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Section spéciale : La COVID-19 sur le secteur humanitaire, quels impacts et quelles pistes de solutions? / Covid-19 and the Humanitarian Sector: What Impacts, and What Possible Solutions?

Lunettes féministes intersectionnelles pour envisager une localisation de l'aide inclusive et sensible au genre

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Pages 530-549 | Received 20 Aug 2021, Accepted 30 May 2022, Published online: 30 Aug 2022

RÉSUMÉ

La COVID-19 a motivé les acteur·ice·s de l’humanitaire à repenser leurs pratiques pour tendre vers une plus grande localisation de l’aide. Cette dernière vise à mettre les acteur·rice·s des Suds au cœur des pratiques humanitaires. À l’aide d’un cadre théorique féministe intersectionnel et d’une analyse du contenu de documents sur la localisation de l’aide, cet article s’intéresse à la façon dont le genre et les différents rapports de pouvoir sont intégrés. Les résultats indiquent qu’il existe un manque d’intégration des rapports de pouvoir dans la documentation sur la localisation. Contribuer à la rendre plus inclusive nous semble essentiel.

ABSTRACT

The COVID-19 crisis has prompted humanitarian actors to rethink their practices in order to achieve a broader localisation of humanitarian aid. This new approach aims to recentre actors from the global South within humanitarian practices. In this article, the authors draw on an intersectional feminist theoretical framework and on the analysis of documents focusing on the localisation of humanitarian aid to study how gender and various power differentials factor into the localisation of humanitarian aid. The results indicate that power differentials are often not taken into account in documentation on localisation. It is therefore essential to bring more inclusivity to this field.

This article is related to:
Apprendre en autonomie dans les camps de réfugiés : une proposition méthodologique pour capturer les perspectives communautaires sur l’enseignement, l’apprentissage et la technologie

Introduction

La crise de la COVID-19 que traverse la communauté internationale depuis mars 2020 a introduit une complexité aux pratiques du modèle traditionnel de gestion de l’aide humanitaire. Les fermetures de frontières, les confinements, les mesures d’urgence et la réorientation des priorités des bailleurs de fonds ont forcé les organisations à s’adapter et à développer de nouvelles stratégies dans la mise en œuvre de leurs programmes et de leurs projets (Bond Citation2021; Erdilmen et Sosthenes Citation2020; Savard et al. Citation2020). Le contexte pandémique a notamment poussé les organisations non gouvernementales (ONG) des Nords à adopter certains principes, dont celui de la localisation de l’aide (Erdilmen et Sosthenes Citation2020). Le déploiement des ressources humaines et matérielles issues des Nords étant devenu difficile, voire impossible, plusieurs ONG ont dû réorienter leurs ressources et leurs pratiques (Erdilmen et Sosthenes Citation2020). La pandémie a également exacerbé des problèmes structurels et systémiques (inégalités économiques, sociales, de genre, etc.) au sein des sociétés des Suds, mettant en lumière les inégalités inhérentes à nos systèmes de réponse humanitaire, particulièrement en ce qui a trait à la prise en compte des réalités et des besoins particuliers des personnes vulnérabiliséesFootnote1 (Bond Citation2021; Dowllar Citation2021).

Comme la localisation de l’aide est un sujet de plus en plus discuté dans la conjoncture actuelle, notamment en raison de l’exacerbation des inégalités causée par la pandémie, nous proposons d’explorer les considérations liées au genre et aux différents rapports de pouvoir dans les documents de localisation de l’aide. Cet article propose donc une analyse de contenu portant sur l’intégration du genre, des rapports de pouvoir et des systèmes d’oppression dans 32 documents provenant de la littérature grise issus d’ONG, d’organisations internationales (OI) et de bailleurs de fonds traitant de la localisation de l’aide. Le choix méthodologique repose sur la volonté de faire ressortir le discours dominant en matière de localisation de l’aide et la place qu’occupent les préoccupations de l’ordre des rapports de pouvoir. Cette analyse permettra de répondre à la question suivante : Dans quelle mesure les documents traitant de la localisation de l’aide abordent-ils le genre, les rapports de pouvoir et les systèmes d’oppression (sexisme, racisme, hétérosexisme, etc.)? En ce sens, l’article vise à contribuer aux débats entourant cette pratique et à participer à son amélioration. Pour ce faire, la première section aborde brièvement ce que la littérature définit comme la localisation de l’aide. La deuxième section présente le cadre d’analyse et la méthodologie. La troisième section porte, quant à elle, sur la mobilisation et l’analyse des données recueillies quant à l’intégration du genre et des différents rapports de pouvoir des documents sélectionnés. La dernière section, enfin, présente quelques recommandations.

En quoi consiste la localisation de l’aide?

L’humanitaire, tout comme le développement, fait l’objet de plusieurs critiques en regard de son caractère transitoire et de sa posture qui semblent répondre aux intérêts capitalistes néolibéraux des pays occidentaux. Les pays considérés comme « sous-développés » – vision et langage hérités, entre autres, de la théorie de la modernisation et de la colonisation – devant impérativement intégrer l’économie néolibérale mondialisée (Al-Abdeh et Patel Citation2019; Martins Citation2020). La prévalence d’une vision occidentale du monde, qui a largement influencé les codes et fonctionnements de l’humanitaire, fait l’objet d’analyses et de remises en question de la part d’un nombre grandissant de personnes (Bazin et al. Citation2010). Dans une volonté de mener une réflexion collective sur les enjeux que cette constatation soulève, 63 signataires (25 États membres, 22 ONG, 12 agences onusiennes, deux mouvements de la Croix-Rouge [CICR et FICR] et deux organisations intergouvernementales) se sont engagés lors du Sommet mondial sur l’action humanitaire, qui s’est tenu à Istanbul en 2016, en faveur d’initiatives et de partenariats visant une répartition plus juste et équitable des mécanismes d’aide. La répartition des ressources humaines, financières et matérielles entre les ONG des Nords et des Suds est d’ailleurs au cœur des réflexions portant sur la localisation de l’aide humanitaire. Ce sommet a donné lieu aux accords du Grand Bargain et, plus spécifiquement, à des engagements concrets en faveur d’une plus grande localisation de l’aide (Al-Abdeh et Patel Citation2019; Erdilmen et Sosthenes Citation2020). La localisation serait donc née d’un effort visant à lutter contre la domination des acteur·ice·s internationaux dans la réponse humanitaire (Baguios Citation2022).

Bien que le concept de localisation de l’aide soit polysémique et qu’il reste vague comme il existe plusieurs interprétations de ce concept pour de nombreuses organisations (Erdilmen et Sosthenes Citation2020), plusieurs auteur·ice·s s’entendent pour le définir comme un processus collectif visant à mettre les acteur·ice·s des Suds au cœur des décisions et des interventions humanitaires (Al-Abdeh et Patel Citation2019; Erdilmen et Sosthenes Citation2020; Savard et al. Citation2020). Dans le cadre de cet article, la localisation de l’aide signifie donc quelque chose qui se rapproche d’un « processus de reconnaissance, de respect et de renforcement du leadership des acteur·ice·s des Suds dans la réflexion, la conception, la gestion de projets humanitaires afin de mieux répondre aux besoins des populations affectées et de préparer les futures réponses humanitaires » (Fabre Citation2017, 1).

