256
Views
1
CrossRef citations to date
0
Altmetric
Section spéciale : La COVID-19 sur le secteur humanitaire, quels impacts et quelles pistes de solutions? / Covid-19 and the Humanitarian Sector: What Impacts, and What Possible Solutions?

Yumi stanap strong : La localisation de l’aide en contexte de COVID-19 au Vanuatu

ORCID Icon & ORCID Icon
Pages 509-529 | Received 26 Jul 2021, Accepted 29 Mar 2022, Published online: 25 Jul 2022

RÉSUMÉ

La COVID-19 a constitué une opportunité idéale pour la mise en œuvre de la localisation. La réponse au cyclone Harold qui s'est abattu sur le Vanuatu en 2020 révèle que la pandémie a en effet accentué des dynamiques de localisation. Néanmoins, une compréhension réductrice du contexte par les acteurs internationaux, des perspectives différentes de la localisation et des capacités étatiques limitées nuisent à ses objectifs en ignorant les enjeux de pouvoir préexistants, en marginalisant des acteurs locaux et nationaux et en ralentissant la réponse. Le concept de localisation tel qu'il est conçu aujourd'hui et trouvant ses origines au Nord global possède un potentiel transformateur limité.

ABSTRACT

The COVID-19 pandemic presents an ideal opportunity to implement measures of localisation. The response to Cyclone Harold, which hit Vanuatu in 2020, shows how the pandemic amplified localisation dynamics. Nevertheless, international actors' reductive understanding of the context, varying perspectives on localisation, and limited state capabilities impact its objectives by ignoring the pre-existing power dynamics, by marginalizing local and national actors, and by slowing down the response to the crisis. We argue that the concept of localisation, which originated in the global North, and as it is understood today, has a limited transformative power.

This article is related to:
Apprendre en autonomie dans les camps de réfugiés : une proposition méthodologique pour capturer les perspectives communautaires sur l’enseignement, l’apprentissage et la technologie

Introduction

Souvent perçue par les bailleurs et organisations internationales comme panacée des interventions d’urgence mésadaptées et inefficientes (Roepstorff Citation2020), la localisation de l’aide suppose une série de réformes dont le but est de rehausser le leadership, l’autonomie d’action, les moyens financiers et les capacités d’intervention d’acteurs locaux à la suite d’une crise. En effet, l’aide de première ligne est fournie par les individus et les acteurs locaux des pays frappés par une calamité. Cependant, et en dépit de cette contribution essentielle, les grandes organisations étrangères dominent le système humanitaire sur le plan financier, idéologique, politique et médiatique. Les organisations non gouvernementales (ONG) internationales marginalisent et fragilisent le travail de longue haleine des acteurs locaux en créant des dynamiques de concurrence, en précarisant leur accès aux financements, et en les considérant comme des sous-traitants (Rutinwa Citation2002).

En 2016, lors du Sommet mondial sur l’action humanitaire à Istanbul, les acteurs se sont engagés à mettre les organisations nationales et locales au centre des réponses aux crises. Cette modalité d’action est consacrée au Programme d’action pour l’humanité grâce à l’expression « utiliser les ressources locales autant que possible, et internationales si nécessaire » (Nations Unies Citation2016, 70). Le Grand Bargain éclot, une entente par laquelle les bailleurs et les grandes ONG humanitaires promettent d’acheminer davantage d’aide aux acteurs du Sud et de leur verser au moins 25% des fonds « le plus directement possible » d’ici 2020. La COVID-19, en réduisant drastiquement voire en interrompant les déplacements des répondant·e·s humanitaires internationales·aux, a vite présenté une opportunité d’accélérer la localisation (Vielajus et Bonis-Charancle Citation2020).

Ancien condominium franco-britannique, le cas du Vanuatu est propice à l’analyse des processus de localisation en contexte de pandémie, puisqu’il a fermé ses frontières le 20 mars 2020 pour endiguer la propagation du virus. Le Vanuatu est un petit État insulaire en développement du Pacifique Sud comptant plus de 80 îles aux prises avec les aléas naturels. Si le pays a provisoirement évité une crise sanitaire, il n’est pas à l’épreuve des catastrophes, comme le témoigne le passage du cyclone Harold en avril 2020 qui a occasionné le déplacement de plus de 80,000 résidents du pays, soit 27% de la population (Ober et Bakumenko Citation2020). Ainsi, quel a été l’impact de la COVID-19 sur la localisation ? Que révèlent l’expérience vanuataise et la pandémie sur la pertinence et le potentiel transformateur de la localisation ?

Nous constatons que le retrait d’acteurs étrangers du Vanuatu en mars 2020 a rehaussé l’affirmation des capacités des acteurs locaux et nationaux et favorisé l’émergence d’une alternative à la formule « traditionnelle » d’aide d’urgence. L’expression en bislama (la lingua franca nationale) communément utilisée par le gouvernement vanuatais, Yumi stanap strong, qui évoque la force, l’unité et l’habileté, capte l’élan d’autonomie et l’esprit nationaliste qui anime les processus documentés dans cet article.

Dans les sections suivantes, nous présentons l’état des connaissances sur la localisation, issues du champ multidisciplinaire des études humanitaires, et une description de la méthodologie. Nous justifions ensuite le choix de l’étude de cas et fournissons des éléments contextuels. Nous montrons que la réponse au cyclone Harold n’a été que partiellement localisée malgré les conditions créées par la COVID-19, gênée par plusieurs barrières: une compréhension réductrice du contexte, marqué par des dynamiques interacteurs parfois antagonistes, un flou conceptuel et la faible capacité de l’État. Pour les surmonter, le milieu de l’humanitaire doit embrasser la diversité et la complexité des contextes et privilégier les perceptions du Sud global concernant la localisation.

État des connaissances sur la localisation

La « localisation » est un terme polysémique qui englobe une variété d’approches de travail et de collaboration avec les acteurs des pays du Sud dans le milieu de l’aide humanitaire. Mené par diverses parties prenantes, dont les bailleurs de fonds, les agences onusiennes et les ONG internationales (ONGI), il s’agit d’un processus qui situe les acteurs locaux au centre des réponses d’urgence. La localisation encourage les démarches participatives et un rapprochement entre l’urgence et le développement. Elle valorise le leadership des autorités locales, respecte les capacités des acteurs du pays concerné par la crise, et rehausse leur capacité d’intervention. Cela devrait se traduire par la bonification de leurs moyens, notamment via un financement plus direct, et une réduction du rôle des ONGI intermédiaires (De Geoffroy et Grünewald Citation2017). Ces modalités sont promues dans le Grand Bargain, qui propose des engagements destinés principalement aux bailleurs, auxquels adhèrent aujourd’hui 63 signataires (OCHA Citations.d.).

Pour certains acteurs, dont le Comité permanent interorganisations des Nations unies (IASC), la localisation semble principalement motivée par la recherche d’un meilleur retour sur investissement, qui se traduirait « par des gains d’efficience considérables qui pourront être investis dans la fourniture de l’aide » (IASC Citation2017). La proximité géographique, linguistique et culturelle des acteurs locaux facilite l’accès aux populations sinistrées et est plus efficiente que le déploiement d’équipes étrangères (Duclos et al. Citation2019; Atienza et Quilala Citation2021). Une corrélation positive existe entre l’intégration des communautés locales dans la réponse et la perception d’efficacité par les populations concernées (Ali Citation2016).

