant qui adopte une approche de localisation de l’aide avec des partenaires locaux. « Notre approche préexistante de localisation de l’aide fonctionne, mais malheureusement ça prend des années pour développer ce type de partenariat donc c’est difficile à répliquer facilement dans d’autres contextes. » (E2)

Il y a tout de même un questionnement de deux acteurs rencontrés à savoir si cette localisation de l’aide se faisait surtout par la force des choses, s’il s’agissait en fait d’un effort non planifié ou secondaire. Pour l’une de ces personnes, tout le monde reconnaît l’importance d’avoir accès au financement plus directement, mais la question est à savoir si la tendance de localisation observée – surtout en humanitaire et beaucoup moins en développement international - sera durable ou s’il y aura un retour aux approches plus traditionnelles. Il pourrait y avoir, à long terme, « une segmentation du secteur où certains vont adopter davantage la localisation et d’autres vont continuer dans leurs vieilles approches » (E10).

La dernière leçon apprise par quatre ONG interrogées est que la COVID-19 a exacerbé les (pré)conditions de vulnérabilité partout dans le monde. L’un des participants a rappelé que le Canada n’est pas en sécurité tant que le monde ne l’est pas, donc on a fait beaucoup de plaidoyer pour augmenter l’aide internationale. Pour leur part, dans leur étude, Paras et al. (Citation2020) avaient aussi rapporté l’amplification des problèmes préexistants dans les pays en développement ou encore le manque d’engagement public. La section suivante vise justement à faire les liens entre nos résultats et la littérature existante.

Discussion

Cet article avait pour objectif d’étudier dans quelle mesure les ONG humanitaires canadiennes avaient fait preuve d’agilité et de résilience organisationnelles depuis le début de la pandémie de COVID-19. A priori, l’hypothèse émise était que l’humanitaire canadien avait dû se renouveler en raison des impacts de la COVID-19 sur les activités nationales et internationales. Cependant, les résultats de cette étude démontrent que l’humanitaire canadien n’a pas eu à faire de changements majeurs. Notre étude confirme les propos d’autres publications sur le fait que bon nombre d’organisations humanitaires dans le monde ont démontré un certain degré de résilience et ont pu s’adapter très rapidement en s’appuyant sur des réseaux locaux existants de réduction des risques de catastrophes (Brubaker, Day, et Huvé Citation2021; United Nations Office for Disaster Risk Reduction and Stakeholder Engagement Mechanism Citation2021)

Au Canada, quelques initiatives nouvelles ont été lancées comme la réserve humanitaire de la Croix-Rouge canadienne, mais la programmation régulière a été maintenue pour la plupart des ONG et ce, uniquement en l’adaptant aux mesures de la santé publique de chaque pays et en s’adaptant aux besoins croissants de certaines populations. Le fait de maintenir la programmation ou de récupérer rapidement après une interruption démontre une robustesse organisationnelle et conséquemment un certain degré de résilience (La Porte Citation2006; Therrien Citation2010).

Les résultats confirment les propos Burnard, Bhamra, et Tsinopoulos (Citation2018) qui disent que la capacité d’absorption varie en fonction de facteurs endogènes et exogènes. Les organisations mieux équipées (ressources financières, humaines, techniques, etc.) sont davantage préparées à faire face aux chocs y répondent plus facilement. Les résultats montrent que ces dernières n’ont pratiquement pas suspendu leurs activités et n’ont pas eu à bénéficier de l’appui financier gouvernemental pour survivre. Évidemment, la résilience organisationnelle de la Croix-Rouge canadienne a été accrue grâce à un financement conséquent du gouvernement canadien, à hauteur de 100 millions de dollars en mai 2020 et 70 millions de dollars supplémentaires annoncés en décembre 2020 (Sécurité publique Canada Citation2020). Dans la capacité d’absorption, les résultats montrent aussi que certaines ONG ont redirigé des ressources existantes vers de nouveaux besoins. Cela est en cohérence avec les propos Bégin et Chabaud (Citation2010) qui écrivent que les organisations détenant un excédent organisationnel ont une plus grande marge de manœuvre pour favoriser l’innovation et « redéployer des ressources en fonction de besoins ».

