Évolutions de l'interprétation de la cohésion sociale

Abstract

The concept of social cohesion is often evoked in political discourses. It tends to be used to refer to insertion or to inclusion. Nevertheless the concept remains indeterminate and vague. This paper aims to systematically define patterns of social cohesion in order to set limits and conditions on the relevant use of the concept of social cohesion. First, we will identify an axis upon which to systematically align patterns and representations of social cohesion. Then we will analyze the kinds of cohesion linked to some precise descriptions of social order. Finally we will propose a response to the issue of cohesion in post-industrial societies.

Keywords:

• social cohesion
• Durkheim
• social capital
• social class
• unitarism

Notes

1. Le rapport ‘Cohésion sociale et prévention de l'exclusion’ (Fragonard 1993) et le rapport ‘Cohésion sociale et territoires’ (Delevoye 1997).

2. Il s'agit, par le biais de ce plan, de réduire les inégalités en France, notamment celles que vivent les populations immigrées concentrées dans les banlieues défavorisées, par des mesures sur l'emploi, l'insertion des jeunes, le logement et l’égalité des chances.

3. C'est le cas par exemple dans le texte du Commissariat au Plan, où la ‘décohésion’ sociale (i.e. la menace pesant sur la cohésion sociale) est associée à des sentiments d'isolement de la communauté.

4. J. Donzelot souligne pour sa part que durant la période qui s'est étendue de la fin de la seconde guerre mondiale au début des années quatre-vingts, le mot d'ordre dominant était celui du progrès social. La fortune de l'expression de cohésion sociale est inversement proportionnelle à l'usage déclinant de celle de progrès social (Donzelot 2006).

5. ‘La cohésion et le conflit sont des sous-catégories du plus significatif des débats actuels en sociologie (et même en philosophie), i.e. celui sur l’ordre social’ (Cope et al. 1995, p. 39).

6. Voir pour cette dernière approche les travaux de Bollen and Hoyle (1990).

7. Nous ne traiterons par conséquent pas la question de savoir comment maintenir la cohésion d'une société ni ne mettrons en évidence les voies de l'affiliation à une société culturellement et normativement plurielle.

8. Nous ne postulons pas que, dans le détail de leur exposition, ces modèles sont exclusifs les uns des autres. On peut considérer que les modèles de type ‘sociétal’ et les modèles de type ‘individualiste’ peuvent être considérés comme indépendants l'un de l'autre jusqu’à un certain degré. Les distinctions que nous proposons indiquent des orientations dominantes et non des types exclusifs les uns des autres.

9. Sur cette notion, voir David Lockwood (1956, 1964).

10. On en trouve une exemplification dans la philosophie rousseauiste: ‘Sitôt que cette multitude est ainsi réunie en un corps, on ne peut offenser un des membres sans attaquer le corps; encore moins offenser le corps sans que les membres s'en ressentent. Ainsi le devoir et l'intérêt obligent également les deux parties contractantes à s'entraider mutuellement, et les mêmes hommes doivent chercher à réunir sous ce double rapport tous les avantages qui en dépendent’ (J.-J. Rousseau, Contrat social, chap. 7).

11. Il s'agit bien ici d'un modèle de type sociétal comme la référence à l'auto-régulation le confirme. Si le comportement individuel a certes une place et se voit reconnaître une certaine importance, les mécanismes sociaux sont néanmoins interprétés comme ayant une certaine autonomie. On leur reconnaît des propriétés indépendantes du comportement individuel, telle que la coordination qui relève davantage des mécanismes sociaux que des individus.

12. Une autre illustration est donnée par les représentations de la citoyenneté qui font dépendre l'acquisition de la nationalité des migrants de leur contribution, économique notamment, à la société d'accueil.

13. Castel 1995. Dans ce type de modèle (de nature concentrique), la décohésion sociale (ou sa dégénérescence) ne se pensera pas en termes de rupture mais en termes de dissolution.

14. Marc-Henry Soulet, ‘Cohésion sociale’, Dictionnaire suisse de politique sociale, http://www.socialinfo.ch/cgi-bin/dicoposso/show.cfm?id=147.

15. Le modèle contractualiste a donc une inscription historique datée en ce sens qu'il correspond aux formes de solidarité qui se sont mises en place avec les dispositifs de protection sociale de la période évoquée.

16. L'existence d’écarts individuels excessifs de situation est un paramètre déterminant de la cohésion sociale et de sa dissolution. L'analyse des rapports entre ces deux termes fait l'objet d'une publication en cours.