Pour d’autres, l’emphase sur l’efficacité et l’efficience nuit à l’interrogation en profondeur des fondements de l’action humanitaire et aux transformations des dynamiques à l’origine des problèmes auxquels est confronté le milieu, dont la dimension coloniale de l’aide (Barnett Citation2011; Christie Citation2015) et l’eurocentrisme (Harris et Tuladhar Citation2019), le Pacifique n’échappant pas à la règle (Ahluwalia et Miller Citation2021). La localisation est ainsi porteuse d’un programme politique qui déstabilise les rapports de pouvoir sur lesquels repose l’action humanitaire (Gómez Citation2021). Afin de permettre aux acteurs locaux et nationaux de piloter les interventions d’urgence, les acteurs du Nord doivent opérer un processus de « désoccidentalisation » de l’aide (Bennett, Foley, et Pantuliano Citation2016). L’efficacité reposerait également sur le retrait des acteurs étrangers comme intervenants de première ligne, favorisant dès lors l’affirmation du leadership et des capacités des acteurs du Sud.

Si le terme « localisation » est devenu monnaie courante dans le lexique humanitaire, sa mise en œuvre ne fait pas l’unanimité. Par exemple, l’un des éléments les plus débattus dans la littérature scientifique est la façon dont est défini un acteur « local » (Jayawickrama Citation2018; Kuipers, Desportes, et Hordijk Citation2020; Roepstorff Citation2020). Le terme désigne le plus souvent l’État et la société civile du Sud, alors qu’en pratique, les acteurs locaux sont hétérogènes et peuvent inclure le secteur privé, les branches nationales des ONGI, les individus sans affiliation particulière et les populations réfugiées (Pincock, Betts, et Easton-Calabria Citation2021). En définissant les acteurs « locaux » selon le schéma traditionnel et occidental, le milieu de l’humanitaire perpétue une vision réductrice qui écarte les contributions d’une panoplie d’intervenants hybrides, atypiques ou émergents.

Nous optons par ailleurs pour ne pas contribuer aux débats typologiques: nous adoptons l’usage du terme « local » pour distinguer entre les acteurs endogènes/locaux, l’État (acteur national), et les acteurs internationaux d’origine étrangère, reconnaissant que l’ambiguïté pose toutefois problème. Les acteurs dominants internationaux ont tendance à s’en servir à leur avantage, comme nous le démontrons. Au niveau des pays vivant des crises, cette ambiguïté se traduit parfois par l’appropriation du pouvoir par l’élite de la société civile ou de l’État, et à la suppression des mouvements sociaux (Melis et Apthorpe Citation2020). La définition d’un acteur local/national/international est donc complexe et problématique, en particulier au regard de qui avance cette définition.

Une panoplie d’études, de rapports d’évaluation et de cadres de mesure de la localisation existe, mais les dimensions conceptuelles et politiques de la localisation demeurent sous analysées et sous-théorisées, ne permettant pas de bien cerner les facteurs qui nuisent à sa mise en œuvre. Les défis les plus souvent invoqués dans la littérature grise sont de nature technique : une réticence au financement direct des acteurs du Sud à cause du faible seuil de tolérance au risque des bailleurs (Stoddard, Czwarno, et Hamsik Citation2019) et une perception d’incapacité locale (Schenkenberg van Mierop Citation2016). Par contre, les rares écrits académiques se penchent davantage sur les entraves de nature politique: la problématisation du « local » ci-haut-mentionnée, des rapports de pouvoir (Harris et Tuladhar Citation2019; Melis et Apthorpe Citation2020) et d’une reconceptualisation de la localisation à la saveur endogène plutôt qu’internationale (Boateng Citation2021). Ainsi, nous analysons la réponse d’urgence au Vanuatu au prisme d’un cadre composé des défis tant techniques que politiques: l’accès au financement, la capacité, les rapports de pouvoir et la conceptualisation de ce que constituent la localisation et le « local ».

Notre recherche repose sur l’hypothèse que la COVID-19 a modifié les pratiques dans le milieu humanitaire pour davantage de localisation. En effet, les restrictions de déplacements touchant les biens et le personnel humanitaire venant de l’étranger obligent les organisations humanitaires internationales et les partenaires bilatéraux à se reposer davantage sur les ressources et capacités locales en cas de catastrophe, notamment dans le Pacifique et au Vanuatu (Ahmed et McDonnell Citation2020; Osborne et al. Citation2020; Savard, Audet, et Leroux Citation2020; Flint et al. Citation2021). Cependant, la localisation dépend d’un certain nombre de facteurs liés à chaque contexte comme l’indépendance de la société civile, les capacités nationales et locales et la solidité des partenariats local/national-international (Osborne et al. Citation2020; Vielajus et Bonis-Charancle Citation2020). Cette question des capacités est prégnante dans le Pacifique, de même que celle des perceptions différentes du niveau de localisation entre acteurs nationaux et locaux d’un côté, et acteurs internationaux de l’autre (Ayobi et al. Citation2017; Bamforth Citation2020). De plus, la prévention contre la COVID-19 et les mesures d’urgence peuvent se contredire, comme lorsque les regroupements dans des abris anticycloniques vont à l’encontre de la distanciation sociale (Shultz et al. Citation2020).

Nous contribuons ainsi à la littérature qui s’intéresse aux défis soulevés par la double gestion d’une catastrophe et de la pandémie (Ishiwatari et al. Citation2020; Steenbergen et al. Citation2020), et particulièrement aux travaux émergents sur l’impact de la pandémie sur la localisation, en mobilisant le point de vue des acteurs locaux et étatiques.

Méthodologie et méthodes

Nous étudions un cas unique en profondeur, celui du Vanuatu. Notre cas est basé sur la revue de la littérature grise et la presse, à laquelle s’ajoutent 13 entretiens semi-dirigés menés à distance du 15 janvier au 15 avril 2021 avec des individus travaillant dans le milieu du développement et de l’humanitaire au Vanuatu en anglais, français et bislama. Les questions ouvertes portaient sur leur définition de la localisation, l’impact de la COVID-19 sur la réponse humanitaire et en particulier sur les enjeux de localisation, et sur les défis de mise en œuvre, sans s’y limiter. Nous avons pris des notes lors des entretiens, non enregistrés pour assurer une conversation plus libre. Ces notes ont été analysées par les auteures au regard des enjeux d’ambigüité conceptuelle qui se dégagent de la littérature. Des thématiques clés en rapport avec la localisation ont été identifiées et forment la base des sections analytiques de cet article. La collecte de données s’est effectuée selon les critères éthiques de nos universités d’attache. En particulier, nous avons obtenu le consentement éclairé des répondant·e·s, leur garantissant la confidentialité et leur proposant l’option d’être anonymisé·e·s ou identifié·e·s avec le niveau de détail de leur choix.

