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Original Article

Partager l'information sur son statut sérologique VIH dans un contexte de polygamie au Sénégal

HIV disclosure in polygamous settings in Senegal

Pages S28-S36 | Published online: 11 Jul 2013

Abstract

In Senegal, where HIV prevalence is less than 1% and stigma remains important, 40% of marriages are polygamic. The purpose of this article is to describe and analyze the motivations, benefits and constraints related to HIV disclosure, and to explore specific situations related to polygamy. Data were collected through qualitative research based on in-depth repeated interviews on the experience of antiretroviral therapy and its social effects, conducted over a period of 10 years with people on antiretroviral treatment and their caregivers. Health professionals encourage people to disclose their HIV status, especially in certain circumstances such as preventing mother-to-child transmission of HIV. Nevertheless they are aware of the social risks for some patients, particularly women. Some health workers insist on disclosure, while others do not interfere with women who do not disclose to their partner, while highlighting their ethical dilemma. Interviews trace the changing attitudes of caregivers regarding disclosure. The majority of married women begin by sharing their HIV status with their mother, waiting for her to confirm that the contamination is not due to immoral behavior and to participate in implementing a strategy to maintain secrecy. In polygamous households, women try to disclose to their partner, keeping the secret beyond the couple. Some women fear disclosure by their husbands to co-spouses, whose attitudes can be very diverse: some stories relate collective rejection from the household; sometimes disclosure is made in a progressive way following the hierarchy of positions of each person in the household; another person reported the solidarity shown by her co-spouses who kept her HIV status a secret outside the household. The article shows the diversity of situations and their dynamics regarding both disclosure practices and their social effects.

Résumé

Au Sénégal, où la prévalence du VIH est inférieure à 1 % et la stigmatisation reste importante, 40 % des unions sont polygamiques. L'objet de cet article est de décrire et analyser les motivations, les avantages et les contraintes liés au partage de l'information à propos du statut VIH + , en explorant les particularités relatives aux situations de polygamie. Il repose sur les données d'une recherche qualitative par entretiens approfondis et répétés sur l'expérience du traitement antirétroviral et ses effets sociaux, menée sur une période de 10 ans auprès de personnes sous traitement et de leurs soignants. Les professionnels de santé encouragent les personnes à partager leur statut, surtout dans certaines circonstances telles que la prévention de la transmission mère-enfant; néanmoins ils sont bien conscients des risques sociaux que courent certains patients, notamment des femmes. Certains insistent, d'autres n'interviennent pas auprès de celles qui ne partagent pas avec leur conjoint, tout en soulignant leur dilemme éthique. Les entretiens retracent l'évolution des attitudes des soignants à cet égard. La majorité des femmes mariées commencent par partager leur statut VIH+ avec leur mère, attendant d'elle qu'elle atteste que la contamination n'est pas due à des comportements amoraux et qu'elle participe à la mise en place d'une stratégie. Dans les foyers polygames, les femmes tentent de partager l'information avec leur conjoint, en maintenant le secret au-delà du couple. Certaines craignent la divulgation par leur conjoint auprès des coépouses, dont les attitudes peuvent être très diverses: des récits rapportent le rejet collectif hors du foyer dont certaines femmes ont été victimes; l'annonce est parfois faite de manière progressive en suivant la hiérarchie des positions de chaque interlocuteur dans le foyer; une autre personne rapporte la solidarité montrée par ses coépouses qui lui a permis de maintenir le secret hors du foyer. L'article montre la diversité des situations et leur caractère évolutif tant en matière de partage du statut qu'à propos des effets sociaux de ce partage.

Introduction

Partager l'information sur son statut sérologique est particulièrement difficile pour les personnes vivant avec le VIH (PVVIH). Les connotations sociales de l'épidémie, les interrogations sur les modalités de transmission que cette annonce va susciter, la référence possible à des comportements sexuels ne respectant pas les normes sociales de moralité, en font une décision lourde d'implications. Ces révélations risquent de perturber les relations avec le conjoint, et avec l'entourage, ce qui pourrait aggraver les effets sociaux péjoratifs de l'atteinte par le VIH. Diverses études témoignent de la complexité du partage de l'information qu'elles abordent selon les approches des droits humains, de la santé publique, ou sous l'angle des contradictions entre obligations de santé publique et respect du secret médical (Reproductive Health Matters Citation2000). En Afrique subsaharienne la variété des niveaux de partage de l'information des personnes séropositives avec leur conjoint en fonction des contextes épidémiologiques, sanitaires et du vécu social de l'infection à VIH a été documentée (Smith, Rossetto & Peterson Citation2008; Wong, Rooyen, Modiba, Richter, Gray, McIntyre, et al. 2009). Ces études rapportent des pratiques de « secret» autour de la séropositivité du fait des difficultés du partage de l'information. Les personnes qui veulent « partager » leur statut choisissent les destinataires de cette information après évaluation des risques en fonction de divers facteurs tels que la confiance, la relation d'aide préexistante, la stabilité du lien conjugal, ou la capacité d'apporter un appui.

Dans le contexte du Sénégal ou la prévalence du VIH demeure peu élevée dans la population généraleFootnote1 où elle est estimée à 0,7 %, l'infection à VIH reste toujours perçue de manière péjorative et associée à des comportements sexuels réprouvés, ce qui est à l'origine de stigmatisation et discrimination régulièrement dénoncées par les PVVIH. En dépit d'une meilleure accessibilité des ARV (médicaments antirétroviraux) disponibles depuis plus de 10 ans dans la majorité des sites urbains du Sénégal, de l'amélioration de la qualité de vie des PVVIH, le statut VIH+ est rarement énoncé publiquement. La majorité des personnes vivant avec le VIH cachent leur statut à leur entourage direct et n'acceptent pas d'en témoigner publiquement (Sow & Desclaux Citation2002). Elles craignent des conséquences péjoratives d'autant plus graves qu'elles risquent de concerner l'entourage et la famille élargie, notamment dans des contextes de mariages polygamiques, fréquents au Sénégal comme dans la majeure partie des pays d'Afrique de l'Ouest.