Le processus de localisation consisterait en un transfert de pouvoir (notamment par la visibilité, les décisions, les fonds et les partenariats) vers les structures des Suds (Al-Abdeh et Patel Citation2019; Metcalfe-Hough et al. Citation2021). Certains acteur·ice·s invitent donc les organisations à redonner les rênes décisionnelles quant à l’élaboration des projets, la gestion des finances, etc. de localisation de l’aide. D’autres, à l’inverse, font appel à de fervents débats de la localisation de l’aide dans le secteur de l’humanitaire, questionnent et invitent à réfléchir au renversement d’un paradigme dominant de la localisation de l’aide (Baguios Citation2022; Barakat et Milton Citation2020; Khan Citation2022). Comme le souligne Baguios (Citation2022), malgré les progrès marqués dans le transfert des ressources et des décisions aux acteur·ice·s locaux, la manière dont la localisation est encore aujourd’hui conçue et mise en œuvre semble favoriser ce qu’il nomme une monoculture humanitaire, où celle-ci contribuerait à étouffer la résolution de problèmes en définissant hermétiquement la pratique humanitaire. De leur côté, Barakat et Milton (Citation2020) soulignent que le sens de la localisation fait référence à un concept relationnel traitant des relations de pouvoir entre le local et l’international, le local et le régional, ou le local et le national, où, comme le soulignent Al-Abdeh et Patel (Citation2019), le parti « local » tend à être celui le moins puissant dans les contextes de réponses aux conflits. La localisation de l’aide serait donc, en quelque sorte, réfléchie dans une division binaire – entre local et international – qui, comme le souligne Roepstorff (Citation2020), donne lieu à des angles morts analytiques.

Le cadre d’analyse et la méthodologie

Cadre d’analyse

Cet article propose donc de déployer un cadre d’analyse féministe intersectionnel. L’intersectionnalité peut être comprise comme un concept, un cadre d’analyse ou encore une perspective. Cette perspective permet, entre autres, de juxtaposer les différentes relations de pouvoir, et de montrer comment celles-ci peuvent se renforcer mutuellement dans l’idée de mettre en lumière les différents groupes de personnes qui peuvent être effacés des discours dominants liés à la localisation de l’aide. Autrement dit, elle permet de sortir d’un cadre analytique binaire, qui, au contraire, propose de s’attarder aux angles morts analytiques. L’intersectionnalité est un concept consolidé et popularisé par Kimberlé Crenshaw (Citation1989), dans la continuité du Black Feminism, de la critical race theory et de l’émergence de groupes militants comme le Combahee River Collective (Corbeil et Marchand Citation2007; Fassa et al. Citation2016; Jaunait et Chauvin Citation2013; Lépinard Citation2015). Dans les années 1990, Crenshaw (Citation1989) appelle à la prise en compte de la spécificité de l’expérience des femmes africaines-américaines dans le champ juridique, où domination de genre, de classe et racisme s’entrecroisent (Corbeil et Marchand Citation2007; Koçadost Citation2017). En plus de Crenshaw, quelques penseuses féministes comme bell hooks, Patricia Hill Collins, Angela Davis et Danièle Kergoat, entre autres, ont montré que les femmes noires et/ou ouvrières ont des besoins et réalités différentes, notamment dû aux effets du capitalisme, du classisme et du racisme, lorsque comparé aux femmes blanches et/ou aisées (Corbeil et Marchand Citation2007; Jaunait et Chauvin Citation2013; Verschuur Citation2010). La popularisation de l’intersectionnalité, adoptée par plusieurs disciplines, groupes sociaux et politiques, a contribué à considérer d’autres rapports de pouvoir tels que l’hétérosexisme, l’âgisme et le capacitisme. Le concept de « matrice des oppressions », ou « systèmes d’oppressions entrecroisées » proposé par Hill Collins (Citation1990/Citation2016) est central au cadre d’analyse intersectionnel. Il désigne notamment les effets multiples et imbriqués du racisme, du sexisme et du classisme, auxquels sont greffés d’autres facteurs de discrimination et de rapports de pouvoir puisqu’il met l’accent sur les interactions entre les différents axes de domination, qui varient selon les contextes géographiques et sociohistoriques (Corbeil et Marchand Citation2007; Hill Collins Citation1990/Citation2016). Ces aspects nous permettront d’analyser comment les femmes sont considérées aux croisements de rapports de pouvoir dans les documents sur la localisation de l’aide en adoptant une analyse qui, sous le prisme de l’intersectionnalité, « donne à voir les dynamiques constitutives du pouvoir invisibilisées par des logiques discursives » (Koçadost Citation2017, paragr.1). Effectivement, ce cadre d’analyse permettra d’explorer dans quelle mesure les réalités des femmes des pays des Suds sont abordées en plus de tenter d’exposer certains angles morts.

Le cadre d’analyse intersectionnel souligne ensuite que les situations et les rapports sociaux et catégories de pouvoir qui constituent des modes d’oppression (racisme, colonialisme, sexisme, etc.) ne sont pas des entités statiques, mais sont plutôt multiples et mouvants – ils s’imbriquent et s’exacerbent les uns avec les autres (Crenshaw Citation2005; Hill Collins et Bilge Citation2020). Le Gallo et Millette (Citation2019, paragr. 2) ajoutent qu’il « prend en compte les manières différentes et situées dont les identités sociales sont enchâssées dans des rapports de force, une personne ayant à la fois une identité de genre, mais aussi une position sociale, une éducation, etc. ». Les réalités et besoins des femmes des Suds en contexte de localisation de l’aide ne doivent donc pas être analysés en termes de rapports de sexe/genre isolés des autres rapports sociaux, mais bien en misant sur les interrelations coexistantes à l’intérieur même des expériences d’oppression, qui créent des parcours et trajectoires de vie uniques. Ainsi, proposer une démarche d’analyse des différents rapports de pouvoir et inégalités dans les documents de localisation de l’aide permet notamment de mettre en lumière les angles morts et propose des mesures analytiques de rapports de pouvoir qui contribuent à considérer la localisation de l’aide d’une manière plus inclusive et sensible au genre.