Nous avons recruté les répondant·e·s par courriel, selon la méthode d’échantillonnage par choix raisonné en commençant par notre réseau professionnel puis par boule de neige.Footnote1 Elles·Ils proviennent d’organisations de la société civile (locales, étatiques et internationales), du secteur privé et d’institutions gouvernementales du Vanuatu au cœur des réponses humanitaires. Notre recherche valorise les perspectives des acteurs locaux, dont les voix figurent plus rarement dans la recherche sur l’humanitaire. Cependant, nous avons été confrontées aux dynamiques classiques du milieu de l’aide, où plusieurs postes clés dans les ONG internationales et parfois nationales sont occupés par des étranger·e·s. Ainsi, quatre répondant·e·s sont des expatrié·e·s d’origine occidentale qui résident au Vanuatu, quatre sont des citoyen·ne·s naturalisé·e·s né·e·s à l’extérieur du pays, et cinq sont Ni-Vanuatus, soit des individus indigènes du Vanuatu. Cela soulève déjà des interrogations quant à ce que constitue un acteur « local », enjeu abordé dans notre discussion.

Le cas du Vanuatu ne prétend pas représenter la panoplie des acteurs du milieu ni être largement généralisable. D’ailleurs, le contexte du Vanuatu est exempt de conflit armé ou de crise prolongée ; l’urgence découle plutôt de son exposition aux aléas naturels. Notre échantillonnage et notre collecte de données furent contraints par un accès impossible au pays en raison de la pandémie. Nous reconnaissons qu’une plus grande participation d’individus Ni-Vanuatus aurait été possible si nous avions pu démarcher sur place. Toutefois, en tant que chercheures, notre connaissance du contexte est approfondie, pour avoir vécu et travaillé au Vanuatu avec des organisations locales et internationales. Cela éclaire et enrichit notre analyse, améliore notre accès à la littérature grise et à des interlocuteurs·trices pertinent·e·s.

Le cas du Vanuatu

Présentation et justification

Nous avons d’abord choisi le cas du Vanuatu parce qu’il fut l’un des premiers pays à faire face à une catastrophe naturelle d’ampleur suite à la fermeture quasi totale de ses frontières à cause de la COVID-19 fin mars 2020. Dix jours après la déclaration de l’état d’urgence le 26 mars 2020, le cyclone Harold de catégorie 5 s’est abattu sur l’archipel.

Ensuite, le Vanuatu montre une volonté d’assumer un rôle de chef de file en réduction des risques de catastrophe: depuis 2015, le pays consacre 15% de son budget national au renforcement de sa résilience aux aléas climatiques (UNDRR Citation2020; Hallwright et Handmer Citation2021). En 2012, la fusion du National Advisory Committee on Climate Change et de la National Task Force on Disaster Risk Reduction pour former le National Advisory Board sur les questions de changement climatique et de réduction des risques de catastrophe témoignait déjà des réformes institutionnelles en cours. En effet, le pays est considéré comme le plus à risque du monde en termes d’aléas naturels (Behlert et al. Citation2020). En 2015, le cyclone Pam a causé des décès et des dégâts économiques à hauteur de plus de 60% du PIB (International Labour Organization [ILO] Citation2015). Le pays a alors fait face à un déferlement désorganisé d’aide internationale souvent en décalage avec les besoins et préoccupations locales (Barber Citation2015; Le Dé et al. Citation2018).

En outre, le Vanuatu compte parmi les pays qui reçoivent le plus d’aide par habitant au monde (Banque mondiale Citation2021). Son voisin australien lui fournit le plus d’aide (55 M$, soit 35% de l’aide totale en 2018), suivi de la Banque mondiale (18%), et de la Chine (13%) (Pacific Aid Map). Cette aide est traditionnellement synonyme d’envoi d’expert·e·s techniques, volontaires et coopérant·e·s internationaux·ales. Endetté, le pays compte sur l’industrie touristique et l’agriculture, et monnaie ses passeports convoités (Asian Development Bank [ADB] Citation2019). Fin 2020, il est sorti du groupe des « pays les moins avancés » malgré son exposition aux chocs économiques et environnementaux (Nations Unies Citation2020a).

Le plan de développement national, Vanuatu 2030 Le plan du peuple, traduit les ambitions du gouvernement autour de trois piliers: social, environnemental et économique (Gouvernement du Vanuatu Citation2016). Déclaré comme le fruit de larges consultations nationales, il témoigne d’une forte volonté d’appropriation. Sa récente Politique nationale de gestion des aides affirme l’importance de « la possession des priorités de développement par les pays en développement » (Gouvernement du Vanuatu Citation2018a, 4). Plus important employeur du pays qui a fêté en 2020 ses 40 ans d’indépendance, le gouvernement veut affirmer ses capacités de premier acteur du développement (Gouvernement du Vanuatu Citations.d.). Néanmoins, des progrès sont nécessaires sur le plan du développement humain, le Vanuatu se classant 140e sur 189 pays (Nations Unies Citation2020b).

Les enjeux liés à l’aide et aux rôles des acteurs locaux et internationaux sont donc prégnants au Vanuatu. De plus, peu d’études abordent ce sujet, en particulier en lien avec l’objectif de localisation.

Le cyclone Harold en contexte de COVID-19

C’est dans ce contexte, auquel s’ajoute la pandémie de COVID-19, qu’en avril 2020 le cyclone Harold a traversé le Vanuatu d’ouest en est, apportant avec lui de fortes pluies et des vents à 215 km/h (Nasa Earth Observatory Citation2020). Il a particulièrement touché les îles du nord et du centre du pays, Espiritu Santo et Pentecôte (National Disaster Management Office [NDMO] Citation2021). Luganville, sur l’île d’Espiritu Santo, est le deuxième plus important bassin d’habitat de l’archipel. La ville de 15,000 habitant·e·s a été durement touchée, le cyclone ayant entraîné une coupure des communications, saccagé les stocks de nourriture et les jardins de subsistance, détruit ou endommagé la plupart des bâtiments et moyens de transports publics et privés et blessé des dizaines d’individus. Au total, on estime que 160 000 personnes ont été affectées, soit plus de la moitié de la population du pays (Vanuatu Association of Nongovernmental Organisations [VANGO] et Humanitarian Advisory Group [HAG] Citation2020).

Selon le gouvernement, les dommages économiques provoqués par le cyclone et la COVID-19 de manière combinée sont estimés à 617 M$ américains, soit 61% du PIB en 2020. Suite au cyclone, on estimait que 358 M$ seraient nécessaires pour les activités de reconstruction et de relèvement. Les secteurs les plus touché par la catastrophe sont l’agriculture, la santé et la nutrition, ainsi que le commerce et l’industrie – incluant le tourisme, secteur économique prééminent déjà vulnérable en raison de la pandémie (Direction de la planification des politiques stratégiques et de la coordination des aides [DSPPAC] Citation2020). Harold induisit d’inévitables regroupements dans les centres d’évacuation anticycloniques, tandis que la pandémie provoqua la fermeture des frontières et l’interdiction temporaire des voyages interîles, compliquant la réponse (DSPPAC Citation2020).