La polygamie définie comme « toute union légitime d'un homme avec plusieurs femmes » est reconnue par la loiFootnote2 et le code sénégalais de la famille appliqué depuis 1972 autorise un homme à épouser légalement au maximum quatre épouses. Selon la dernière Enquête Démographie Santé réalisée avec le Ministère de la Santé en 2005, la polygamie représente 40 % des régimes de nuptialité, dans un contexte socioculturel fortement imprégné de valeurs religieuses musulmanes qui encouragent ces pratiques: « l'union conjugale se réduit au mariage et le célibat définitif est marginal » (Ministère de la Santé 2005: 99). Ainsi, chez les femmes âgées de plus de 40 ans, le célibat est quasi inexistant: il représente moins de 1 % des cas. L'universalité presque généralisée du mariage des femmes adultes est due en grande partie aux mariages polygamiques. La proportion de femmes ayant au moins une coépouse augmente régulièrement avec l'âge passant de 20 % pour les femmes de 20-24 ans à 61 % pour celles de 45-49 ans (Ibid.). Les femmes qui se marient au-delà de l'âge de 30 ans ou qui se remarient après un divorce ou un veuvage intègrent majoritairement des ménages polygames en seconde, troisième ou quatrième position.

Dans la société sénégalaise la polygamie est perçue comme une forme de « réalisation sociale » valorisante, notamment pour les hommes qui la considèrent comme un de leurs « derniers privilèges » (Antoine & Nanitelamion Citation1995). Selon les auteurs, l'attitude des femmes est « ambivalente » face à la polygamie car elles la « justifient et la subissent à la fois » (Ibid.:18). En effet cette forme d'union demeure une stratégie pour faire face à la pression sociale au mariage et à la procréation, vécue comme un impératif de l'identité féminine. Toutefois, elle est également source de rivalités et de tensions quotidiennes exacerbées par la cohabitation entre coépouses. La résidence des épouses obéit aux règles d'un régime dominé par la virilocalité dans lequel les épouses rejoignent le domicile de leur mari ou de sa famille. Les épouses peuvent résider ensemble ou séparément. Le quotidien de la polygamie des femmes a été décrit à travers des situations complexes oscillant entre « guerre et résignation » (Fainzang & Journet Citation1988). Les rivalités entre coépouses y sont particulièrement exacerbées à propos de la sexualité et de la reproduction en raison du renforcement de la position des femmes dans l'espace matrimonial par le nombre d'enfants. Les rivalités peuvent donner lieu à des accusations de nuisance par des pratiques occultes telles que le « maraboutage » ou la sorcellerie, censées renforcer la position de l'une des épouses au détriment de l'autre. Dans ce contexte conflictuel, une culture de secret et de préservation de la confidentialité autour de toute information relevant de l'intime est observée. Comme le notent Fainzang et Journet (1988:119): « il est d'usage et de rigueur de ne point partager, lorsqu'on est femme de polygame, ses secrets avec sa coépouse ». Toutefois, des formes d'accommodation, d'adaptation à des situations conjugales polygamiques plus pacifiques sont également décrites (Antoine & Nanitelamion Citation1995).

Dans la littérature en français le terme « annonce » est utilisé pour caractériser les pratiques de transmission de l'information à propos du statut VIH de la part d'un professionnel de santé à la personne concernée, alors que le terme « partage » désigne l'annonce par cette dernière à des tiers. Selon le Dictionnaire Larousse, l'annonce signifie « faire connaitre un événement, une nouvelle », la rendre publique alors que dans la littérature anglo-saxonne, le terme équivalent « disclosure » signifie plutôt dévoiler, révéler.Footnote3 L'ONUSIDA et l'OMS ont utilisé le terme de « divulgation » pour qualifier l'acte d'informer un individu ou une organisation du statut VIH positif d'une personne, que cette information soit communiquée, d'une façon ou d'une autre, par la personne elle-même ou par un tiers, avec ou sans consentement (ONUSIDA 2001). Dans le langage courant comme dans celui des professionnels de santé en Afrique de l'Ouest, le terme « partage » désigne un acte volontaire hors du contexte des relations de soins.

La plupart des études abordent la question de l'annonce du statut VIH positif comme celle d'une volonté de l'individu concerné. Or l'anthropologie nous enseigne qu'un individu ne peut s'abstraire de rapports sociaux et d'une culture qui attribue une valeur spécifique à la communication sur certains thèmes considérés comme relevant plus ou moins du privé envers d'autres membres de l'unité sociale ou de l'environnement familial. Dans le contexte de polygamie, dans le même temps et souvent dans le même espace, l'unité familiale entrecroise des modes de gestion de la sexualité, de la conjugalité et de la santé, qui ne se superposent pas parfaitement. Leurs liens sont complexes notamment du fait de la multiplicité des acteurs qui peuvent être concernés: le mari, les épouses, leurs ascendants et l'entourage. L'annonce d'un statut VIH positif à l'un ou l'autre membre de cet ensemble y est donc le fruit de logiques complexes dont les effets peuvent être multiples et divergents.

L'objet de notre article est de comprendre les motivations, les avantages et les contraintes liées au partage de l'information à propos du statut VIH positif, en explorant les particularités relatives aux situations de polygamie. À partir d'un descriptif des pratiques nous en analyserons les tendances et spécificités dans le contexte sénégalais.

Méthodologie

Cet article se base sur les données d'une recherche qualitative sur l'expérience du traitement antirétroviral et ses effets sociaux menée auprès des participants de la cohorte ANRS 1215, l'une des plus anciennes cohortes de patients traités par ARV en Afrique composée des 420 premiers patients qui ont débuté leur traitement entre août 1998 et avril 2002 à Dakar. Parmi eux, 34 informateurs clés ont été sélectionnés sur la base des critères suivants: être inclus dans la cohorte ou avoir un conjoint inclus et/ou sous ARV, accepter de parler de son expérience, être disponible pour un suivi régulier, avoir une bonne capacité de verbalisation des expériences vécues et entretenir une relation de confiance avec la chercheure. L'enquête qualitative compréhensive a analysé l'évolution des perceptions et des pratiques liées aux ARV. De nombreux thèmes ont été explorés, parmi lesquels le partage de l'information et l'impact conjugal, familial et social du statut VIH positif ainsi que l'accès au traitement ARV.