L’intersectionnalité vise enfin à poser un regard critique sur les relations de pouvoir afin de voir, notamment, comment « ces intersections mettent en place des expériences particulières d’oppression et de privilège » (Corbeil et Marchand Citation2007, 6). Mobiliser ce cadre d’analyse permet aussi de mettre l’accent sur le travail militant, social, politique et mobilisateur des organisations menées par des femmes des Suds, des groupes militants (féministes, LGBTQIA2S+, de personnes vivant avec un handicap, etc.) et, plus largement, de la société civile. L’utilisation d’un cadre d’analyse intersectionnel permet donc de mettre en relief les rapports de pouvoir qui peuvent être présents dans les documents de localisation de l’aide ainsi que l’invisibilisation des systèmes d’oppression que sont le classisme, le racisme, le capacitisme, l’âgisme, l’ethnocentrisme, le sexisme, le colonialisme, l’homophobie, la transphobie et l’hétérosexisme, etc. En nous permettant de réfléchir sur la localisation de l’aide en termes de rapports de pouvoir, cette grille d’analyse propose des éclairages significatifs pour comprendre les rapports de pouvoir et les systèmes d’oppression qui modulent et influencent les documents permettant de guider le secteur de l’humanitaire vers la localisation de l’aide. Ainsi, il nous semble donc possible de « penser ensemble et non plus de façon juxtaposée l’existence d’une pluralité de systèmes de domination sociale » (Masson Citation2015, 172) dans le but de participer aux réflexions qui tendent vers une localisation de l’aide plus inclusive qui prend en considération les différentes inégalités et les différents rapports de pouvoir en place.

Nous souhaitons ensuite reconnaître l’architecture historique et actuelle de nos connaissances, et l’importance de faire preuve de réflexivité, et ce, notamment en situant notre posture épistémologique, qui est influencée par le fait que nous sommes des femmes blanches universitaires canadiennes, donc issues des pays des Nords. Considérant notre positionnalité dans les rapports sociaux dont découlent plusieurs privilèges (Ait Ben Lmadani et Moujoud Citation2012; Corbeil et Marchand Citation2006; Le Gallo et Millette Citation2019), nous reconnaissons que celle-ci peut teinter l’analyse de cet article par des biais et angles morts liés, notamment, à l’historique du colonialisme (Kothari Citation2005; Labourie-Racapé et Puech Citation2005). Nous reconnaissons donc que cet article, bien que nous le souhaitions, s’émancipe difficilement de la (re)production des savoirs concentrés en Occident. Il s’inscrit plutôt dans la nécessité de critiquer les pratiques de la localisation de l’aide et le positionnement des chercheur·euse·s et praticien·ne·s des organisations des Nords. Cet article vise donc la prise de conscience des privilèges qui sont historiquement et socialement accordés, et la prise de position active contre les rapports de domination (colonialisme, racisme, sexisme, etc.) qui sont imbriqués dans les pratiques humanitaires.

Méthodologie

La méthodologie repose sur une analyse de contenu de documents organisationnels provenant d’ONG (des Nords et des Suds), d’OI, des groupes de réflexion (think tanks) et de bailleurs de fonds traitant de la localisation de l’aide (n = 32). Cette analyse vise à déterminer si ces instances prennent en considération les rapports de pouvoir et les systèmes d’oppression dans leurs documents. Dans ces documents de types variés, nous retrouvons des autoévaluations (self-report) de bailleurs de fonds signataires du Grand Bargain ainsi que des cadres normatifs et documents des think tanks, d’ONG et d’OI. Ayant convenu de la saturation des données, 32 documents ont été sélectionnés selon trois méthodes d’échantillonnage non probabiliste combinées, soit par quotas (lié au type d’organisations et au type de documents afin d’obtenir une hétérogénéité), par convenance (lié au thème spécifique de la localisation de l’aide) et selon le jugement (critères d’inclusion des documents : devaient provenir d’ONG, d’OI et de bailleurs de fonds, être datés d’au moins 2016, être rédigés en anglais ou en français et être rapidement repérables sur les sites internet des organisations). La majorité des documents de l’échantillon proviennent d’ONG, d’OI et de bailleurs de fonds différents (n = 29Footnote2). L’échantillon au niveau des ONG, des OI et des bailleurs de fonds est sociologiquement significatif du contexte de la pratique de localisation de l’aide que nous visons à analyser (Yin Citation2018), comprenant majoritairement des organisations des Nords qui produisent (comprendre : qui ont les moyens de produire) le plus de documentation et qui sont également les instances qui ont un poids décisionnel dans la façon dont le milieu est régi.Footnote3 Les études qualitatives n’ayant pas pour objectif d’être généralisables, surtout avec un échantillonnage non probabiliste (Savoie-Zajc Citation2006), notre étude n’a donc pas la prétention d’être exhaustive, nos résultats ne se limitent qu’aux documents ciblés. Les articles soutenant le cadre théorique et l’analyse ont été repérés à partir de la base de données Google Scholar et de la méthode « boule de neige ». Ils constituent une revue narrative sélective de la littérature récente portant sur la localisation de l’aide et l’aide humanitaire en général. L’analyse des documents a été réalisée, dans un premier temps, par analyse lexicale (présence et fréquence des mots-clés liés aux rapports de pouvoir et systèmes de domination) et, dans un deuxième temps, par analyse thématique (sensibilité au genre, partenariats, etc.). La Footnote4 présente le sommaire des données recueillies quant à l’intégration des rapports de pouvoir et à la sensibilité aux questions de genre dans les documents à l’étude.Footnote5

short-legendFigure 1.

Analyse de la documentation sur la localisation de l’aide avec des lunettes intersectionnelles

La localisation de l’aide est de plus en plus discutée et utilisée, mais elle n’est pas exempte de critiques. Dans cette section, les données recueillies à travers la perspective intersectionnelle sont examinées en profondeur. Lors de l’analyse, nous nous sommes questionnées sur la façon dont la documentation aborde le genre, mais aussi les autres dynamiques de pouvoir et systèmes d’oppression qui s’enchevêtrent lorsqu’il est question de localisation de l’aide. Il n’est pas rare que les projets et les programmes d’intervention des ONG et des OI soient conçus et élaborés dans des pays des Nords, sans grande représentation des personnes issues des pays et des communautés qui seront impactés par ceux-ci (Martins Citation2020). Les rôles de femmes d’organisations des Suds dans les sphères décisionnelles des projets sont minimisés (John et al. Citation2020). Les dynamiques de genre et les rapports de pouvoir sont souvent traités comme des sujets secondaires, plutôt que des réalités intrinsèquement liées à la réponse aux crises humanitaires (John et al. Citation2020).

À première vue, les documents traitant de la localisation de l’aide semblent être sensibles au genre. La majorité des documents analysés (28 sur 32) fait mention des mots-clés « genre » et/ou « femmes ». Le genre semble être pris en considération dans les documents à l’étude, la fréquence des mots-clés étant assez élevée et le concept étant ajouté dans les exigences normatives. À titre d’exemple, le questionnaire d’autoévaluation 2020 du Grand Bargain soumis par le Comité permanent interorganisations de l’ONU (Inter-Agency Standing Committee, IASC) aux ONG et bailleurs de fonds signataires comprend une question portant spécifiquement sur l’égalité de genre et l’autonomisation des femmes. Or, greffer les mots-clés « genre » et « femmes » aux documents n’indique pas nécessairement que les documents abordent, en profondeur ou en superficialité, le sexisme ou le patriarcat (les travaux de Brière et Auclair [Citation2020] abordent notamment les paradoxes entre la théorie et la pratique de l’intégration du genre dans les projets de coopération internationale). Peu font état des rapports de pouvoir liés au sexisme alors que quatre documents occultent même complètement la dimension genrée; ils ne contiennent aucun passage, mention ou critère touchant le genre ou le sexisme.