Notre analyse développée dans les sections suivantes révèle que la COVID-19 a eu pour effet de libérer davantage d’espaces pour les acteurs nationaux et locaux. Cependant, nous avons identifié trois barrières principales à une localisation plus en profondeur: une prise en compte du contexte insuffisante de la part des acteurs étrangers, des conceptions différentes de la localisation par les intervenants humanitaires selon leurs perspectives et intérêts, et un manque de capacités, notamment étatiques.

La localisation de la réponse au cyclone Harold

Dans quelle mesure la réponse au cyclone Harold a été « localisée » ? C’est-à-dire, dans quelle mesure les acteurs locaux ont-ils défini les priorités, planifié et mis en œuvre la réponse, et les partenaires internationaux ont-ils financé ces acteurs ? Dans quelle mesure les conséquences de la COVID-19 ont-elles permis l’affirmation de la capacité d’action des acteurs locaux et la concrétisation d’une alternative à l’aide humanitaire « traditionnelle » ?

L’accélération d’une tendance existante

Si l’on considère les premiers répondant·e·s à l’urgence, la réponse au cyclone a clairement fait l’objet d’une forme de localisation. La COVID-19 a entraîné le rapatriement de nombreux·ses expatrié·e·s en mars et la fermeture des frontières a empêché la venue des habituelles équipes étrangères, des volontaires et des employé·e·s des ONGI (VANGO et HAG Citation2020). Comme un·e répondant·e l’indique: « Harold n’est pas une réponse classique, [p]as une personne non présente au Vanuatu avant le 20 mars [date du dernier vol entrant] n’est entrée sur le territoire pour participer à la réponse ».Footnote2 La mobilisation a eu lieu localement à différents niveaux – individuel, communautaire, provincial, national – , à travers les secteurs, par divers acteurs – gouvernement, société civile, secteur privé, etc. – , et selon différentes modalités – le bénévolat, mais aussi l’emploi salarié, car comme le confirment deux répondant·e·s,Footnote3 les postes liés à l’urgence étaient plus accessibles aux Ni-Vanuatus (VANGO et HAG Citation2020). En particulier, le secteur privé a apporté un soutien logistique immédiat (OCHA Citation2021), et les volontaires formés de la Croix-Rouge nationale ont aidé aux distributions dans les provinces éloignées, comme l’a confirmé la Secrétaire générale de la Croix-Rouge nationale alors en fonction lors d’une entrevue.Footnote4

Les chaînes d’approvisionnement ont aussi été perturbées par l’annulation des vols et les restrictions sanitaires synonymes de protocoles lourds pour tous les biens, matériaux et équipements arrivant dans le pays (Daily Post Citation2020a). Pour un·e répondant·e, l’approvisionnement fut « cauchemardesque ».Footnote5 La réponse immédiate à l’urgence a donc majoritairement reposé sur des ressources disponibles localement. En particulier, les îles les plus affectées où les cultures ont été détruites ont pu compter sur la solidarité interîles immémoriale et l’aide alimentaire composée de produits locaux (VANGO et HAG Citation2020; NDMO Citation2021). Selon un·e répondant·e,

Même les gens des îles Banks ont envoyé du aelan kakae (nourriture locale), ils avaient beaucoup de manioc et de taro. Toutes les églises et les organisations de femmes ont recueilli ce qu’elles pouvaient, et l’ont envoyé à Santo et à Pentecôte.Footnote6

Devant le manque de matériaux pour la construction et la réparation d’abris d’urgence, des transferts de connaissance ont également été organisés. Puisque les sagoutiers traditionnellement utilisés dans la construction des toits ont été endommagés par le cyclone (Ahmed et McDonnell Citation2020), des résident·e·s d’Espiritu Santo dont les habitations avaient été détruites ont appris à tresser les feuilles de cocotier pour façonner des toits, grâce à des habitantes de Santo originaires de l’île de Tanna, qui ont préservé ce savoir-faire traditionnel (Fuatai Citation2020).

La définition de la stratégie et la gestion de l’urgence se sont également déroulées de manière plus locale par rapport aux cyclones précédents, notamment à cause de l’isolement géographique du pays causé par la COVID-19 (VANGO et HAG Citation2020). Selon un·e répondant·e: « Étant donné que la plupart des partenaires internationaux n’avaient plus accès au pays, nous avons dû tout faire », et la stratégie immédiate du gouvernement a consisté à déclarer l’état d’urgence et à rediriger les fonds publics disponibles vers la réponse au risque sanitaire et au cyclone Harold.Footnote7 La responsabilité de la gestion de l’urgence a été entièrement confiée au NDMO, l’agence nationale en charge de coordonner la préparation et de la gestion des catastrophes. Contrairement à Pam, les ONG étrangères n’ont pas été chargées d’évaluer les besoins immédiats. Cette fois-ci, selon un·e répondant·e « des employé·e·s du gouvernement ont été sollicité·e·s pour mener des évaluations dans les provinces ».Footnote8 S’appuyant sur le mécanisme onusien de coordination humanitaire des clusters ou groupes thématiques en place depuis le cyclone Pam, le NDMO a profité du petit nombre d’acteurs présents et des contraintes sanitaires pour s’imposer comme l’acteur clé de la réponse (VANGO et HAG Citation2020). Les directeurs de département au gouvernement ont occupé leurs postes de leaders des clusters, qui regroupent en temps normal les ONG locales et internationales et les agences onusiennes. Selon un·e répondant·e, « les clusters se passaient bien avec le lead des ministères ».Footnote9 Ce mécanisme est souvent critiqué pour son caractère excluant, car ses réunions se déroulent en anglais et dans les locaux des organisations internationales (Martel Citation2014). Les clusters ont ici été davantage investis par les acteurs locaux qui ont pu s’exprimer en bislama (VANGO et HAG Citation2020). Néanmoins, selon une responsable Ni-Vanuatu de la branche nationale d’une ONGI, il y a encore des progrès à faire: « quand j’étais aux réunions, j’étais la seule Ni-Vanuatu présente dans la salle et on ne prenait pas en considération mes conseils ».Footnote10

Plus largement, le gouvernement semble s’être approprié la stratégie de relèvement sur le moyen-long terme en réalisant lui-même l’évaluation des besoins. La Post Disaster Needs Assessment initiée fin avril 2020 a été présentée aux bailleurs lors d’une réunion dédiée, retransmise en direct pour le grand public en août 2020. Cette évaluation a servi de base pour l’élaboration de la National Recovery Strategy sous l’égide du National Recovery Committee. Le gouvernement a demandé aux bailleurs de s’aligner sur les priorités présentées et a préféré ensuite engager des discussions bilatérales plutôt qu’en présence de tous les partenaires internationaux (Daily Post Citation2020b). Par ailleurs, l’un des programmes phare de la phase de relèvement est basé sur des transferts monétaires aux individus plutôt que la distribution de biens essentiels. Cette nouvelle modalité, encouragée par le Grand Bargain, fut lancée en partenariat entre Oxfam et un comité de la Chambre de Commerce et de l’Industrie du Vanuatu composé d’acteurs du secteur privé (McGarry Citation2020).