17. Telle est l'interprétation que propose Robert Castel pour le cas français (Castel 1995, p. 709). Une confirmation empirique en est apportéepar une étude sur des quartiers défavorisés de la région parisienne (voir Bacqué et Sintomer 2001, p. 242).

18. On le constate dans le discours politique comme dans les pratiques. En effet que l'on envisage, comme l'a fait Jane Jenson (in ‘Mapping Social Cohesion’), la politique fédérale canadienne de recherche du sous-comité pour la cohésion sociale, [Policy Research Sub-Committee on Social Cohesion (PRSub-C) (1997), Social Cohesion Research Work-plan, Mars], le rapport produit par Commissariat Général du Plan en 1997 sur Cohésion sociale et territoires (Paris, La Documentation Française), le rapport de 1997 de l'OCDE (Societal Cohesion and the Globalising Economy, Paris, OCDE) ou le rapport du Club de Rome publié en 1998, on constate que le niveau local est jugé comme le niveau clé pour l'engendrement de la cohésion sociale.

19. Rappelons que la sociabilité désigne la capacité humaine à former des réseaux, par lesquels les unités d'activités, individuelles et collectives, font circuler les informations qui expriment leurs intérêts, leurs goûts, passions, opinions … Il s'agit des voisinages, des publics, salons, cercles, cours royales, marchés, classes sociales, civilisations, etc. (Baechler 1992, p. 58). La socialité, pour sa part, désigne la capacité humaine à faire tenir les groupes et les réseaux ensemble, à leur assurer la cohérence et la cohésion qui les constituent en sociétés. Baechler suggère d'appeler morphologies ces formes de solidarité sociale que sont la tribu, la cité, la nation …

20. Cette forme d'interprétation (ce modèle interprétatif) de la cohésion était déjà présente dans la pensée durkheimienne comme le met en évidence l'accent porté sur les contacts continus, les rapports de face-à-face et les relations directes entre individus. Nous suggèrerons toutefois qu'il est douteux que la cohésion sociale fondée sur le face-à-face dans des communautés locales soit aisément transposable à une autre échelle, i.e. en l'occurrence à la communauté nationale.

21. Ces interactions sont appréhendées selon une double dimension qualitative et quantitative. L'idée générale est bien que la cohésion sociale dépend de la nature du lien social ou reflète un certain état du lien social.

22. Cette intuition est déjà présente chez Durkheim qui souligne que lorsque la coordination est absente, il n'y a pas de liens sociaux et, de ce fait, la société plonge dans l'anomie.

23. Newton décrit les diverses définitions du capital social. Newton 1997, pp. 575–586.

24. Ce type d'interprétation objectiviste sous-tend toutes les approches de la cohésion à partir de la sociométrie ou des réseaux sociaux qui comptent la fréquence et la nature des interactions des membres du groupe.

25. Cf. The Federal Policy Research Sub-Committee on Social Cohesion (Canada) [Policy Research Sub-Committee on Social Cohesion (PRSub-C) (1997), Social Cohesion Research Work-plan, Mars]; Commissariat Général du Plan (1997), Cohésion sociale et territoires, Paris, La Documentation Française; le rapport de l'OCDE [Organisation for Economic Co-operation and Development (1997), Societal Cohesion and the Globalising Economy, Paris, OCDE]; une publication du Club de Rome faite en 1998.

26. Les éléments cognitifs concernent l'information. Les éléments affectifs sont à l'origine de la motivation.

27. La théorie de l'auto-catégorisation a souligné l'importance du principe selon lequel l'identification à un groupe implique l'adhésion aux normes et aux valeurs qui prescrivent les comportements désirables et les attitudes valorisées au sein du groupe (Oakes et al. 1994).

28. Le pacte a le sens d'un accord sur le fait que les relations et interactions s'opèreront sur la base du respect des règles sociales, sans recourir à la force ou à d'autres formes illégitimes de contrôle social. Son expression paradigmatique se trouve chez Rousseau: ‘“Trouver une forme d'association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s'unissant à tous n'obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu'auparavant”. Tel est le problème fondamental dont le contrat social donne la solution’ (J.-J. Rousseau, Contrat social, chap. 6).

29. Robert Putnam souligne par exemple l'importance de la dynamique des Corporations de Développement Communautaire pour contrer la tentation de l'isolement que représentent les gated communities ainsi que la perte de confiance en soi et dans les autres qu'elle symbolise (Putnam 2001).