Selon Charbonnier-Voirin (Citation2021), Dyer et Shafer (Citation1998) ainsi que Zentar, Ilahyane, et Douari (Citation2020), l’agilité des organisations se développe grâce aux comportements des employés qui sont capables de faire face à des situations imprévisibles et complexes grâce à leurs connaissances, expériences, efforts d’anticipation, etc. Les résultats présentés dans les trois types de capacités (absorption, renouvellement et apprentissage) confirment que les employés ont démontré des comportements agiles comme le fait d’être adaptatif, proactif et réactif (Zentar, Ilahyane, et Douari Citation2020). Par exemple, en matière d’adaptabilité et de réactivité, ils se sont adaptés rapidement au travail à distance et ont été autonomes dans la transition. De plus, ils se sont adaptés aux urgences et ont revu les priorités en repensant les activités existantes, ce qui est en cohérence avec les propos de Bégin et Chabaud (Citation2010). Ils ont par ailleurs tenté de coopérer au sein même des organisations en maintenant un esprit d’équipe et avec d’autres organisations. Pour ce qui est d'agir de manière proactive (Bégin et Chabaud Citation2010), ils ont cherché à anticiper les changements même si le début de la pandémie était très incertain en cherchant les nouveaux besoins des personnes vulnérables et en développant des solutions créatives malgré l’obligation de respecter les mesures de santé publique.

L’agilité organisationnelle repose sur quatre principales pratiques qui ont été reconnues dans les résultats soit: « (1) des pratiques de valorisation des ressources humaines (2) des pratiques visant à accompagner les orientations stratégiques et la gestion du changement (3) des pratiques de coopération et (4) des pratiques d’enrichissement des clients » (Zentar, Ilahyane, et Douari Citation2020, 60). L’un des meilleurs exemples de la première pratique sur les ressources humaines est la reconnaissance des contributions individuelles au succès organisationnel par plusieurs personnes participantes. Par exemple, l’une des personnes rencontrées a été émue par la flexibilité des membres de son équipe et leur volonté de ne pas précariser d’autres employés, ce qui montre l’apport de chaque individu au groupe. Pour la deuxième pratique sur la gestion du changement, les outils et pratiques de communication interne des ONG ont été cohérents avec la vision stratégique de ne pas surmener le personnel et leur fournir un appui pour contrer l’isolement social. Plusieurs ONG ont fait des appels de courtoisie aux « bénéficiaires » de leurs programmes, mais ces ONG ont aussi fait la même chose à l’interne avec leur personnel et auprès de leurs bailleurs de fonds privés. La troisième pratique au sujet de la coopération s’est retrouvée autant à l'échelle individuelle qu’organisationnelle dans les résultats. Charbonnier-Voirin (Citation2021) rappelle que la coopération se fait à l’interne comme à l’externe puisque collaborer avec d’autres entreprises peut permettre générer des opportunités, donner accès à d’autres marchés en combinant les expertises, ressources et compétences. C’est ce qui a été préconisé par les ONG humanitaires qui ont développé des consortiums pour jumeler leurs efforts, ressources et compétences pour développer des propositions communes de projets en cas d’éventuelle disponibilité de financement. Elles ont joint leurs forces à travers leurs réseaux, que ce soit le HRN ou encore Coopération Canada, pour faire du plaidoyer auprès d’AMC pour débloquer de nouveaux fonds. Malgré cela, AMC a préféré répondre directement à travers les agences multilatérales pour les interventions à l’international et en soutenant la Croix-Rouge à l’échelle nationale. Enfin, la quatrième pratique sur l’enrichissement des clients a été confirmée par la volonté des organisations de satisfaire leurs « bénéficiaires » dans le cas des ONG, leurs membres dans le cas Coopération Canada et leurs partenaires dans le cas d’AMC. Les organisations résilientes sont connues pour être celles qui vont rapidement saisir leur environnement et modifier leurs comportements en communiquant avec d’autres et en mobilisant leurs réseaux d’expertise et de logistique (Therrien Citation2010). Pour Zentar, Ilahyane, et Douari (Citation2020), l’agilité organisationnelle repose sur la satisfaction du client dans une logique qu’ils appellent de « solution » et c’est ce que les organisations humanitaires ont fait analysant l’évolution de la crise et en adaptant leurs services aux besoins. Quelques exemples ont été cités comme le réacheminement de fonds vers des zones vulnérables où des services n’étaient plus offerts en raison de mesures de confinement variables d’un pays à l’autre.