La méthode a combiné des entretiens individuels semi-directifs répétés, des entretiens de groupe et des observations participantes dans les lieux de soin et les familles. Toutes les investigations ont été réalisées par l'auteure de cet article, ce qui a permis de mettre en place une relation de confiance facilitant l'approfondissement de thèmes intimes. Une première série d'une centaine d'entretiens a eu lieu entre juin 1998 et juin 2005, avec 25 patients parmi lesquels 15 femmes (chaque patient a eu au moins un entretien par trimestre). Neuf patients sont décédés au cours de cette période. Une nouvelle série d'entretiens a eu lieu entre août 2006 et février 2008 auprès des 16 patients toujours en vie et neuf nouveaux patients sous traitement depuis au moins huit ans ont été interrogés. D'autres données sont issues d'entretiens de groupe et d'entretiens individuels menés dans le cadre d'une thèse d'anthropologie autour des aspects liés à la procréation, réalisés entre 2008 et 2011 avec 25 femmes séropositives ayant eu un enfant et ayant bénéficié du programme PTME (prévention de la transmission mère-enfant), ainsi que 12 prestataires de soins impliqués dans leur prise en charge.

Profil social des personnes enquêtées

L'âge des personnes enquêtées varie de 19 ans à 55 ans. Ces personnes constituent deux groupes: le groupe « informateurs clés » et le groupe « femmes PTME ». Voir le .

Tableau 1. Répartition par sexe et statut matrimonial des 34 personnes « informateurs clés » en 2009.

Le statut matrimonial et familial de nombreux patients a évolué au cours des années: 10 patients se sont remariés et 17 enfants sont nés. Le nombre de patients évoluant dans des ménages polygamiques est passé de quatre à sept. Les patients demeurés célibataires ou veufs sont des femmes ménopausées ou de jeunes femmes ou hommes célibataires relativement isolés.

Toutes les 25 femmes enquêtées appartenant au groupe « femmes PTME » sont mariées. Onze d'entre elles se sont remariées à la suite soit d'un veuvage ou d'un divorce, huit parmi elles vivent dans des ménages polygamiques.

Partager ou ne pas partager?

Les recommandations liées à la divulgation du statut VIH s'inscrivent dans les stratégies de prévention « positive ». Elles encouragent le partage de l'information avec le conjoint ou son entourage à « des fins bénéfiques » pour combattre le déni mais également le risque de transmission sexuelle à un partenaire (ONUSIDA 2001). Elles sont largement suivies par les professionnels de santé qui incitent les personnes séropositives à partager l'information avec leur conjoint, et toute personne de confiance de leur entourage susceptible de leur fournir un soutien psychologique, moral ou financier pour faire face aux contraintes de l'infection à VIH.

Parmi les 34 informateurs clés initialement suivis à partir de 1998, seuls deux patients n'ont jamais informé officiellement aucun membre de leur entourage de leur séropositivité sur une période de près de 10 ans: une jeune femme célibataire et un homme divorcé. Ils sont tous les deux décédés.

Chez les femmes séropositives enceintes, 12 sur 25 n'ont pas partagé l'information avec leur conjoint ou un autre membre de leur famille. Il s'agit généralement de femmes dépistées lors d'une grossesse récente dans le cadre de la PTME sans aucun signe d'altération de leur santé qui éprouvent des difficultés à informer immédiatement leur partenaire et celles qui, divorcées ou veuves, se sont remariées dans une union polygamique en deuxième, troisième ou quatrième position.

Des professionnels de santé qui encouragent le partage de l'information

L'attitude de tous les professionnels de santé auprès desquels nous avons enquêté est d'amener les femmes de statut VIH+ à partager l'information au moins avec leur conjoint. Ils leur laissent la possibilité de choisir le moment. Ils leur proposent de les aider à faire l'annonce en faisant venir le conjoint dans la structure. Ils justifient cette position par « un sentiment de responsabilité vis-à-vis du conjoint » pour réduire les risques de transmission sexuelle si le partenaire est de statut VIH négatif, ou initier une prise en charge s'il est de statut positif. Ils évoquent également l'importance du soutien du conjoint à la femme enceinte pour respecter les prescriptions liées à la PTME tout au long du processus. Aussi, juste après l'annonce, les assistantes sociales encouragent les femmes enceintes vivant avec le VIH à partager immédiatement l'information avec un proche, comme le rapporte Rougi :

Je leur dis que le meilleur est de partager avec ton mari parce que s'il est infecté aussi et que vous continuez à avoir des rapports sexuels sans protection il y a aussi des risques. Même par rapport à la prise en charge du futur enfant, pour adhérer dans le programme mieux vaut que ton mari soit au courant de la situation pour pouvoir t'appuyer. S'il veut aussi tu peux venir avec lui pour qu'il fasse le test. Des fois même je donne mon numéro de téléphone. (Rougi, assistante sociale, 2010)

Selon les professionnels de santé enquêtés, les personnes qui partagent l'information avec un membre de leur entourage paraissent moins angoissées et arrivent à mieux suivre les prescriptions, alors que celles qui n'en parlent pas sont généralement tendues, en souffrance et leur prise en charge nécessite un investissement accru de leur part. Ils expliquent également qu'ils sont motivés par le souci « d'éviter de faire du mal à quelqu'un ». Aussi, en cas de refus de la femme de partager l'information avec son conjoint, ils renouvellent régulièrement, à chaque visite des propos moralisateurs à dessein sur la nécessité du partage de l'information avec le conjoint. Les médecins sont plus généralement plus persuasifs sur l'importance du partage de l'information, même s'ils sont conscients des risques encourus par les femmes. Sitor, médecin en charge de la prise en charge des femmes enceintes vivant avec le VIH rapporte son expérience:

On encourage toujours le partage je leur donne toutes informations utiles pour qu'elles comprennent pourquoi il faut le faire: le dépistage de la fratrie, éviter de transmettre le virus si tu fais des rapports non protégés, le danger que ça pose. On est gêné à cause du mari, il y a pas de loi qui protège leurs conjoints vulnérables. Ici au moins 2/3 des femmes ne partagent pas. On introduit toujours des stratégies pour les pousser à partager. On leur montre vraiment l'importance de partager mais il y a toujours des problèmes. Mais il y a des risques on ne peut pas les obliger aussi juste les sensibiliser parce qu'il a eu des partages suivis de divorce sinon on va se retrouver avec des problèmes sous les bras, il y a eu des cas de divorce. On a eu des femmes qui ont partagé et le mari a pris ses distances. Mais lorsqu'on partage, le préservatif est mieux accepté. Pour les femmes il n'y a pas de problème, c'est le mari qui pose problème surtout si l'information n'est pas partagée. (Sitor, médecin, mars 2010)