La localisation a également découlé d’un manque de fonds pour la réponse. Si le pays a bénéficié d’aide financière et matérielle (puis technique en distanciel), moins de fonds étrangers ont été récoltés suite au cyclone Harold en 2020 qu’à la suite de Pam, malgré leur force dévastatrice similaire. Cette différence peut s’expliquer par les préoccupations domestiques des bailleurs en lien avec la COVID-19, par les sommes déjà importantes engagées dans la lutte contre le virus au Vanuatu (VANGO et HAG Citation2020), mais aussi selon un·e répondant·e par « la faible couverture médiatique qui a beaucoup impacté les fonds alloués »Footnote11 dans un contexte de pandémie. Le gouvernement et les organisations ont donc dû se débrouiller avec les moyens du bord.

Enfin, l’isolement du Vanuatu dû à la COVID-19 a provoqué une localisation qui relèverait d’une prise de conscience collective. On observe à la fois une reconnaissance locale des ressources et des capacités internes au pays, ainsi qu’une appréciation accrue du rôle, des savoirs et des compétences des acteurs locaux par les acteurs internationaux. Comme le souligne un responsable d’ONGI, « [i]l s’agit de trouver un équilibre entre les acteurs locaux et les atouts des ONGI ».Footnote12 Ce virage a eu lieu, même si depuis plusieurs années des initiatives gouvernementales poussent à davantage de localisation, en obligeant par exemple les ONGI à justifier l’embauche d’étranger·e·s et à avoir une stratégie de sortie (Joshua Citation2018). Aussi, afin de réduire la dépendance sur les compétences « importées » et créer davantage d’emplois pour les Ni-Vanuatus, la loi impose une durée maximale pour tout poste occupé par un·e étrangèr·e (Gouvernement du Vanuatu Citation2018b), comme le mentionne un·e répondant·e:

La localisation, c’est une politique gouvernementale. Cela signifie que l’État doit s’assurer que les consultants étrangers forment les employés locaux […]. Les consultants qui sont présentement dans le pays ont quatre ans pour former le personnel local, puis quitter.Footnote13

Certes, l’étendue des capacités des individus et des organisations locales est reconnue par les acteurs étrangers. Selon la Secrétaire générale de la Croix-Rouge nationale,

En pratique nos volontaires Croix-Rouge sont cruciaux, ils sont dans les communautés. Par exemple, nous avons collaboré avec [une ONGI] pour des distributions de kits de première nécessité: ils ont affrété un hélicoptère pour acheminer les kits, et nos volontaires étaient là pour les réceptionner et distribuer. Les ONGI sont obligées de reconnaître qu’il faut passer par nous: c’est un grand pas en avant !Footnote14

En effet, un processus de localisation était déjà en cours, notamment depuis la réponse au cyclone Pam en 2015 (UNDRR Citation2020). La réponse étrangère massive et souvent inadaptée à cette catastrophe a notamment engendré un regain de production de cultures agricoles locales résistantes et faciles à conserver, pour prévenir la dépendance aux produits importés comme le riz, en plus de valoriser des savoirs traditionnels. Comme le rappelle un·e répondant·e, « on peut préserver la nourriture très longtemps de façon naturelle en l’entreposant sous la terre. Des écoles sur les îles ont construit des entrepôts souterrains pour le village ».Footnote15 Au niveau de la gestion de l’aide aussi, le gouvernement tendait à favoriser l’appropriation nationale. L’ancien ministre des Affaires étrangères, Ralph Regenvanu, affirme que depuis une dizaine d’années, le Vanuatu préfère recevoir l’aide sous forme de soutien budgétaire, le meilleur moyen d’aligner les fonds avec les priorités nationales.Footnote16 Par ailleurs, « beaucoup de choses ont changé » dans la manière de gérer l’aide depuis Pam, affirme un·e répondant·e:

il y a eu la création de DSPPAC qui est censée contrôler les fonds entrants. Les ONG doivent maintenant s’enregistrer, payer des frais, et rendre des comptes […] Le processus de localisation était déjà en cours. La DSPPAC a exigé que les ONG aient une stratégie de sortie dès le début, a imposé une limite stricte au nombre d’expatriés, etc. Mais la COVID a été « la cerise sur le gâteau » !Footnote17

Une localisation et une réponse au succès nuancé

Cette dynamique de localisation est pourtant entachée de résistance de la part des bailleurs internationaux concernant l’implication des acteurs locaux dans les prises de décision et l’élaboration des solutions, comme le dénonce un représentant du secteur privé au Vanuatu: « […] La localisation au sens des bailleurs, on ne voit pas ça ici […] Les partenaires donateurs font fi des suggestions locales ».Footnote18 Une critique souvent formulée dans la littérature (voir Barbelet et al. Citation2021). Récemment, les principaux partenaires de mise en œuvre des bailleurs étaient Shanghai Construction Group, le gouvernement du Vanuatu et des ONG originaires de pays bailleurs (Pacific Aid Map). Un rapport conclut qu’il y avait alors:

peu de signes d’actions en faveur de partenariats équitables et complémentaires entre les acteurs locaux, nationaux et internationaux […] ; peu voire aucun signe d’actions en faveur d’une localisation des financements […] ; aucune preuve que l’engagement communautaire accru influence les programmes humanitaires […] ; et peu de signes que la société civile influence les priorités des bailleurs. (VANGO, Pacific Islands Association of Non-Government Organisations [PIANGO] et HAG Citation2019, 3–4)

Cela concerne en particulier les procédures administratives inextricables des bailleurs, une barrière infranchissable pour les petites ONG comme celle que dirige cette répondante:

De nombreuses opportunités de financement s’accompagnent de processus de demande beaucoup trop compliquées pour les organisations de la société civile. Surtout les formulaires de candidature de l’[Union européenne] ! Parfois, il y a 40 ou 50 pages à remplir !Footnote19

Si certaines ONGI revoient leurs stratégies pour s’orienter vers des rôles de conseil, de soutien technique et de renforcement des capacités plutôt que d’exécution (Ayobi et al. Citation2017; Barakat et Milton Citation2020), les pratiques peinent à changer:

[…] ça fait des années que les ONGI en parlent, mais rien ne change ! Quand je travaillais pour [ONGI] l’année dernière, il y avait des employés néozélandais qui devaient former le personnel local, mais ils s’en servent plutôt en tant que main-d’œuvre bon marché. Les étrangers se faisaient payer pendant que les gens locaux faisaient du bénévolat. Et il n’y avait aucune formation.Footnote20

Si la COVID-19 semble constituer un point de rupture symbolique et pratique vers une réponse plus locale au Vanuatu, et si près de la moitié des répondant·e·s ainsi que la littérature grise soulignent les aspects positifs de cette réponse plus proportionnée et plus appropriée, son succès reste à nuancer. En effet, les ONG locales ont eu des difficultés à accéder au financement, certains acteurs nationaux et locaux comme le secteur privé se sont parfois trouvés marginalisés et la réponse d’urgence et l’évaluation des besoins se sont avérées lentes.