Bien que le genre soit mentionné à plusieurs reprises dans les documents analysés, il est aussi important d’étudier la place accordée aux autres dynamiques de pouvoir. En considérant d’abord les enjeux liés à l’orientation sexuelle et à l’identité de genre, ils sont quasi inexistants dans la documentation. Seulement trois des 32 documents font mention de mots-clés liés à l’orientation sexuelle ou à l’identité de genre. Il existe pourtant une littérature sur les conséquences des crises humanitaires sur les personnes LGBTQIA2S+ des Suds, particulièrement au sein des populations réfugiées (Alessi et al. Citation2020; Koko et al. Citation2018; South African Institute of Race Relations Citation2019). Dans presque la totalité des documents et pratiques de localisation de l’aide étudiés, les personnes LGBTQIA2S+ ne sont pas prises en considération. Par ailleurs, dans la totalité des documents, les femmes sont considérées comme étant forcément cisgenres. En omettant d’aborder la diversité sexuelle et les enjeux qui y sont rattachés, les documents ne prennent pas en compte l’existence de la pluralité du genre. Ils évacuent ces enjeux des analyses et pratiques liées à la localisation de l’aide, alors même que plusieurs recherches démontrent l’effet différencié important des crises humanitaires sur les femmes et les personnes LGBTQIA2S+ (Harris et Tuladhar Citation2019). Les persécutions et violences envers ces personnes ne sont pas l’apanage des pays des Suds, mais restent monnaie courante dans plusieurs pays où les minorités sexuelles sont souvent discriminées, criminalisées, violentées ou tuées (Lee et Ostergard Citation2017; Naidoo et Karels Citation2012). Des ONG et organisations de la société civile, de l’activisme et des espaces de solidarité LGBTQIA2S+ sont tout de même présents (Thoreson Citation2008) (et vitaux) – pensons notamment aux regroupements semi-clandestins de lesbiennes en Afrique du Sud, qui se sont formés en réaction à des séries de viols correctifs alliant violence basée sur le genre, lesbophobie, hétérosexisme et racialisation (Gontek Citation2009; Smuts Citation2011).

Par ailleurs, plus de la moitié des documents (18 sur 32) ne font pas état d’un quelconque processus de vulnérabilisation ou du rôle structurel des rapports de pouvoir sur les situations d’oppression vécues par les individus. Aucun terme comme « population vulnérable » ou « populations à risque » pour parler des personnes touchées par des enjeux humanitaires n’est présent dans ces documents, ce qui peut supposer que l’approche intersectionnelle n’a pas été utilisée lors de leur conception. De plus, seulement 11 documents font mention du handicap ou des personnes vivant avec un handicap – neuf d’entre eux n’y réfèrent qu’une fois ou deux. Alors que certains documents font état de partenariats avec, par exemple, des organisations œuvrant auprès des personnes vivant avec un handicap, les enjeux liés au capacitisme sont tout de même invisibilisés. Enfin, lorsqu’elle aborde l’âge comme rapport de pouvoir et facteur à prendre en considération dans les pratiques de localisation de l’aide humanitaire (n = 25), la documentation étudiée se penche principalement sur les enjeux touchant les enfants, surtout les filles. Bien qu’il soit primordial d’y accorder une grande attention, la documentation occulte largement les personnes âgées, qui ne sont prises en considération que dans deux documents. De plus, les documents portant sur la localisation de l’aide n’abordent que très peu le classisme (trois documents seulement soulignent la classe sociale comme rapport de pouvoir) et le néocolonialisme, qui nous semblent pourtant être au cœur des structures humanitaires.

Sur les 32 documents analysés, sept font mention des minorités ethniques et religieuses ou de l’ethnicité, et trois abordent les communautés autochtones. Pourtant, une littérature importante existe tant sur l’impact des crises humanitaires sur les communautés autochtones des Nords et des Suds que sur les intersections des rapports de pouvoir vécus par les femmes autochtones des Suds (Sylvain Citation2011). Parmi les documents à l’étude, un seul mentionne les enjeux liés au racisme dans les pratiques humanitaires, utilise des termes comme black, brown et non-white pour parler des individus visés par l’aide humanitaire et consacre une section aux enjeux liés au racisme institutionnel. Aucun des documents n’utilise des termes comme racisé·e·s ou racialised, et aucun n’aborde les problèmes et obstacles structurels que peuvent vivre les femmes racisées des Suds. Le racisme comme rapport de pouvoir et système d’oppression n’est considéré que dans un seul document. De plus, seulement trois documents sur 32 font mention du (néo)colonialisme ou du caractère colonial de l’aide. Le racisme et le colonialisme sont donc largement occultés dans la majorité des documents analysés, qui sont pourtant censés remettre en question les asymétries de pouvoir, ancrées dans un passé colonialiste entre les ONG des Suds et des Nords dans les pratiques humanitaires et dans l’allocation des ressources. Ce n’est cependant pas une problématique exclusive à la localisation de l’aide. Comme Martins (Citation2020) le mentionne, les organisations humanitaires sont prises dans une dynamique encore aujourd’hui teintée de colonialité, où elles prennent part à des partenariats inéquitables, injustes et inefficaces entre les acteur·ice·s des Nords et des Suds.

Du contenu vers le discours

Le contenu des documents portant sur la localisation de l’aide ne semble pas exempt d’un certain discours, langage et terminologie. Si le classisme et le néocolonialisme comme systèmes d’oppression sont très peu présents dans la documentation sur la localisation de l’aide, les enjeux les entourant occupent pourtant une place prépondérante dans les questions humanitaires, les personnes des Suds étant souvent caractérisées – et hiérarchisées – selon le statut économique de leur pays (pays à revenu intermédiaire – tranche inférieure [PRITI], en voie de développement, sous-développés, en développement, tiers-monde). Puis, selon Martins (Citation2020), les acteur·ice·s des Suds doivent souvent adhérer à la langue et à la terminologie des pays des Nords. Lorsqu’il est question de localisation, la dichotomie entre certains termes comme « personnel local » versus « personnel international » ou « expatrié·e·s » (pour parler des travailleur·se·s des Nords migrant·e·s vers les pays des Suds pour travailler) constitue en soi une posture discursive classiste et néocoloniale ayant un impact sur les dynamiques de pouvoir; elle crée une hiérarchie néfaste qui freine la mise en place de structures égalitaires (Martins Citation2020; Roepstorff Citation2020). La localisation de l’aide n’est pas à l’abri de ce type de vocabulaire homogénéisant, qui ne capture pas la diversité. Par exemple, le terme local est utilisé pour regrouper des centaines d’organisations des Suds; il laisse sous-entendre que celles-ci sont petites et ne travaillent que dans des rayons très limités, alors que plusieurs œuvrent aux niveaux national et international (Roepstorff Citation2020). Les rapports de pouvoir, déséquilibrés, sont ainsi alimentés par cette création de langage et de savoirs, qui participe par ailleurs à une hyper-professionnalisation et à la création d’un écart entre la réalité des personnes ciblées par les projets et programmes et les professionnel·le·s de l’humanitaire.