L'absence de partage de l'information sur le statut VIH est plus sévèrement condamnée par un autre de ses collègues:

Pour moi ce n'est pas responsable, c'est un crime de ne pas partager. (Mintou, médecin, avril 2010)

Toutefois, face à la complexité des situations conjugales et aux risques qu'encourent les femmes, les professionnels de santé enquêtés disent respecter les choix contraires. Certains d'entre eux rapportent qu'ils ont assuré la prise en charge de femmes enceintes dépistées lors d'une grossesse jusqu'à leur accouchement sans qu'elles n'en aient informé leur conjoint. Dans certains cas, elles sont toujours suivies depuis plusieurs années, certaines d'entres elles bénéficient d'une thérapie antirétrovirale et ont eu une ou plusieurs grossesses sans que leur conjoint n'ait été informés. La responsabilisation exclusive des femmes sur le processus de maternage et l'absence de ciblage des hommes dans l'univers des structures de santé reproductive contribuent à faciliter ce contexte. Les propos de Sakhir, gynécologue, spécialiste de la PTME en attestent:

J'ai toujours dit essayons de responsabiliser la femme. L'homme n'existe pas dans l'environnement de la femme enceinte. (Sakhir, gynécologue, juin 2011)

Une question de circonstances ou de motivation de celui qui annonce?

Face aux recommandations des professionnels de santé de partager l'information avec le conjoint et lui proposer un dépistage VIH, les personnes enquêtées prennent une décision en évaluant les risques et avantages liés à leur contexte de vie. Pour nombre d'entre elles, partager l'information est perçu de manière ambivalente comme une opportunité à la fois pour atténuer sa souffrance, pour expliquer les motifs d'altération de sa santé et la récurrence des signes de maladie, pour justifier les fréquents déplacements dans des structures des soins et pour obtenir des aides afin de faire face au coût financier lié à la prise en charge biomédicale. Dans certaines circonstances le partage de l'information a été induit avec plus d'insistance par le système de soins. Pour les professionnels de santé, l'annonce au conjoint est nécessaire pour diverses raisons. Ils évoquent d'abord l'importance du dépistage du ou des conjoints pour l'adoption de changements préventifs visant à prévenir tout risque supplémentaire de transmission sexuelle du VIH en cas de séronégativité du conjoint, et également pour assurer une prise en charge immédiate des personnes dépistées de statut VIH positif. Les personnes enquêtées rapportent régulièrement que les professionnels de santé indiquent qu'il est nécessaire de partager, parfois de manière agressive comme le rapporte Fatou, 29 ans, dépistée lors d'une grossesse:

Lors des mes consultations, tout le temps, ils me demandaient si j'avais partagé, ils me le répétaient tout le temps, ils me disaient que je devais avoir honte de risquer de contaminer d'autres personnes alors que personne ne pouvait savoir qui avait contaminé l'autre. Alors que moi, je voulais avoir au moins un enfant avec lui avant de lui en parler. C'est pour cela que j'ai fui la structure, j'ai changé mon numéro jusqu'à ce que je tombe enceinte et là je suis finalement revenue.

Au début de l'accès aux ARV, en 1998, le partage de l'information avec un membre de la famille était essentiellement motivé par la nécessité d'un soutien financier pour assurer le paiement du traitement ARV. Les entretiens effectués avec le premier groupe des personnes interrogées à partir de 1998 révèlent qu'à ce moment la majorité d'entre elles (21 sur 25) ont partagé l'information sur leur statut sérologique d'abord pour bénéficier d'un soutien: 11 d'entre elles ont informé un membre de la famille, neuf ont partagé avec le conjoint, quatre n'ont parlé avec personne. Toutes les personnes qui ont informé un membre de leur famille étaient soit des femmes veuves, des hommes célibataires ou des femmes mariées sans ressources, qui ont expliqué l'avoir annoncé surtout pour négocier un soutien régulier pour le paiement de leur contribution financière pour le traitement ARV. C'est le cas de Abdoulaye, 28 ans, sans emploi, soigné depuis deux ans dans la structure sanitaire avec le soutien de sa famille sans qu'aucun membre ne soit informé de la réalité de son statut VIH. Pour bénéficier des ARV, il partage l'information avec son beau-frère, époux de sa cousine, pour obtenir un soutien financier sur les conseils de son médecin et de l'assistante sociale. Il raconte son expérience ainsi:

Le médecin m'a dit qu'il fallait obligatoirement parler à un membre de la famille qui avait les capacités financières de m'aider, j'en ai parlé à mon beau-frère qui est directeur, il a accepté de me soutenir mais il en a parlé à sa femme qui l'a répété à ma tante qui en parlé à toute la famille. Tout notre entourage ne parlait que de ma maladie. Cela m'a fait extrêmement mal. Si j'avais eu les moyens, je n'en aurai jamais parlé à personne.

Amadou, 50 ans, cadre au chômage, a opposé un refus catégorique au médecin qui lui a proposé de partager l'information avec sa sœur, infirmière:

Je ne veux pas qu'on lui parle mais le médecin revient tout le temps sur cela sous prétexte qu'elle est du corps médical alors que je sais qu'elle le prendrait très mal, et j'aurais encore plus honte.

Le partage de l'information est apparu à la fois comme « une condition préalable à l'obtention de l'aide » et un « incontournable contre don » ou « prix à payer » pour l'obtention d'une aide (Sow & Desclaux Citation2002: 87, 92). Les quatre patients qui avaient gardé le secret parvenaient à assurer seuls la charge financière de leur traitement.