Un accès difficile aux financements pour les organisations locales qui perpétue les déséquilibres de pouvoir

Bien que le « leadership local » ait été mis en avant après le cyclone Harold, dans l’étude de VANGO et HAG (Citation2020) près de la moitié des répondant·e·s faisant partie des acteurs nationaux et locaux considère que la distribution des financements entre acteurs internationaux et locaux n’est pas équitable, et 29% qu’elle l’est parfois. Les acteurs internationaux répondent presque symétriquement l’inverse, traduisant des perceptions opposées. Par exemple, l’Union européenne a préféré verser de l’aide principalement au chapitre vanuatais de l’ONGI Care (Daily Post Citation2020c). Selon un·e répondant·e, cela est lié au fait que cette organisation « est habituée à recevoir des fonds de ce type ».Footnote21 De même, les 2,6 M$ américains déboursés par les Nations unies via le Central Emergency Response Fund (CERF) sont allés aux six agences onusiennes ayant des activités au Vanuatu, avec près de 900 000 $ à destination d’UNICEF (CERF Citation2020). Cela valide en partie le ressenti des acteurs locaux. Les incitatifs pesant sur les bailleurs en termes de risque et redevabilité entraînent ce comportement (p.ex. Pincock, Betts, et Easton-Calabria Citation2021).

Ainsi, le risque subsiste de perpétuer un système humanitaire basé sur l’aversion au risque des organisations internationales, sur leur contrôle des fonds grâce à des exigences d’accès et de suivi très contraignantes, et in fine leur pouvoir relativement aux organisations locales (Australian Red Cross [ARC] Citation2020; VANGO et HAG Citation2020). Même lorsque des fonds sont alloués à la Croix-Rouge du Vanuatu post-catastrophe, l’ex-Secrétaire générale explique que ceux-ci « sont très ciblés [par les bailleurs], et il n’y a pas de fonds pour la structure »Footnote22, ce qui limite l’autonomie de cette organisation au précieux réseau de bénévoles. Enfin, des ONGI court-circuitent parfois les leaders des clusters, les ministères nationaux, et retiennent de l’information relative à leurs activités, perturbant ainsi la coordination de la réponse et sa mise en œuvre (VANGO et HAG Citation2020).

En outre, certains acteurs locaux et étatiques ont été marginalisés. Les communautés éloignées et isolées n’ont pas été adéquatement incluses dans la conception de la réponse, et n’ont parfois pas reçu une aide adaptée (VANGO et HAG Citation2020; NDMO Citation2021). Cela jure avec la définition d'une localisation inclusive en faveur d'un rééquilibrage des rapports de pouvoir (p.ex. Gómez Citation2021). Si les branches d’ONGI au Vanuatu ont bénéficié de support à distance, les organisations étatiques et locales n’ont pas bénéficié du même niveau de soutien (VANGO et HAG Citation2020). Par ailleurs, face à la fermeture des frontières et au soutien étranger limité, le secteur privé national a joué un grand rôle dans la réponse immédiate à l’urgence, notamment pour les télécommunications, les évaluations des besoins, la logistique, l’approvisionnement et l’acheminement de biens essentiels (VBRC Citation2020). Les acteurs du secteur privé ont mobilisé leurs propres fonds, sans soutien de l’État ni des bailleurs internationaux qui selon un représentant n’étaient « aucunement préparés à collaborer avec le secteur privé local ».Footnote23 Cela confirme les résultats d’autres travaux selon lesquels le secteur privé souffre d’un manque de considération alors qu’il s’engage dans les réponses sous de multiples formes (Chatterjee Citation2021): « nous n’avons reçu aucune reconnaissance de la part du gouvernement, en dépit de la faiblesse de leur réponse. C’était choquant ».Footnote24 Au Vanuatu, ce manque de collaboration interacteurs est cependant à nuancer selon les secteurs, le cluster Eau et assainissement faisant état d’un « excellent partenariat privé » ainsi qu’une bonne collaboration entre les différents niveaux de gouvernement et avec les organismes communautaires (NDMO Citation2021, 19–20).

Enfin, la réponse de l’État, qui a pourtant voulu assumer le rôle de premier répondant, a été jugée trop lente et parfois insuffisante, laissant plusieurs communautés sans assistance jusqu’à plusieurs semaines après le passage du cyclone (McGarry et Mason Nunn Citation2020; UNDRR Citation2020; Willie Citation2020). Même si effectuée par des acteurs locaux et nationaux plutôt qu’étrangers, l’évaluation des besoins post-catastrophe a pris des mois, souligne Ralph Regenvanu,Footnote25 révélant un manque de moyens mais aussi une inadaptation des outils d’évaluation au contexte.

Des barrières à la localisation

Au-delà des contraintes géographiques, celles liées à la COVID-19 expliquent en partie cette réponse tardive: les précautions sanitaires aux frontières, les difficultés d’approvisionnement, d’acheminement et de déplacement et le manque d’assistance technique en présentiel. Cependant, d’autres raisons émergent, dont la négligence par les acteurs internationaux d'un contexte complexe marqué par des dynamiques de pouvoir interacteurs.

Un contexte complexe et des rapports antagonistes

D’abord, l’ambition de localisation ne doit pas faire fi du contexte spécifique et complexe dans lequel elle s’inscrit, ce que Vielajus et Bonis-Charancle (Citation2020) appellent le contexte politique local. Au Vanuatu, l’écosystème du développement et de l’humanitaire est loin d’être homogène, avec des dynamiques locales de concurrence interacteurs perpétuellement à l’œuvre, comme le rappellent en général Barakat et Milton (Citation2020). Une représentante de la branche nationale d’une ONGI le confirme: « Lorsqu’il y a une opportunité de financement, la plus grosse organisation aura toujours la plus grosse part, mais notre impact est le même. Ce n’est pas basé sur le mérite, il y a de la compétition ».Footnote26 Si l’urgence appelle à davantage de coordination, la réponse au cyclone Harold a été marquée par ces dynamiques préexistantes, traduites par un manque de communication entre les acteurs, de la rétention d’information quant aux stocks disponibles, et des distributions inégales dues à des « influences/facteurs extérieurs » (NDMO Citation2021, 27). Une reconnaissance de la complexité des rapports entre ces acteurs, de leurs intérêts et de leurs stratégies existantes s’impose alors.

Un flou conceptuel

Au-delà, l’État et la population étaient déjà engagés dans un processus de localisation qui échappe à la conception, et ainsi, à la reconnaissance des acteurs du Nord, rappelant l’occidentalocentrisme évoqué par Harris et Tuladhar (Citation2019). Selon plusieurs répondant·e·s, la localisation à la saveur de Yumi stanap strong est pour les uns synonyme de souveraineté alimentaire, d’adaptation aux changements climatiques et de valorisation des savoirs locaux. Pour l’ex-Secrétaire générale de la Croix-Rouge, il s’agit d’une reconfiguration nationale des rapports de pouvoir et des rôles de chacun: « On est revenu du Sommet d’Istanbul avec cette idée que la localisation signifiait décentraliser au maximum au sein du pays ».Footnote27 Pour d’autres encore, c’est une question de politique nationale limitant le nombre d’emplois occupés par des expatrié·e·s et garantissant un transfert de connaissances entre les spécialistes étranger·e·s et le personnel local. Leur départ symboliserait alors une forme d’autonomisation non seulement technique, mais aussi épistémologique (Boateng Citation2021), dimension négligée dans la compréhension dominante de la localisation.