Les critiques des concepts de genre et d’intersectionnalité comme buzzwords nous le rappellent (Davis Citation2008; Fassa et al. Citation2016; Verschuur Citation2010), il ne suffit pas de mettre quelques termes dans des documents pour prendre réellement en considération les enjeux d’oppression. Cependant, le choix de la terminologie est plus qu’un jeu sémantique. Il participe à la construction d’un discours autour de l’aide humanitaire, qui contribue à définir les individus d’une certaine manière, soit la création de catégories discursives auxquels un sens est accordé et qui ont des implications matérielles et concrètes contribuant à la discrimination et à l’oppression (Escobar Citation1995; Kapoor Citation2004; Mohanty Citation1988; Mohanty, Russo, et Torres Citation1991; Spivak Citation1985/Citation2020). Le choix des termes utilisés dans les documents n’a donc rien d’anodin. La terminologie utilisée dans le langage de l’humanitaire minimise et homogénéise fréquemment les organisations des Suds dans l’écosystème institutionnel. Khan (Citation2022) souligne d’ailleurs qu’au lieu d'être considéré·e·s comme des personnes citoyennes indépendantes et autonomes d’une nation, ce terme crée un sentiment d’altérité qui laisse croire que ces personnes n’auraient pas d’histoire et de capacités indépendantes. Des termes à usage courant comme terrain ou bénéficiaires – présents dans plusieurs des documents – viennent amplifier ce rapport de force : le terrain devient le lieu pour les personnes issues des Nords de mettre en valeur leurs capacités et leurs expertises, et les bénéficiaires sont les personnes passives issues des pays des Suds qui attendent d’être aidées (Khan Citation2022; Martins Citation2020). L’utilisation répétée de ces mots, surtout lorsqu’on aborde des enjeux liés au genre, crée un rapprochement entre femmes des Suds et victimes qui est dommageable pour les agent·e·s de changement qui travaillent extrêmement fort à préserver leur place dans l’espace public (Al-Abdeh et Patel Citation2019, 248). L’asymétrie des relations de pouvoir entre les pays des Nords et ceux des Suds se reflète à travers une utilisation langagière qui met en lumière le caractère inéquitable de ces relations (Martins Citation2020).

La localisation de l’aide vise une pratique plus juste et égalitaire de l’aide humanitaire, particulièrement au niveau des partenariats (Fabre Citation2017). Néanmoins, nous constatons que, dans les documents à l’étude, les rapports de pouvoir sont présentés de manière très superficielle. Dans la plupart des documents, les termes associés aux rapports de pouvoir sont utilisés de façon isolée, et les imbrications des différents rapports de pouvoir et systèmes d’oppression sont occultées. Le fait que les dynamiques de pouvoir enchevêtrées des populations visées par l’aide humanitaire ne soient pas considérées dans les documents consultés nous amène à nous questionner sur la réelle application de pratiques sensibles au genre. Les nombreuses mentions du genre dans les documents laissent croire que le genre est au cœur des préoccupations, mais le manque de considération pour les autres dynamiques de pouvoir démontre que l’hétérogénéité du groupe femmes n’est pas prise en compte. Cette vision assez monolithique des femmes est problématique pour une réelle application de pratiques sensibles au genre; elle rend même vaines les mentions du genre. Certes, l’égalité des genres et les enjeux relatifs aux droits des femmes étaient peu présents dans les discussions et les engagements originaux du Grand Bargain (Metcalfe-Hough et al. Citation2020). Néanmoins, certaines des organisations signataires se sont réunies depuis avec ONU Femmes afin de réfléchir ensemble à l’intégration de l’égalité de genre aux engagements (Metcalfe-Hough et al. Citation2020).

Alors que des discriminations singulières sont soulevées dans la majorité des documents étudiés, aucun des documents à l’étude n’utilise explicitement une approche intersectionnelle. Six documents (Oxfam [n = 2], La fédération internationale des sociétés de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge (IFRC), Overseas Development Institute et IASC [n = 2]) semblent utiliser une analyse qui se rapproche d’un cadre intersectionnel, sans pourtant le nommer ainsi. De manière générale, les différents rapports de pouvoir, autres qu’entre les hommes et les femmes, sont largement invisibilisés dans les documents ciblés par notre étude, et l’interaction entre les différents rapports de pouvoir n’y est que très peu documentée. Notre analyse de contenu permet donc de constater l’intégration encore timide des questions liées aux inégalités de genre dans les documents plus récents traitant de la localisation de l’aide, et la quasi non-intégration des autres rapports de pouvoirs et systèmes d’oppression. Il n’est pas nouveau que le milieu de l’humanitaire soit critiqué pour son manque d’inclusion. Comme affirmé dans le document d’ActionAid, un déficit d’inclusivité, de diversité et d’ouverture se retrouve dans l’environnement humanitaire international autorégulé, également caractérisé par une « domination par les hommes et aveugle au genre » (Yermo Citation2017, 3). Il est fréquent que le genre dans sa pluralité soit peu intégré de façon transversale aux processus de réponse aux crises humanitaires, et soit plutôt une thématique abordée parallèlement, voire non abordée du tout (John et al. Citation2020). Les organisations menées par les femmes sont pourtant souvent celles qui souffrent le plus du manque de ressources, tout en étant les plus étroitement liées avec les personnes ciblées par l’aide humanitaire (Care International Citation2017; Oxfam Canada Citation2018). Les dynamiques de genre et les rapports de pouvoir sont communément traités comme des sujets secondaires non prioritaires, plutôt que comme des sujets intrinsèquement liés à la réponse aux crises humanitaires (John et al. Citation2020). Malgré la popularité grandissante de l’approche intersectionnelle, elle n’est pas nécessairement mise en application, maîtrisée ou connue par les personnes responsables de la localisation. Les ressources limitées caractérisant les milieux humanitaires mènent la plupart du temps à une subordination des besoins en formation du personnel à la nécessité de répondre aux situations de plus en plus urgentes (Houldey Citation2019). L’approche intersectionnelle préconisée nous semble pertinente pour aborder cette problématique puisqu’elle permet d’appréhender la façon dont les systèmes d’oppression s’entrecroisent dans les différents espaces des Suds et des Nords et excluent les personnes essentielles au développement (Martins Citation2020), et ce, à même la gestion des réponses d’urgence, des projets et des organisations.