30. Dont l'une des actualisations est la philosophie politique rawlsienne, c'est-à-dire le libéralisme politique.

31. Dans sa forme radicale, ce modèle interprétatif revient à penser que l'ordre social serait la conséquence de valeurs plutôt que d'intérêts, du consensus plutôt que du conflit, de pratiques sociales plutôt que de l'action politique.

32. L'attrait des valeurs dépend d'une évaluation et d'une échelle transitive des biens tels qu'ils ont été établis dans une culture donnée ou tels qu'ils ont été adoptés par un groupe particulier: des décisions évaluatives importantes ou des préférences d'ordre supérieur expriment ce qui est bon pour nous (ou pour moi) toutes choses considérées (Habermas 1995). Habermas envisage les ‘valeurs’ comme des produits sociaux contingents, variant au gré des ‘mondes de la vie’.

33. La reconnaissance comme membre d'une société n'implique pas nécessairement de partager l'idée d'une destinée ou de valeurs communes, si ce n'est celle de la mise en application concrète du respect des libertés et des chances de tout un chacun (Helly 2002).

34. Dans une société homogène où se développe une solidarité mécanique, l'intégration sociale s'opère directement (i.e. elle intègre directement l'individu dans la communauté). L'intégration sociale passe par l'appel à une conscience collective commune. En revanche, dans une société d'individus différenciés où se développe une solidarité de type organique, l'intégration sociale s'opère indirectement, à travers la participation de l'individu à des champs d'activités différenciés dans le cadre social et à travers le réseau d'interdépendances que crée la solidarité organique.

35. Il importe en effet de ne pas céder à l'illusion, courante dans le discours contemporain sur la cohésion sociale, des métaphores convoquées et de la référence à un âge d'or passé incarné, en particulier par les Trente Glorieuses.

36. Comme le souligne Robert Castel (1995, p. 651).

37. L'idée d'un ‘unitarisme’ des sociétés industrielles, d'une tendance à la réduction des frontières de classes a été énoncée dès la fin des années 1960 aux États-Unis. Voir Blau et Otis 1967.

38. Notamment des dépendances croissantes vis-à-vis de la formation, des contraintes et des opportunités de mobilité, de l'expansion des relations de concurrence (Beck 1986, p. 185). Les différenciations internes traditionnelles et celles des ‘milieux sociaux et moraux’ (encore caractéristiques du monde ouvrier jusqu'au milieu du XXe siècle) s'estompent graduellement depuis les années cinquante.

39. Voir Anthony Giddens ainsi qu'Ulrich Beck (1986).

40. Dans De la division du travail social, Durkheim juge que ‘malaise’ et ‘souffrance’ résultent des situations où ‘la distribution des fonctions sociales […] ne répond pas, ou ne non répond plus à la distribution des talents’ (Durkheim 1893, p. 368).

41. Dont les premières analyses ont été proposées par Peter M. Blau et Otis D. Duncan concernant la société nord-américaine des années 1960 (Blau et Duncan 1967).

42. Il va de soi que n'existe aucun rapport d'exclusion entre l'interprétation de l'unification et du lien social dans une perspective politique et dans une perspective s'appuyant sur la nature des rapports sociaux. Néanmoins le théoricien peut choisir de faire prévaloir l'une ou l'autre de ces approches dans la réflexion sur la cohésion sociale.

43. Voir notamment Pagano et al. 2006.

44. Voir la théorie du consensus par recoupement in J. Rawls, Libéralisme politique.

45. Cette dimension contractualiste est par exemple perceptible dans la procédure de naturalisation ou d'acquisition de la nationalité dans un pays comme la France puisqu'elle doit faire l'objet d'une demande spécifique de la part du mineur né en France de parents étrangers.

46. S'agissant des deux premiers types de sociétés, les modalités de la cohésion sociale sont distinctes comme Durkheim l'a suggéré. Cette diversité nourrit la critique de ceux qui déplorent l'adaptabilité du concept à des situations si différentes (voir Bernard 1999, p. 48).

47. Il est en effet plus approprié de convoquer la référence à la notion de ‘cohésion sociale’ lorsqu'existe une homogénéité sociale. Or il peut exister une homogénéité (au sein) de groupes sociaux ou de classes sociales dans une société marquée, par ailleurs, par une forte hétérogénéité macrosociale.