Au sujet de la capacité d’absorption, les résultats démontrent que la grande majorité des organisations a été en mesure de poursuivre leurs fonctions normales. D’ailleurs, la plupart des ONG interrogées disent qu’elles avaient déjà entamé un processus de numérisation du travail et qu’elles encourageaient déjà la localisation de l’aide en travaillant avec des partenaires locaux, et très peu de personnel expatrié. La littérature sur la résilience ne fait pas un lien direct avec la localisation de l’aide, mais certains auteurs, comme Bégin et Chabaud (Citation2010), affirment que la capacité d’absorption peut être renforcée par des partenaires locaux sur lesquels il est possible de compter lorsque requis. Cette affirmation a pu être démontrée dans les résultats.

La COVID-19 a donné l’occasion aux ONG qui œuvrent à l’international et qui ont beaucoup d’expérience dans la gestion d’épidémies à l’échelle mondiale, comme la Croix-Rouge, d’appliquer ces apprentissages dans le contexte canadien (Canadian Red Cross Citation2020). Faire du transfert de connaissance est l’une des composantes de la capacité d’apprentissage (Zentar, Ilahyane, et Douari Citation2020). Cela représente un retour du balancier puisque l’humanitaire canadien est reconnu pour avoir servi à la lutte contre la COVID-19 dans les pays en développement (Affaires mondiales Canada Citation2020), mais l’expérience acquise lors d’autres épidémies à l’échelle internationale dans le passé a été utile pour renforcer la réponse en sol canadien.

Burnard, Bhamra, et Tsinopoulos (Citation2018) disent que les perturbations obligent souvent les gestionnaires à prendre des décisions rapides, sous le stress et l’ambiguïté. Dans l’optique d’une approche de gestion agile, Weick et Sutcliffe (Citation2007) encouragent l’usage d’une stratégie de petites victoires ou « small wins strategy » qui vise des objectifs moins ambitieux et plus facilement atteignables ou encore la stratégie de « révision après l’action » où les gens, a posteriori de la crise, vont comparer les décisions prises et ce qu’ils avaient l’intention de faire et analyser pourquoi cela a différé et comment ils devraient agir à l’avenir. Nos résultats démontrent que des ONG ont adopté une approche « sans regret » quant à la prise de décision et qu’elles avaient une planification très flexible, sans plans fixes. Le fait de juger des décisions prises a posteriori pour en tirer des leçons fait aussi partie de la capacité d’apprentissage (Bégin et Chabaud Citation2010). Utiliser une planification sur le court terme, comme dans l’exemple de planifier un mois à la fois dans une ONG et de se réajuster par la suite en faisant un suivi des activités, correspond à l’approche de gestion agile. En effet, l’approche agile encourage une gestion informelle et moins hiérarchique, priorise le découpage des projets en plusieurs étapes avec des échéanciers plus courts et assure le suivi régulier pour tirer constamment des leçons (Crowder et Friess Citation2015; Stern Citation2017). La gestion agile incite aussi à développer une approche de mentorat et la création d’un environnement d’apprentissage (Stern Citation2017) et c’est ce qui a été fait, à distance, avec les partenaires locaux qui continuaient à soutenir les activités programmatiques sur le terrain.