Le financement, un frein important à la localisation de l’aide

Dans leurs documents, ONU-Femmes (Citation2021) et Oxfam Canada (Citation2018) soutiennent que c’est principalement au niveau du financement que les rapports de pouvoir et l’asymétrie affectent les organisations des Suds, surtout celles menées par des femmes, qui restent encore largement sous-financées ou exclues des processus de financement. Encore aujourd’hui, ce sont principalement les ONG des Nords qui ont accès aux ressources financières. Malgré les mesures mises en place depuis le Sommet d’Istanbul, des enjeux de politiques étrangères et de relations entre les États sont au cœur de cet accès aux ressources financières. Un engagement pris lors du Sommet, qui visait à octroyer au moins 25 % du financement et des ressources d’aide aux organisations des Suds, n’atteignait que 0,4 % à 3,5 % avant la pandémie de la COVID-19, selon les sources (Development Initiatives Citation2019; Martins Citation2020; Savard et al. Citation2020; Yermo Citation2017). De ce financement, moins de 1 % était octroyé à des organisations de femmes (ONU Femmes Citation2021).

Considérant le fait que les principaux pays donateurs et les plus gros bailleurs de fonds humanitaires, à l’exception de l’Arabie Saoudite, bailleur de fonds non-signataire du Grand Bargain, se trouvent dans les pays des Nords occidentaux (Development Initiatives Citation2020), il s’avère difficile d’extraire l’occidentalocentrisme de l’aide humanitaire. Cicmil et O’Laocha (Citation2016) insistent sur le fait que les bailleurs, en désignant les façons dont les projets humanitaires doivent être gouvernés, dirigés et mis en œuvre, ne permettent pas la co-création avec les personnes touchées par les problématiques auxquelles les organisations tentent de répondre. Les processus, souvent imposés par les bailleurs de fonds, formalisent les actions des populations, mais imposent aussi une structuration des pouvoirs, une exclusion de certaines catégories de personnes et une orientation politique qui viennent déconstruire les mouvements sociaux (Martinez et Cooper Citation2017). Les organisations cachent parfois leurs échecs, ou embellissent leurs résultats, et font des projets qui répondent davantage aux priorités des bailleurs qu’aux besoins réels des populations des Suds (Raimondo Citation2018). L’objectif des ONG se détourne des impacts recherchés et de leur responsabilité envers les populations pour plutôt se concentrer sur la compréhension et la production des outils de gestion et sur la redevabilité envers les bailleurs occidentaux (Murphy et al. Citation2019). Ce caractère très occidental se retrouve dans les critères, les normes et les langages propres à chaque bailleur de fonds; ils doivent être compris et maîtrisés par chaque ONG adressant une demande de financement à ces bailleurs de fonds, et peuvent constituer un obstacle énorme pour les organisations des Suds. Cet obstacle se présente au niveau du financement, où les mécanismes structurels inégaux se déploient. Des enjeux relatifs aux relations de pouvoir sont omniprésents dans les pratiques de localisation de l’aide, tant sur le plan financier que décisionnel. Les engagements du sommet d’Istanbul menacent en quelque sorte le financement des organisations (ONG et OI) puisque celles-ci doivent collaborer à augmenter le ratio de subventions destinées aux entités locales, ce qui représente une perte de revenu pour elles (Savard et al. Citation2020).

Les relations entre partenaires au cœur des documents sur la localisation de l’aide

L’importance des relations partenariales dans les pratiques de localisation est un thème récurrent dans la documentation liée à la localisation, en plus d’être au cœur des engagements du Grand Bargain. Plusieurs documents mettent en évidence l’importance de transformer les logiques institutionnelles, bureaucratiques et technocratiques de sélection des partenaires, mais un nombre restreint de ces documents soulignent l’importance de favoriser, lors de la création de partenariats avec des organisations des Suds, l’engagement auprès d’organisations, d’associations et de groupes de femmes cis et trans et de personnes vulnérabilisées. Oxfam Canada (Citation2018) présente un des seuls documents qui témoigne l’importance de favoriser des collaborations avec des organisations de femmes pour assurer une meilleure adéquation de l’aide avec les besoins des personnes vulnérabilisées. Pour cette organisation, la création de partenariats équitables et bidirectionnels est indispensable. Malgré l’accent mis sur les partenariats, il arrive fréquemment que les relations partenariales soient, en pratique, vécues davantage sous forme d’un accord de sous-traitance, où les organisations des Nords font des demandes managériales reflétant davantage leurs propres priorités que celles des organisations des Suds (Al-Abdeh et Patel Citation2019; Oxfam Canada Citation2018). Pourtant, lorsque les parties prenantes manquent d’écoute et de compréhension envers les partenaires des Suds et n’ont pas une vision et des intérêts communs, cela mène souvent à l’échec des projets (Al-Abdeh et Patel Citation2019). Les organisations des Suds se retrouvent souvent à jouer le rôle de partenaire-exécuteur de programmes préconçus et d’ateliers de renforcement des capacités, alors qu’elles souhaitent en fait voir leurs projets existants financés, et co-créer en partageant leurs connaissances et expertises dans des relations partenariales à double sens (Martins Citation2020). Dans son document, Oxfam Canada (Citation2018) relève aussi comment ces façons problématiques de travailler s’ancrent dans une incompréhension des spécificités de l’expérience des personnes ciblées par les interventions humanitaires, qui sont enracinées dans les cultures, la politique et les conditions locales. Ne pas porter une attention particulière à la création de partenariats solides et égalitaires avec des organisations des Suds œuvrant auprès de personnes vivant les situations d’urgence, ou ne pas être à l’écoute de ces dernières, peut poser de sérieuses barrières structurelles au leadership des personnes des Suds, surtout des femmes. La domination des systèmes sexistes, racistes et classistes mène à un manque de reconnaissance et de considération pour l’agentivité des femmes des Suds (Mohanty Citation1988; Mohanty, Russo, et Torres Citation1991; Spivak Citation1985/Citation2020). Le document analysé d’Oxfam Canada (Citation2018) souligne notamment comment elles sont souvent considérées comme ayant besoin de protection, plutôt que des acteur·ice·s de changement possédant une capacité d’action.

Les documents analysés soulignent comment les organisations des Nords ont tendance à sélectionner des partenaires en fonction de leur expérience en réponse d’urgence, de leur couverture géographique, de leur accès aux communautés et de leur capacité de conformité, en omettant l’expertise des groupes des femmes et leur autonomisation, la protection des femmes et l’égalité entre la pluralité des genres (ALTP Citation2019; Care International Citation2017). Les organisations de femmes qui font un travail important, notamment en plaidoyer et en développement des compétences, reçoivent moins d’attention, de considération et sont rarement identifiées comme prioritaires, et ce, malgré leurs compétences essentielles dans la transformation des réponses d’urgence sensibles aux genres (Care International Citation2017; ONU Femmes Citation2021; Oxfam Canada Citation2018). Par l’implication de différentes institutions et parties prenantes, ces actrices de changement s’assurent en plus de faire entendre différentes voix dans différents espaces (CARE Citation2017; Oxfam Canada Citation2018).