Garder le secret pour se protéger

Le partage de l'information sur le statut VIH est redouté surtout pour les comportements de rejet, d'évitement ou d'exclusion qu'il est susceptible de créer. Les femmes séropositives redoutent une déstabilisation de leur ménage que cette information pourrait provoquer, ainsi que les conflits et suspicions qui pourraient en découler. Certaines femmes informées de leur statut sérologique au cours de leur grossesse se sentent trop vulnérables et ne s'estiment pas suffisamment fortes pour affronter à la fois les effets physiques, les contraintes du suivi de la grossesse et celles du partage de l'information avec le conjoint. Les femmes craignent également que leur propre statut soit divulgué sans qu'elles soient assurées que leurs conjoints acceptent de se faire dépister. Certains hommes sans ressources financières suffisantes, déjà confrontés à des difficultés pour assurer régulièrement les dépenses de leur ménage, craignent que la diffusion de cette information ne détériore leurs relations tendues avec leurs conjointes et qu'ils ne puissent assurer les coûts liés à une prise en charge adaptée. D'autres craignent que leurs épouses ne « tiennent pas leur langue ».

Des risques de rupture conjugale, de peur, ou de pitié ou d'aggravation de conflits préexistants qui les vulnérabiliseraient davantage sont redoutés par les patients hommes et femmes. L'absence de partage de l'information avec un conjoint peut également être due aux conseils d'un autre membre de la famille ou à un proche informé qui assure un soutien suffisant tout en souhaitant éviter la diffusion de l'information au sein de la famille élargie. Cette pratique peut aussi être renforcée par le sentiment d'être protégé d'une éventuelle rupture de confidentialité par l'obligation de secret médical qui régit les professionnels de santé. Ces derniers ont expliqué à leurs patients qu'ils n'ont pas le droit d'annoncer l'information sur leur statut VIH positif à leur conjoint sans leur propre consentement. Cette perception est confortée par toutes les stratégies et mesures de préservation de la confidentialité inhabituelles observées généralement par les soignants spécifiquement lors de leurs consultations concernant le VIH: counseling pré-test, recherche de consentement, annonce du statut VIH positif individuelle dans un local généralement fermé, assurance de la préservation de la confidentialité, évitement des conversations évoquant le VIH en présence des collègues.

Les motifs personnels du partage: être soutenu et compris

Lorsque l'annonce n'est pas directement induite par le système de soins, les autres motivations du partage de l'information concernant le statut VIH peuvent être la recherche d'un soutien psychologique, moral, ou sanitaire. Le choc lié à l'annonce de la séropositivité nécessite chez la majeure partie des personnes enquêtées un appui psychologique pour surmonter la peur, la surprise, la culpabilité et parfois la honte liée à ce statut. Elles perçoivent leur statut VIH positif comme une menace pour leur vie et la survie quotidienne. Les facteurs favorisant le partage de l'information sont la confiance, la probabilité de ne pas pouvoir être tenu responsable de la séropositivité VIH ou au contraire celle de se sentir coupable d'être à l'origine de cette situation.

En parler d'abord à sa mère

La majorité des femmes mariées qui estiment qu'elles ont toujours eu des comportements conformes aux normes sociales font appeler leur mère pour partager avec elle l'information sur leur statut VIH+. En effet, leurs mères peuvent attester de leur « moralité » et de l'incongruité de cette information.

Immédiatement après qu'on m'a dit que j'avais le virus, je suis sortie en courant pour appeler ma mère pour qu'elle vienne discuter avec elle. Ma maman est venue, je lui ai expliqué et l'assistante sociale lui a dit: « toi seule peux l'aider dans cette situation ». J'ai appelé ma maman parce que c'est elle qui m'a éduquée, tu peux attester de mon comportement, tu sais ce que je suis capable ou pas. J'ai été forte avec l'appui de ma maman. (Kiné)

Traditionnellement, les mères assurent le rôle de soutien et d'accompagnement des femmes lors des processus procréatifs. Aussi, lorsqu'elles sont informées du statut VIH+ de leur fille, elles peuvent adopter diverses attitudes en lui apportant un soutien actif financier, psychologique, ou en leur demandant de retourner dans leur maison familiale jusqu'à la naissance de l'enfant. Cette pratique est fréquente au Sénégal en cas de grossesse difficile pour permettre à la femme de se décharger des tâches domestiques de son foyer conjugal. Les mères peuvent également réduire leur souffrance en magnifiant leur « vertu » et en présentant le statut VIH+ comme la conséquence de leur « bravoure » ou de leur « devoir conjugal » qu'elles doivent accepter comme toutes les autres douleurs liées à la procréation. Les femmes de statut VIH + , dont les mères sont décédées ou ne vivent pas avec elles ou qui ne peuvent pas en parler avec elles semblent particulièrement vulnérables et seules durant ces moments. En général, les mères demandent à leur enfant de ne pas en parler immédiatement à leur époux et de garder le secret pour élaborer les stratégies adaptées au contexte. Toutefois certaines femmes que nous avons interrogées nous ont rapporté comment leurs mères, elles-mêmes choquées par cette information, ont pu les conforter dans un déni de leur statut VIH+. L'expérience de Natou illustre différents aspects liés au partage de l'information avec la mère:

Lorsque je suis allée faire ma consultation, les sœurs m'ont demandé si je voulais faire le test. J'ai accepté, elles m'ont demandé de m'asseoir et de patienter. J'étais avec maman ce jour parce que j'étais fatiguée. Je suis la seule fille de ma mère. Quand elles m'ont appelée pour le test j'ai dit à ma maman de venir avec moi mais elles m'ont dit non, elle doit m'attendre. Elles m'ont dit qu'elles ont vu une maladie dans mon sang qu'on traite dans le centre de santé Yakar où je dois aller. Elles m'ont demandé si je suis accompagnée. J'ai répondu que je suis venue avec ma maman. Elles m'ont demandé si je voulais que ma mère soit informée. J'ai dit oui, je veux que ma maman le sache parce que je suis son seul enfant c'est elle qui m'aide. Elle me demande si je suis mariée je lui ai dit oui. Elle me demande aussi si je veux que mon mari soit au courant je lui ai répondu que je ne suis pas encore arrivée à ce stade. Elle m'a demandé si j'accepte d'avoir la maladie. Je lui ai répondu que je ne sais pas encore parce que je n'ai eu qu'un seul mari. Je n'ai jamais été une prostituée, j'étais fidèle à mon mari. Quand j'étais mariée j'étais vierge. Après elle m'a demandé comment tu dois faire pour l'annoncer à ta mère? Je lui ai dit je vais l'appeler tout de suite pour que vous le lui dites [sic]. Elle m'a dit que c'est à toi de l'annoncer comme c'est toi qui l'as appelée. Quand je le lui ai annoncé elle m'a dit que ce n'est pas vrai je n'ai pas la maladie. C'est juste du « Ndoxx siti ». Footnote4 La dame l'a rassurée en lui disant que la maladie se traite. Il n'y a aucun problème, tout se traite maintenant. Elle m'a dit je vais te donner 1000 F 2 USD plus une enveloppe et ne l'ouvre pas, tu vas à X et tu demandes Monsieur Y. J'ai demandé à maman si on y va, ou on reste. Elle m'a dit qu'on n'y va pas, déchire l'enveloppe et jette-la. Je l'ai fait, après nous sommes allées à Thiaroye où elle m'a acheté des médicaments traditionnels. Je l'ai fait. Ma maman m'avait dit de ne rien dire à personne, qu'ils mentent, que ce n'est pas vrai. J'ai bouilli les médicaments et je me lavais avec, après je me sentais mieux.

Ami, 22 ans, remariée après un divorce d'un mariage forcé, raconte son expérience:

Dès que la sage-femme m'a informée de mon statut, elle m'a demandé à qui je voulais en parler, je lui ai dit à ma mère d'abord puis après l'accouchement à mon père.

Astou, remariée en troisième position dans un ménage polygame après un veuvage a également immédiatement informé sa mère:

Immédiatement je suis sortie en courant pour appeler ma mère pour qu'elle vienne discuter avec elle. Ma maman était venue, je lui ai expliqué. J'ai appelé ma maman parce que c'est elle qui m'a éduquée, elle connait mon caractère, et sait ce dont je suis capable ou pas.

Les mères ou les membres de la fratrie utérine des femmes de statut VIH positif qui estiment qu'elles n'ont « rien à se reprocher » et se perçoivent comme des victimes peuvent être sollicitées afin de servir d'alliées face aux difficultés à venir. Les propos de Fatou, 35 ans, confirment le soutien déterminant des mères dans ce contexte:

Ma maman m'a toujours défendue, c'est pourquoi j'ai pris la décision de lui annoncer mon statut. Elle m'a comprise et m'a beaucoup soutenue, pour l'allaitement au biberon, c'est elle qui m'aidait à résister aux critiques de l'entourage.

Les expériences des femmes enquêtées montrent que le partage l'information sur la séropositivité avec la mère, demeure une alternative valorisée dans un contexte de fragilité due à la grossesse.

Les conditions du partage différé

Les entretiens répétés durant plusieurs années ont montré qu'au fil du temps, chez certains patients qui n'étaient plus confrontés à des problèmes de santé graves, le cercle des proches informés de leur statut sérologique s'est élargi. Certains patients qui ne partageaient l'information qu'avec leur conjoint ont fini par informer un membre de leur famille de leur statut sérologique. D'autres ont fini par accepter de parler à leur conjoint. Ils justifient ces changements par la persistance d'une bonne santé qui leur permet d'attester de leur bonne « forme » auprès de leurs proches en les informant de leur statut sérologique. Ils préparent progressivement leur entourage à l'annonce par des allusions, des sous-entendus ou des oublis plus ou moins volontaires de leurs ARV afin de tester la capacité de compréhension de l'entourage. Lorsqu'ils jugent le moment propice, ils annoncent leur statut en insistant particulièrement sur l'efficacité des ARV attestée par leur bonne santé qui leur permet de mener une vie quasi normale. Les patients qui ont partagé l'information avec leur entourage dans ces conditions expliquent qu'ils ont été soutenus par ces personnes et qu'ils sont soulagés de ne plus avoir à mentir. C'est le cas de Hamed, 45 ans, divorcé, qui a mis plus de 10 ans avant d'en parler à sa sœur:

Chaque fois qu'on en parlait à la télé, je faisais des commentaires sur le sida, sur les ARV, ou je sensibilisais les membres de la famille, j'essayais de leur dire de faire attention, que tout le monde peut attraper cette maladie. Un jour elle m'a dit j'ai l'impression que tu en sais beaucoup, je lui ai dit oui parce que je connais des gens qui l'ont. Une autre fois, elle m'a demandé qui étaient ces gens, je l'ai regardée en face et je lui ai dit: c'est moi.

Le partage dans les foyers polygames

Dans le cadre d'un couple polygamique, le partage de l'information concerne plusieurs partenaires sexuels, conjoints officiels, qui sont susceptibles d'entretenir régulièrement des relations sexuelles non protégées, et donc exposés au risque de transmission sexuelle du VIH. Le dépistage VIH des conjoints pourrait conduire à plusieurs configurations: tous les conjoints peuvent être de statut VIH, certains peuvent l'être, d'autres pas. Ces situations de statut VIH positif similaire ou différent peuvent avoir des implications variables, liées à la position dans la configuration matrimoniale, au contexte relationnel et au statut socio-économique des conjoints. Parmi les femmes interrogées dans le cadre de la PTME, 12 sur 25 n'ont pas partagé l'information avec leur conjoint. Dix d'entre elles vivent dans des ménages polygames, deux évoluent dans un mariage monogame après avoir divorcé et s'être remariées. Celles qui ont partagé l'information vivent en majorité dans un ménage monogame (8 sur 12). Toutefois quatre d'entre elles sont issues de ménage polygame. Parmi les premiers patients suivis depuis plus de 10 ans, le nombre de mariages polygamiques a augmenté, passant de quatre à sept. Parmi eux, trois patients hommes qui se sont remariés après plusieurs années de thérapie antirétrovirale avec une seconde épouse, ne l'ont pas informée de leur statut sérologique; deux hommes se sont remariés avec un membre d'une association de PVVIH avec partage mutuel d'informations.