Ainsi, nous allons au-delà de l’affirmation de Robillard, Howe, et Rosenstock (Citation2020) qu’il est nécessaire de tenir compte du type de crise, de la composition de la société civile et du rôle du gouvernement et des acteurs internationaux qui constituent les contextes uniques de chaque pays. En faisant fi d’une conceptualisation endogène de la localisation et de ce qu’elle implique en tant que geste à poser par les acteurs du Sud, le milieu de l’humanitaire perpétue une vision hégémonique et réductrice de l’aide. La localisation telle que conçue par les acteurs dominants ne tient pas compte de la diversité ni de la complexité des contextes dans lesquels elle s’opère, et échoue paradoxalement à une véritable appropriation.

Le problème du « local »

À la suite d’Istanbul, la question s’est rapidement posée de savoir ce qui constituait un « acteur local » (Jayawickrama Citation2018; Melis et Apthorpe Citation2020; Roepstorff Citation2020). Les définitions adoptées lors des discussions initiales du Grand Bargain ne reflètent pas la vision née du processus de consultation, altérée pour permettre aux branches nationales d’ONGI d’exister comme des « acteurs locaux et nationaux » (Singh et Smruti Citation2019). De plus, contrairement à la proposition initiale qui parlait de financement direct, c’est-à-dire sans intermédiaire, sont désormais éligibles les fonds versés aux acteurs locaux et nationaux en transitant par un autre acteur (International Federation of the Red Cross and Red Crescent [IFRC] Citations.d.). Ce remaniement incite plutôt les bailleurs à profiter de partenariats existants avec les ONGI. Ce phénomène est à l’œuvre au Vanuatu, où une grande partie des financements humanitaires passe par le gouvernement national, les agences onusiennes et les ONGI. Ce fonctionnement tend à marginaliser la société civile locale comme en témoignent les répondant·e·s ci-dessus.

Selon plusieurs répondant·e·s, les branches nationales des ONGI, même si elles embauchent du personnel local, sont considérées comme des acteurs étrangers en raison de leur affiliation institutionnelle et de leur origine occidentale. Notre échantillonnage révèle également que de nombreuses organisations locales ou nationales ont été fondées ou sont dirigées par des individus étrangers naturalisés, ce qui floute davantage la définition du « local », appelant plutôt à une conception « multi-locale » telle qu’avancée par Melis et Apthorpe (Citation2020). Une réflexion autour de la distinction entre les acteurs dont la perspective est étrangère (étique ou outsider) et ceux dont la perspective est endogène (émique ou insider) permettrait d’enrichir le débat (Jayawickrama Citation2018; Kuipers, Desportes, et Hordijk Citation2020), mais encore faut-il que la population du pays elle-même y participe.

Un manque de capacités locales et nationales

Le positionnement du gouvernement comme premier acteur du développement et premier répondant n’est pas garante d’une aide adéquate. Vielajus et Bonis-Charancle (Citation2020) évoquent en ce sens la nature du partenaire local. Lors de la réponse au cyclone Harold, beaucoup ont soulevé l’hermétisme de l’État, ainsi que son manque de capacité et d’organisation. Cela rejoint l’idée d'une localisation adaptée au contexte et les perceptions de nombreux acteurs selon lesquelles les capacités nationales et locales sont un obstacle à la localisation (voir Barbelet et al. Citation2021). Le choc du cyclone Pam, très présent dans les mémoires tant par sa violence que par la réponse tous azimuts, eut des répercussions sur la gestion de l’urgence immédiate post-Harold. « Le gouvernement a pris des leçons de Pam, mais a eu une réaction à l’extrême inverse […] le gouvernement [ne] partageait plus rien [avec ses partenaires internationaux] »Footnote28 explique un·e répondant·e. En souhaitant affirmer son contrôle et sa capacité à répondre, le gouvernement s’est replié sur lui-même, laissant ses partenaires internationaux dans l’expectative et l’incompréhension, et retardant la réponse immédiate. Ces derniers ont même envisagé de se réunir entre eux « mais cela n’a pas abouti, cela a été critiqué au sein des ONG de peur que cela crée un système parallèle »Footnote29 minant l’appropriation étatique de la réponse.

Ainsi, la gestion d’une réponse entièrement locale serait remise en cause par les capacités logistiques, administratives, techniques et humaines dont disposent les États. Au Vanuatu, ces lacunes furent ressenties à travers tous les secteurs concernés (NDMO Citation2021). Le manque de capacités selon un·e répondant·e « résulte souvent d’une combinaison entre le manque de main-d’œuvre, de fonds et de ressources disponibles dans le pays »,Footnote30 en particulier du manque de main-d’œuvre qualifiée. Le faible niveau d’organisation et de préparation s’est traduit par une répartition peu claire des rôles et responsabilités des structures et des acteurs, induisant des manquements ou duplications de tâches et des échanges tendus avec les communautés affectées, des difficultés d’accès aux fonds et à l’information et un manque de lignes directrices (NDMO Citation2021). Enfin, les outils d’évaluation des besoins n’étaient pas adaptés au contexte, pas harmonisés entre gouvernement et partenaires, et trop complexes: « [n]ous devons simplifier et contextualiser le processus d’évaluation »,Footnote31 affirme un répondant. La concentration du pouvoir décisionnel au niveau du NDMO est controversée chez les répondant·e·s, et le contrôle accru du financement étranger et des activités de la société civile exercé par l’État inquiète, étant donné les rapports souvent antagonistes entretenus avec la société civile locale, mais aussi les médias (p.ex. Willie et Kalsakau Citation2019). Ainsi, en se positionnant à la fois en tant « qu’acteur local et national » et « gardien » du développement et de l’humanitaire et du financement qui l’accompagne, le gouvernement du Vanuatu ne participerait pas à la redistribution multidimensionnelle du pouvoir empreinte dans le concept de localisation (Gómez Citation2021). Il perpétue plutôt des asymétries qui nuisent à l’épanouissement d’une société civile saine, diversifiée et autonome. Au-delà des compétences et des moyens, la qualité des rapports qu’entretient l’État avec la société civile locale pourrait également influencer la mise en œuvre de la localisation.

Conclusion

Il est impossible de savoir à quoi aurait ressemblé la réponse humanitaire au cyclone Harold sans les contraintes liées à la COVID-19. De plus, d’autres études de cas sont nécessaires pour étudier l’opérationnalisation de la localisation. Cependant, au vu des initiatives du gouvernement, de la société civile et de la population au Vanuatu, il est raisonnable d’envisager que cette réponse n’a pas seulement été plus locale « par nécessité », mais aussi en partie parce que de nombreux acteurs locaux et étatiques s’investissent en ce sens. L’expérience du Vanuatu révèle les limites d’une conception de la localisation étroite et dominée par le Nord, tant dans la façon dont les acteurs sont considérés comme « locaux et nationaux », que dans ses motivations et sa mise en œuvre. Porter une meilleure attention aux dynamiques de pouvoir propres à chaque contexte réduirait le risque de renforcer des tendances de marginalisation des acteurs, des perspectives et des gestes déjà posés afin d’anticiper les catastrophes et d’y répondre. Néanmoins, une redistribution du pouvoir et des ressources ne doit pas basculer en une opposition binaire « eux » contre « nous » contraire au principe de solidarité. La localisation ne devrait pas être un nouveau moyen de simplifier à outrance l’approche de situations complexes ni constituer une fin en soi: dans le cas du Vanuatu, l’assistance étrangère aurait été nécessaire au-delà des capacités locales. « Nous ne sommes toujours pas prêts à faire face à un cyclone de catégorie 5 »,Footnote32 admet un·e répondant·e.