Vers une localisation de l’aide plus inclusive et sensible au genre

Pour rendre la localisation de l’aide plus inclusive et sensible au genre, une analyse féministe intersectionnelle nous semble pertinente pour la mise en place de pratiques de localisation de l’aide, de programmes et de plans de réponse humanitaire, car ceux-ci ne sont pas exempts de racisme, de sexisme, de capacitisme, etc. L’analyse de contenu des documents portant sur la localisation nous a permis de déterminer que la majorité d’entre eux intègrent, bien que timidement, une dimension genrée, mais qu’ils occultent grandement les autres rapports de pouvoir et systèmes d’oppression. Lorsque ceux-ci sont abordés, ce n’est que superficiellement. Outre une recommandation spécifique concernant l’intégration de l’analyse intersectionnelle à même les documents portant sur la localisation de l’aide, nous avons dégagé à partir de la littérature consultée et de nos résultats de recherche quelques recommandations générales sur l’intégration d’une analyse intersectionnelle. Notre objectif est de favoriser des réflexions et l’instauration de mesures portant sur les rapports de pouvoir dans les plans d’action, les cadres normatifs et les documents sur la localisation de l’aide, et d’ainsi générer des retombées managériales auprès des ONG humanitaires qui font de la localisation de l’aide.

Vers la considération d’un financement féministe et inclusif

Localiser les pratiques humanitaires implique de réorienter les ressources financières, le pouvoir et l’agentivité vers les organisations des Suds. La création de partenariats équitables et bidirectionnels demeure indispensable pour favoriser une localisation inclusive et sensible aux genres. Considérant l’asymétrie des pouvoirs et les rapports historiques coloniaux et impérialistes, le financement à hauteur de 25 % du Grand Bargain semble largement insuffisant, quoique cet objectif soit déjà ambitieux étant donné que le financement se situe actuellement à moins de 5 % (Development Initiatives Citation2019; Martins Citation2020, 147; Savard et al. Citation2020; Yermo Citation2017). Les organisations des Nords doivent activement travailler à modifier les structures et les normes d’allocation des ressources, même si cela pourrait représenter des pertes pour elles.

Si les cadres normatifs de l’aide humanitaire et de la localisation de l’aide prennent en compte les rapports de pouvoir et leurs répercussions sur les organisations des Suds, surtout celles menées par des femmes cis et trans et des personnes vulnérabilisées, des améliorations pourraient être observées. Certes, ces changements devraient se faire dans le cadre d’un processus réfléchi afin d’éviter l’exacerbation des mécanismes d’oppression : il faut éviter que la localisation de l’aide ne devienne un fardeau supplémentaire pour les organisations des Suds, qui entraînerait une charge mentale additionnelle ou un renforcement des pouvoirs d’une élite dominante dans les pays des Suds. Il nous paraît important de porter une attention particulière aux risques d’instrumentalisation des organisations dans la poursuite d’agendas connexes qui ne chercheraient pas à répondre aux besoins réels des organisations et des personnes des Suds. Pour répondre à ces nombreux enjeux, la localisation pourrait permettre de diversifier les approches et de décentraliser les pouvoirs, dans une optique de redistribution plus équitable. Ceci peut être initié à même les organisations grâce à une révision de la structure organisationnelle, qui viserait à tendre vers une structure de co-construction de projet et de co-gestion avec les partenaires des Suds.

Vers des partenariats inclusifs et féministes

L’asymétrie de pouvoir tend à rendre unidirectionnelle la redevabilité en matière de partenariats des organisations des Suds envers celles des Nords, ce qui mine drastiquement l’établissement d’une relation de confiance équitable et respectueuse. Certaines organisations suggèrent notamment de mettre en place des critères, des mesures et des outils qui permettront de faciliter les transferts de pouvoirs décisionnels vers les organisations de femmes des pays des Suds (ALTP Citation2019; Care International Citation2017). Dans son document, Accelerating Localisation Through Partnerships (ALTP Citation2019) indique que comme les deux agendas (de localisation et féministe) demandent de créer des partenariats plus équitables entre les acteurs nationaux et internationaux, il semble primordial de mettre en place des mécanismes de responsabilisation en matière de partenariat, à la fois pour les organisations des Suds et des Nords. CARE International (Citation2017) propose plus précisément de développer des directives et des normes internes, des outils de responsabilisation et des lignes directrices propres à chaque partenariat, permettant ainsi le renforcement de la responsabilité des partenaires de manière à garantir un engagement solide envers les partenaires des Suds et les populations vulnérabilisées.

Valoriser et prioriser les approches féministes aux pratiques humanitaires semble ensuite être important pour assurer des partenariats inclusifs. Les femmes et groupes de femmes cis et trans, les personnes vivant avec un handicap, les personnes racisées, de différents âges et issues de la diversité sexuelle doivent être impliquées dès le début dans les discussions et le développement des réponses d’urgence. Sophie Dowllar (Citation2021, paragr. 7), militante féministe d’origine kenyane, rappelle qu’il est primordial, surtout en temps de crise, d’adopter une approche féministe du leadership. Une localisation de l’aide féministe intersectionnelle viserait donc à adopter une approche collective en vue de former des partenariats avec des groupes de femmes et des groupes de personnes vulnérabilisées, qui viseraient la revendication de l’autodéfense populaire. En ce sens, Al-Abdeh et Patel (Citation2019) mettent en évidence que la première étape vers une approche inclusive de la localisation est d’être directement à l’écoute des expériences des femmes sur le terrain. Pour que la localisation de l’aide soit plus efficace, Martins (Citation2020) souligne qu’elle doit s’éloigner des réponses ponctuelles, être réfléchie avec les personnes concernées et déployée dans une approche à long terme basée sur une participation équitable, juste et sensible aux genres.

Conclusion

Il peut donc sembler essentiel que les organisations des Nords prennent du recul dans leurs pratiques et fassent preuve de réflexivité. Les ONG et les travailleur·se·s humanitaires des Nords auraient intérêt à être plus conscient·e·s d’eux·elles-mêmes et critiquer les asymétries de pouvoir perpétuées dans le milieu envers les organisations et les travailleur·se·s humanitaires des Suds, comme l’a fait Coopération Canada dans son rapport pour l’émergence de pratiques antiracistes dans la coopération internationale canadienne (ARC Citation2021). Il apparaît désormais important de réfléchir plus globalement à la manière dont la confiance et les relations entre les acteurs nationaux et internationaux peuvent être construites, soutenues et pérennisées. Il n’est plus question de poser un regard uniquement sur les projets et les programmes; il faut réfléchir et co-construire des méthodes de travail plus significatives, et ce, pour refléter une réelle solidarité.

À son essence, la localisation de l’aide vise une répartition plus juste et égalitaire de l’aide humanitaire. Or, cet article constate que la question du genre n’est pas soulevée uniformément dans les documents étudiés; peu d’entre eux sont inclusifs et abordent les rapports de pouvoir.