Dans le contexte de polygamie, les motivations du partage de l'information sont similaires à celles décrites plus haut mais des craintes spécifiques sont identifiées. Les patients redoutent particulièrement les risques de démultiplication de l'information et de divulgation du statut sérologique. Dans un contexte familial marqué par les rivalités entre les coépouses, leurs familles d'origine et la belle-famille, la diffusion de l'information sur le statut VIH positif des patients peut plus les exposer à une exacerbation des conflits préexistants et au rejet par l'entourage que dans un couple monogamique.

Différentes situations sont observées en fonction du sexe, de la position du conjoint dans la configuration matrimoniale, de l'histoire du couple et des circonstances possibles de transmission du VIH.

Typologie des pratiques de partage

Un partage de l'information circonscrit au couple

Les attitudes en matière de partage de l'information des personnes en situation de polygamie auprès desquelles nous avons enquêté dépendent de leur position : les premières épouses partagent plus facilement l'information avec leur époux et vice versa. L'information peut être gérée durant plusieurs années entre les deux conjoints, dont l'un ou l'autre, ou les deux, peuvent être traités sans que les autres épouses n'en soient informées. Cette situation a été vécue par Amie, 28 ans, seconde épouse d'un homme cadre d'entreprise, qui quatre ans après son mariage, découvre fortuitement les ARV de son époux dans ses effets personnels. Après une recherche de renseignements, elle comprend que son conjoint et sa première épouse sont séropositifs et suivent un traitement ARV depuis plusieurs années dans le plus grand secret. Elle avertit son époux et menace de faire scandale. La première épouse intervient et la supplie de ne rien dire pour les protéger tous, et elle s'engage à la soutenir dans la recherche de soins et d'avoir avec elle une relation plus amicale. Elle l'accompagne à l'hôpital où Amie, dépistée positive, est mise sous ARV. Depuis lors, les relations avec sa coépouse sont devenues plus cordiales. Son époux se plaint des sommes importantes qu'elles exigent toutes les deux pour divers frais liés à leurs soins. Il estime qu'elles exploitent le contexte pour lui « soutirer » un maximum de ressources financières mais fait face à leurs demandes sans sourciller.

Un partage de l'information hiérarchisé

D'autres situations similaires concernant le partage de l'information en situation de polygamie confirment qu'en cas de statut VIH positif d'abord dépisté chez l'homme, l'information est rarement partagée avec les dernières épouses les plus jeunes ou les dernières arrivées dans le mariage. Les hommes enquêtés, qui reconnaissent avoir eu des comportements sexuels à risque susceptibles d'être à l'origine du VIH, estiment qu'ils courent le risque de dévoiler leur statut VIH positif sans être sûrs de la séropositivité de la dernière épouse, qui a été exposée depuis moins longtemps au risque de transmission sexuelle que les premières épouses. Avec celles-ci, ils ont souvent déjà plusieurs enfants et se sentent plus en sécurité. Ils craignent également avec leurs dernières épouses de s'exposer non seulement à la divulgation de leur statut VIH positif dans leurs familles d'origine, de faire l'objet d'accusations à la fois des femmes et de leur famille, d'accroitre les conflits préexistants mais également d'être soumis à une pression financière à laquelle ils pourront difficilement se dérober. Les premières épouses partagent souvent les appréhensions des conjoints sur le partage avec les autres coépouses et les soutiennent dans la préservation du secret. Ces circonstances leur permettent d'être plus proches de leur époux et d'accroitre leur influence dans le ménage.

Un partage de l'information étendu à tous les conjoints

Toutefois, certains patients fortement encouragés et soutenus par les professionnels de santé acceptent de partager l'information avec toutes leurs épouses qui sont alors dépistées à tour de rôle. Lorsque toutes les épouses et le conjoint sont séropositifs, une dynamique de solidarité avec soutien mutuel pour l'acceptation, l'adhésion et l'observance aux ARV peut se développer entre les conjoints. Toutefois, lorsque l'un des conjoints est séronégatif dans un ménage polygamique, des situations difficiles peuvent être observées avec abandon du domicile conjugal par le partenaire séropositif, divorce, ou le choix du secret généralement vécu avec souffrance et sentiment d'insécurité. Dans ce contexte, des cas de partage de l'information sous la pression des professionnels de santé ou de rupture de confidentialité dans des situations de polygamie ont été à l'origine de conséquences péjoratives pour les femmes séropositives. C'est le cas de Sophie, 35 ans, mariée en secondes noces comme deuxième épouse, très démunie: elle en parle à un colocataire en qui elle a confiance mais qui décide d'en parler à son oncle. Elle a été obligée de fuir son village, enceinte avec son enfant pour être hébergée à Dakar durant plusieurs mois dans les locaux de l'association des femmes vivant avec le VIH. Elle raconte:

Mon oncle en a parlé à mon mari, qui a refusé de faire le test et l'a répété à sa première épouse qui en a parlé à tout le village, les gens ont commencé à me fuir, ils me fuyaient ils ne voulaient même pas que je touche à leurs affaires. C'est la raison pour laquelle j'ai quitté mon village. J'ai reproché à la personne d'avoir répété le secret à la famille, il a dit qu'il voulait seulement que les gens m'aident davantage.

Des coépouses qui gardent le secret

Pour les femmes ayant déjà été mariées, remariées en seconde ou troisième position, susceptibles d'avoir été infectées par le VIH en dehors de l'union en cours, c'est généralement à l'occasion d'une grossesse qu'elles sont informées de leur statut VIH positif. Dernières venues dans le ménage, souvent sans enfants avec leur conjoint, le risque de stigmatisation ou de rejet est très important dans ce contexte de polygamie. Ces femmes choisissent généralement de ne pas divulguer leur statut à leur époux surtout lorsqu'elles ont eu un itinéraire de vie avec des situations à risque de VIH connus de leur entourage familial telles que le décès suspect d'un époux immigré ou des pratiques du multipartenariat sexuel. Dans ce contexte, partager l'information sur le statut VIH positif est perçu par ces femmes comme un acte de dévoilement avec un risque de « dépréciation » alors qu'elles ne connaissent pas le statut VIH du conjoint et qu'elles ne sont pas sûres qu'il accepte de se faire dépister, ou qu'il soit séropositif.

Des stratégies de maintien du secret

Pour éviter de partager l'information avec leur partenaire tout en ne les exposant pas au risque de transmission sexuelle, certains patients préfèrent éviter les relations sexuelles avec leur conjoint ou retourner dans leur famille d'origine.