Cela n’augure pas de retrouver le mode opératoire « traditionnel » des organisations internationales, mais de redéfinir leur rôle, de trouver des synergies pour qu’elles deviennent des alliées amenées à disparaître et en finir avec la bureaucratie qui s’autoalimente. La date butoir pour la mise en œuvre du Grand Bargain est échue depuis 2020, sans pour autant qu’une nouvelle édition existe. Mise à part la COVID-19 qui a vraisemblablement influencé les échéanciers de production de cette nouvelle feuille de route, on constate un certain essoufflement de l’élan post-Istanbul. Un Grand Bargain 2.0 doit voir le jour, mais la communauté humanitaire est loin de disposer d’un programme ambitieux et inclusif pour structurer ses actions. La version actualisée prévoit notamment une simplification du programme et la réduction considérable des objectifs à quelques priorités stratégiques (IASC Citation2020).

Espérons que seront inclus les apprentissages issus des expériences des pays du Sud comme le Vanuatu, de la double gestion de catastrophes et de crises sanitaires, et d’une interrogation approfondie des asymétries systémiques dans le milieu humanitaire. Les solutions techniques ne doivent pas occulter la dimension politique d’une transformation paradigmatique comme la localisation. Les priorités stratégiques pourraient ainsi inclure l’élargissement de l’espace humanitaire pour y inclure le savoir-faire et les ressources des pays du Sud, une meilleure représentation des organisations locales dans le dialogue global et la création des partenariats équitables qui constituent la solidarité internationale.

Remerciements

Nous tenons à remercier François Audet et Stephen Brown, ainsi que les relecteurs et relectrices anonymes, pour leurs précieux commentaires et conseils.

Additional information

Notes on contributors

Morgane Rosier

Morgane Rosier est candidate au doctorat à l’École de développement international et mondialisation à l’Université d’Ottawa. Elle détient une maîtrise de l’Institut d’études du développement de la Sorbonne, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, et un baccalauréat de l’IAE Lyon School of Management, Université Jean Moulin Lyon 3. Ses intérêts de recherche comprennent les politiques et pratiques en matière d’assistance internationale, d’aide publique au développement et d’aide humanitaire. Sa recherche doctorale se focalise sur l’efficacité de l’aide au Vanuatu, un État insulaire en développement du Pacifique Sud. Elle mène aussi des recherches sur la mise en œuvre de l’agenda de localisation de l’aide en pratique, sur l’aide internationale dans le contexte de la pandémie de COVID-19, et s’intéresse à la politique française d’aide. Avant ses recherches doctorales, elle a travaillé avec la Croix-Rouge française à Paris et au Vanuatu.

Marie-Claude Savard

Marie-Claude Savard est candidate au doctorat à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) et directrice adjointe de l’Observatoire canadien sur les crises et l’action humanitaires (OCCAH). Elle cumule une quinzaine d’années, dont deux au Vanuatu, en tant que gestionnaire et consultante auprès d’ONG et d’ONGI. Sa recherche doctorale porte sur la localisation et les rapports de pouvoir entre les acteurs du milieu de l’aide internationale.

Notes

1 L’échantillonnage par choix raisonné «se fonde sur un choix raisonné fait par le chercheur » qui doit disposer d’une bonne connaissance du contexte; il est justifié lorsque le chercheur «veut orienter sa recherche sur un type de phénomènes ou d’individus qui se distinguent des autres selon certaines caractéristiques» (Dépelteau Citation2000, 226). Nous l’avons ici complété par un échantillonnage en boule de neige, qui consiste à «constituer l’échantillon en demandant à quelques informateurs de départ de fournir des noms d’individus pouvant faire partie de l’échantillon» (Dépelteau Citation2000, 227).

2 Source anonyme, français, février 2021.

3 Source anonyme, anglais, mars 2021. Source anonyme, bislama et anglais, mars 2021.

4 Entrevue avec Jacqueline Deroin de Gaillande, Secrétaire générale de la Croix-Rouge du Vanuatu pendant 13 ans jusqu’en janvier 2020, français, mars 2021.

5 Source anonyme, français, février 2021.

6 Source anonyme, bislama et anglais, mars 2021.

7 Source anonyme, bislama et anglais, mars 2021.

8 Source anonyme, bislama et anglais, mars 2021.

9 Source anonyme, français, février 2021.

10 Entrevue avec Flora Vano, Directrice d’ActionAid Vanuatu, anglais, avril 2021.

11 Source anonyme, français, février 2021.

12 Entrevue avec Luke Ebbs, Directeur pays de Save the Children Vanuatu, anglais, mars 2021.

13 Source anonyme, bislama et anglais, mars 2021.

14 Entrevue avec Jacqueline Deroin de Gaillande, français, mars 2021.

15 Source anonyme, bislama et anglais, mars 2021.

16 Entrevue avec Ralph Regenvanu, Député chef de l’opposition et ancien ministre des Affaires étrangères, anglais, avril 2021.

17 Entrevue avec un·e professionnel·le du développement et de l’humanitaire, anglais, mars 2021.

18 Entrevue avec Glen Craig de Pam Advisory, anglais, janvier 2021.

19 Entrevue avec Anne Pakoa, Fondatrice de Vanuatu Human Rights Coalition, anglais, mars 2021.

20 Source anonyme, bislama et anglais, mars 2021.

21 Source anonyme, anglais, mars 2021.

22 Entrevue avec Jacqueline Deroin de Gaillande, français, mars 2021.

23 Entrevue avec Glen Craig de Pam Advisory, anglais, janvier 2021.

24 Idem.

25 Entrevue avec Ralph Regenvanu, anglais, avril 2021.

26 Entrevue avec Flora Vano, anglais, avril 2021.

27 Entrevue avec Jacqueline Deroin de Gaillande, français, mars 2021.

28 Source anonyme, français, février 2021.

29 Source anonyme, français, février 2021.

30 Entrevue avec un·e professionnel·le du développement et de l’humanitaire, anglais, mars 2021.

31 Source anonyme, bislama et anglais, mars 2021.

32 Source anonyme, bislama et anglais, mars 2021.

Références

Reprints and Corporate Permissions

Please note: Selecting permissions does not provide access to the full text of the article, please see our help page How do I view content?

To request a reprint or corporate permissions for this article, please click on the relevant link below:

Academic Permissions

Please note: Selecting permissions does not provide access to the full text of the article, please see our help page How do I view content?

Obtain permissions instantly via Rightslink by clicking on the button below:

If you are unable to obtain permissions via Rightslink, please complete and submit this Permissions form. For more information, please visit our Permissions help page.