Les résultats de notre recherche s’ajoutent à un ensemble riche de débats et de réflexions entourant la localisation de l’aide. Bien que la littérature sur l’aide humanitaire s’appuie de plus en plus sur l’approche intersectionnelle en privilégiant notamment des approches intitulées Age, Gender and Diversity/Disability Analysis (HI Citation2020; Islamic Relief Worldwide Citation2018; UNHCR Citation2021), peu se penche sur la localisation de l’aide dans l’optique de la rendre plus sensible au genre et plus inclusive, notamment en mobilisant des lunettes intersectionnelles. Nos résultats nous permettent de considérer qu’une localisation de l’aide sensible au genre et inclusive aurait des impacts positifs et durables pour les populations visées et pour le secteur de l’humanitaire en général. Nous postulons qu’une localisation de l’aide qui intégrerait dans son analyse les rapports de pouvoir et de domination serait plus inclusive et sensible au genre, et permettrait une action humanitaire davantage centrée sur les réalités et les besoins des populations vulnérabilisées. Alors que la perspective intersectionnelle permet de déployer un regard différent de ce qui est globalement proposé dans la littérature sur la localisation, le contexte actuel lié à la pandémie de COVID-19 présente une occasion privilégiée pour questionner, voire bouleverser, les rapports de pouvoir.

Davantage de recherches empiriques sont toutefois nécessaires considérant le manque important de données probantes et d’articles scientifiques sur la pratique de la localisation, notamment dans une perspective féministe intersectionnelle. Elle permettrait de mettre en lumière ce que les ONG des Suds soulignent depuis un moment déjà concernant les mécanismes d’aide humanitaire et les pratiques de localisation de l’aide (Al-Abdeh et Patel Citation2019). Il est donc souhaitable que les pratiques humanitaires considèrent ces enjeux pour une localisation de l’aide plus inclusive et plus sensible au genre, qui répondra mieux aux besoins et aux réalités spécifiques des populations vulnérabilisées. L'approche intersectionnelle invite à actualiser la réflexion en regard des groupes et personnes vulnérabilisées pour ne pas reproduire les mécanismes structurels de discrimination et de domination. Une localisation de l’aide inclusive et plus sensible au genre permettrait d’initier un renversement du pouvoir afin de le mettre entre les mains des personnes directement concernées. Par ailleurs, les enjeux entourant une localisation de l’aide qui peine à être inclusive et sensible au genre gagneraient fortement à être abordés dans les perspectives postcoloniales et décoloniales pour, d’une part, répondre aux critiques émises à l’égard de l’intersectionnalité et, d’autre part, approfondir l’analyse des oppressions perpétuées par les rapports coloniaux dans un pluralisme ontologique. Pour des recherches futures, il apparaît donc grandement nécessaire de favoriser la recherche et les savoirs alternatifs concernant les réponses humanitaires des personnes issues des Suds.

Remerciements

Cet article a été rédigé sur des territoires autochtones non cédés (de Tiohtiá:ke [Montréal] et Québec), et nous sommes reconnaissantes de pouvoir rédiger sur ces terres. C’est dans le respect des liens avec le passé, le présent et l’avenir que nous reconnaissons les relations continues entre les Premières Nations, les Inuits et les Métis. Il est pour nous primordial de témoigner notre solidarité envers les communautés autochtones locales et mondiales qui luttent au quotidien pour leurs droits au pouvoir, à la terre, aux ressources et à la sécurité. Nous souhaitons remercier Isabelle Auclair, François Audet, Maïka Sondarjee ainsi que les deux personnes réviseures anonymes pour leur temps accordé à la lecture de l'article ainsi que leurs commentaires constructifs.

Additional information

Notes on contributors

Janyck Beaulieu

Janyck Beaulieu (elle/she) est doctorante en développement international et mondialisation à l’Université d’Ottawa et diplômée d’une maîtrise en gestion du développement international et de l’action humanitaire. Ses intérêts portent, entre autres, sur les perspectives féministes en solidarité internationale, sur les questions d’égalité des genres et de santé.

Katherine Robitaille

Katherine Robitaille (elle/she) est doctorante en management de la coopération internationale à l’Université Laval. Ses intérêts portent, entre autres, sur la solidarité internationale, les perspectives féministes, la justice climatique et le soutien organisationnel à l’équité, la diversité et l’inclusion.

Rosalie Laganière-Bolduc

Rosalie Laganière-Bolduc (elle/she) est diplômée d’une maîtrise en gestion du développement international et de l’action humanitaire de l’Université Laval. Praticienne au sein d’une organisation de coopération internationale québécoise, elle se concentre sur les enjeux d’égalité des genres.

Sara Farley

Sara Farley (elle/she) est doctorante en administration à l’UQAM et diplômée d’une maîtrise en gestion du développement international et de l’action humanitaire. Elle travaille en coopération internationale depuis plus de 10 ans, notamment sur les enjeux liés à la justice de genre et aux droits des femmes.

Naomie-Jade Ladry

Naomie-Jade Ladry (elle/she) est doctorante en sciences humaines appliquées à l’UDEM et diplômée d’une maîtrise en gestion du développement international et de l’action humanitaire. Ses centres d’intérêt portent sur les questions d’égalité des genres ainsi que les liens entre le genre et les parcours migratoires.

Notes

1 Le terme « vulnérabilisées » est celui privilégié ici car il permet de concevoir les vulnérabilités comme un état subi, voire imposé, et non comme une condition ou une identité, comme pourrait le laisser penser « personnes vulnérables ».

2 Accelerating Localisation through Partnerships (ALTP); Affaires Mondiales Canada; Germany Federal Foreign Office; Humanitarian Policy Group (HPG, x2); Bond; Care International; Charter for Change; CLIO; Coordination Sud; ECHO; OCDE; Oxfam-USA; Global Mentoring Initiative; IFRC; ICVA; Inter-Agency Standing Committee (IASC, x2); NGO Voice; Oxfam; Ministry for Foreign Affairs Sweden; Overseas Development Institute (ODI); Network for Empowered Aid Response (NEAR); Norwegian Ministry of Foreign Affairs; ONU-Femmes; Oxfam-Canada; Plan International; Start Network; UK Foreign, Commonwealth, and Development Office; UNICEF; ALNAP; ActionAid.

3 Les documents des Suds analysés ne démontrent pas nécessairement une intégration plus exhaustive des systèmes d’oppression et des rapports de pouvoir. Nous ne pouvons affirmer que nous aurions les mêmes résultats si des documents provenant exclusivement d’ONG des Suds auraient été utilisés. Cela pourrait faire l’objet d’une recherche subséquente.

4 Nous avons débuté en établissant une liste pour ensuite élargir le champ lexical des termes au fil des lectures où les mots supplémentaires repérés étaient alors ajoutés au tableau et tous les autres documents étaient repassés sous l’outil recherche. Il s’agissait d’un processus itératif. Les termes qui n’apparaissent pas dans la liste (par exemple, SOGIECS) ont été retrouvés dans aucun document.

5 Notre utilisation des termes « beaucoup » et « un peu » est basée sur une pondération en fonction de l’échelle de la totalité des récurrences dans tous les documents. Elle est descriptive et ne désigne ni un pourcentage spécifique ni une mesure quantitative des occurrences, conformément à la pratique standard de l’analyse qualitative de contenu. Les termes (les catégorisations) sont destinés à donner une idée générale des tendances observées dans les documents. Si possible, nous avons fourni des chiffres ou des fréquences dans le texte pour donner une idée plus claire de la portée.

Références

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