Pour ce qui est de la capacité de renouvellement ou d’adaptabilité, celle-ci repose beaucoup sur l’utilisation efficiente des ressources humaines parce que ce sont elles qui, de façon collective, vont permettre à l’organisation de mettre en place les activités (Burnard, Bhamra, et Tsinopoulos Citation2018). De leur côté, Therrien (Citation2010) Weick et Sutcliffe (Citation2007) affirment que la capacité d’accepter de nouvelles idées et d’être ouvert aux propositions des autres est fondamentale pour la culture organisationnelle. Cette dernière est omniprésente dans les ONG humanitaires qui comptent dans leurs rangs des employés habituellement déjà connus pour avoir une certaine flexibilité, pour accepter facilement le changement et qui n’ont pas de problèmes à être déstabilisés. Les individus travaillant au sein de ces organisations ont l’expérience et les connaissances pour travailler dans des environnements complexes et changeants, parce qu’il s’agit là de la base des opérations d’urgence. Quelques exemples présentés dans les résultats démontrent cette culture organisationnelle flexible comme le fait que des employés ont volontairement accepté de réduire leurs heures de travail afin d’économiser des frais en début de crise et pour éviter de précariser la situation d’autres collègues ou encore le fait que les employés n’ont pas eu de mal du tout à travailler virtuellement puisque plusieurs le faisaient déjà. La culture organisationnelle comprend aussi une capacité d’autocritique (Therrien Citation2010). Cette dernière peut être imagée par le fait que le centre d’hébergement de 400 lits de MSF à Toronto n’a jamais été opérationnel malgré tous les efforts consentis pour concevoir et planifier ce projet. Aux dires d’un acteur interrogé dans cette étude, il n’y a jamais d’échec, seulement des apprentissages. Les organisations ont démontré de la résilience en reconnaissant la contribution des « échecs » à l’apprentissage et à la formation (Bégin et Chabaud Citation2010). Cette expérience a montré la nécessité de continuer à prioriser les besoins et le modèle de consultation par le partage d’expertise pour développer le savoir-faire local.

Conclusion

Pour conclure, cette étude a exploré l’agilité et la résilience organisationnelle de l’humanitaire canadien au temps de la COVID-19. Étant déjà connu pour avoir des politiques et pratiques flexibles et une gestion agile, l’humanitaire canadien s’est retrouvé à poursuivre des tendances déjà existantes – plus ou moins implantées dans les ONG - comme la localisation de l’aide. Nous avons pu analyser, à travers les capacités d’absorption, de renouvellement et d’apprentissage, comment les organisations humanitaires canadiennes ont pu poursuivre leurs activités sans subir de contrecoups trop importants.

À l’heure actuelle, peu d’écrits analysent la même thématique dans d’autres pays du monde. Il sera donc intéressant de comparer le cas du Canada à d’autres pays lorsque des publications seront disponibles. Étant donné que la pandémie est toujours en cours et que les écrits sont peu nombreux sur l’impact de celle-ci sur l’humanitaire dans le contexte canadien, cette étude non représentative de l’ensemble du secteur, offre tout de même l’avantage d’avoir exploré quelques concepts de base. Ce travail de recherche a présenté des exemples concrets d’application de la théorie de l’agilité pour favoriser la résilience organisationnelle. Maintenant, il restera à étudier davantage les impacts de la COVID-19 sur le long terme et les (pré)dispositions à des approches de localisation de l’aide mises en place.

Remerciements

L’autrice aimerait remercier les gestionnaires d’organisations humanitaires canadiennes qui ont participé à cette étude et Yvan Conoir pour son appui pour la réalisation de certains entretiens.

Additional information

Notes on contributors

Stéphanie Maltais

Chercheuse postdoctorale et professeure à temps partiel à l’Université d’Ottawa, Stéphanie Maltais est titulaire d’un doctorat en développement international. Sa thèse portait sur la gestion des crises sanitaires dans les États fragiles avec une étude de cas sur l’épidémie d’Ebola en Guinée. Elle est chargée de cours à l’Université Laval et professeure affiliée à l’Université Mohammed VI Polytechnique au Maroc.

Références

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