Discussion et conclusion

Une corrélation négative entre la polygamie et la prévalence du VIH a été identifiée: la prévalence du VIH est plus faible dans les pays musulmans d'Afrique de l'Ouest, du Centre et du Nord dans lesquels la pratique de la polygamie est plus étendue (Reniers & Watkins Citation2010). Selon cette analyse, l'effet « protecteur » de la polygamie pourrait être dû à une moindre exposition à des relations sexuelles dans un ménage polygamique, les mariages tardifs pour les femmes ayant un effet d'isolement des partenaires et de réduction de la période d'exposition au coït conjugal. Toutefois, il est également noté que dans des contextes de polygamie, les remariages après les divorces ou les veuvages sont fréquents, ce qui peut conduire des femmes séropositives à se retrouver dans des unions polygamiques et exposer les autres partenaires. Le partage de l'information avec les conjoints revêt une place importante pour la prévention de l'exposition des partenaires en situation de polygamie.

Plusieurs recherches effectuées en Afrique subsaharienne sur le partage de l'information sur le statut VIH positif mettent l'accent sur les effets positifs de l'annonce à travers le renforcement du support social des PVVIH, l'adoption de comportements sexuels préventifs, le dépistage du conjoint, ainsi qu'une meilleure observance aux ARV (Desgrées du Loû, Brou, Tijou-Traoré, Djohan, Becquet & Leroy 2009; Hope Citation2004).

Certaines études rapportent également des conséquences péjoratives de l'annonce avec des abandons, de la stigmatisation, des accusations d'infidélité ainsi qu'un choc émotionnel et une détresse des proches (Visser, Neufeld, de Villiers, Makin & Forsyt 2008). Une méta-analyse des recherches sur l'annonce en Afrique subsaharienne confirme la variabilité des proportions de personnes qui partagent l'information avec des taux de 16,7 % à 86 % (Smith et al. Citation2008). Diverses analyses confirment également que les plus faibles taux de partage de l'information concernent les femmes enceintes dépistées dans le cadre de la PTME qui seraient les plus exposées à ses effets sociaux (Desgrées du Loû et al. Citation2009; Medley, Garcia-Moreno, McGill & Maman Citation2004).

La présence de plusieurs partenaires sexuels exposés au risque de transmission sexuelle dans les situations de polygamie marquées par le contrôle de la diffusion des informations sensibles en fonction des configurations matrimoniales, rend plus complexe la gestion de la confidentialité et celle du partage de l'information sur le statut VIH positif. Dans ce contexte, la « communication conjugale » sur les pratiques de prévention liées à l'infection à VIH incluant le partage de l'information avec le conjoint est plus difficile en situation de polygamie officielle ou officieuse (Desgrées du Loû et al. 2009). Les auteurs expliquent que les risques de divorces ou de séparation sont plus élevés dans ces contextes, ce qu'ils expliquent par « lien conjugal plus lâche que dans un couple monogame ou lorsque les partenaires vivent sous le même toit ».

Au Sénégal, notre enquête a montré que des difficultés spécifiques sont rencontrées par les femmes enceintes de statut VIH positif dépistées au cours de la grossesse, notamment celles qui se sont récemment remariées dans des mariages polygamiques. Le partage de cette information pourrait non seulement les contraindre à divorcer mais également à divulguer leur statut VIH positif susceptible d'être diffusé à un nombre important de personnes, ce limiterait voire annihilerait leur possibilité de remariage. Or le contexte socioculturel du Sénégal valorise fortement le mariage et la polygamie demeure une stratégie pour éviter toute forme de célibat socialement dévalorisée. Aussi, lorsque des femmes se retrouvent veuves ou divorcées, elles ne peuvent souvent se remarier qu'en dernière position dans des ménages polygames. Souvent sans ressources stables et en charge des enfants de leur premier mariage, le partage de l'information sur le statut VIH positif dans cette situation constitue un réel risque d'aggravation de leur vulnérabilité à un moment où elles sont enceintes et n'ont pas encore de liens de sang dans leur nouvelle union susceptibles de renforcer leur position.

Notre enquête montre également qu'au fil du temps, lorsque les conditions socio-économiques, l'histoire matrimoniale, l'impact des ARV sur la santé, et la vie sociale s'améliorent, la majeure partie des personnes sous ARV depuis plusieurs années s'efforcent de partager l'information sur leur statut VIH positif avec un membre de leur entourage sans conséquences péjoratives majeures. Dans le même temps, chez certains patients hommes ou femmes sous thérapie antirétrovirale depuis plusieurs années sans signes d'altération de la santé, qui se sentent « protégés » par les ARV perçus comme réduisant le risque de transmission sexuelle, contractent des unions avec des secondes ou troisièmes épouses, ou un homme déjà marié, sans partager l'information sur leur statut VIH positif avec leur nouveau conjoint. Ces décisions sont généralement prises dans des contextes de pression sociale pour un mariage auxquelles les personnes peuvent difficilement se soustraire sans risquer de dévoiler leur propre statut VIH positif.

Jusque-là les prestataires de soins les poussaient à partager l'information sans réellement les contraindre à le faire. Or, depuis 2009 au Sénégal, l'adoption de la nouvelle loi sur le VIH autorise les soignants à prévenir les conjoints en cas de refus persistant de la personne vivant avec le VIH. Dans un contexte de polygamie, l'application de ces recommandations pourrait accroitre la vulnérabilité des PVVIH, notamment des femmes.

Notes

Le Sénégal est un pays à basse prévalence dans la population générale estimée à 0,7 % mais l'épidémie se concentre dans certains groupes dits à risque comme les travailleuses du sexe (30 %) et les MSM (hommes ayant des relations avec d'autres hommes) (21,5 %).

L'article 133 du Code de la famille du Sénégal dispose que le mariage peut être conclu:

soit sous le régime de la polygamie (quatre épouses maximum)

soit sous le régime de la limitation de la polygamie (deux ou trois épouses).

thefreedictionary.com.

Terme vernaculaire Wolof, qui désigne une entité nosologique qui regroupe différentes manifestations dermatologiques.

Références

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