48. Or nous savons que durant l'entre-deux-guerres et lors du second après-guerre, des politiques publiques ont été mises en place pour inclure et de protéger les travailleurs, mettre en place un écrêtage des plus hauts revenus (qui induit une unification de la société) ainsi que des dispositifs de réduction de la pauvreté extrême.

49. Nous soutiendrons que dans ce type de sociétés fortement clivées, la pertinence de la référence à la notion de cohésion sociale dépend de l'existence avérée de dispositifs de solidarité sociale.

50. Au sortir de la seconde guerre mondiale, un effort national s'est amorcé pour soutenir les mesures de réduction des inégalités et donc d'accroissement de la cohésion sociale. Aujourd'hui encore des mesures comparables continuent d’être prises, qu'il s'agisse du ‘Plan national de cohésion sociale’, de la politique des Zones d'Education Prioritaire ou de la politique de la ville dans les quartiers défavorisés. Il est toutefois également vrai que certaines franges de la société sont moins disposées à participer à cet effort national comme le révèlent par exemple les comportements d’évitement de la mixité.

51. On renoue alors strictement avec le vocabulaire durkheimien.

52. ‘We must not romanticize small-town, middle-class civic life in the America of the 1950s’ (Putnam 1995; sur le web: http://muse.jhu.edu.gate3.inist.fr/journals/journal_of_democracy/v006/putnam.html).

53. Beck 1986, p. 166. Voir aussi Nisbet 1959, Pakulski et Waters 1996, Leaman 2001. Certains travaux comme ceux de Louis Chauvel tendent à remettre en question la thèse selon laquelle la société de classes aurait disparu (voir, par exemple, Chauvel 2001).

54. Beck 1986, p. 212. Pour notre part, il nous semble plus pertinent de considérer, avec d'autres, que c'est la société industrielle moderne telle que nous avons longtemps aimé nous la représenter qui a disparu (Dubet 2006, p. 448). Il s'agissait d'une société identifiée à un État-nation et composée de classes sociales qui étaient aussi des communautés et des modes de vie – notamment concernant la classe ouvrière –, dans laquelle il semblait facile d’établir des corrélations solides entre des positions sociales et des ensembles d'attitudes et de dispositions. Voir les travaux de P. Bourdieu sur ces questions, notamment La Distinction Bourdieu 1979. Une hypothèse serait donc que le discours contemporain sur la décohésion sociale ne s'explique pas tant – ou du moins pas exclusivement – par les phénomènes de fragmentation sociale (symbolique, économique, etc.) que par la disparition de ce que nous nous représentons comme étant les fondements de la cohésion sociale d'une société de classes, en l'occurrence le partage d'attitudes, de dispositions et de modes de vie par des groupes sociaux bien identifiés – et identifiés à des positions sociales repérables.

55. Voir Dubet et Martuccelli 1998. Remarque: Cette affirmation ne signifie pas qu'il n'y a pas de classes sociales et de rapports de domination, elle signifie simplement que ceux-ci n'organisent pas (ou plus) la totalité de l'expérience sociale des travailleurs. Ce constat a cependant conduit certains auteurs, de tradition marxiste, à conclure qu'il n'existe plus de classe sociale, faute de conscience de classe marquée par une conflictualité radicale.

56. Au niveau européen, la ville de Mulhouse a joué un rôle pionnier dans l'application du guide méthodologique élaboré par le Conseil de l'Europe et synthétisant les indicateurs de la cohésion sociale. Le processus engagé devait conduire la ville de Mulhouse vers l'idée d'un Territoire Responsable pour la Cohésion Sociale, c'est-à-dire d'un territoire où l'ensemble des acteurs, y compris les citoyens, se concertent et s'engagent pour pouvoir répondre aux attentes en termes de bien-être et de cohésion sociale. De même, le plan Borloo a donné lieu à la conclusion de ‘chartes territoriales de cohésion sociale’.

57. Un exemple manifeste est fourni par la lutte contre la dépendance envers l'aide sociale, à l'occasion de la welfare reform de 1996, qui s'appuie sur les analyses valorisant le rôle des réseaux proches et lointains dans la recherche d'emploi. De même, l'analyse du rôle des réseaux et de la confiance qu'ils suscitent est de plus en plus utilisée aux Etats-Unis, comme cadre théorique pour rationaliser la stratégie consistant à régler les problèmes sociaux, tels que le chômage, la criminalité, la relégation socio-urbaine ou le déficit de la volonté de vivre ensemble, manifeste dans le développement des communautés fermées et d'autres formes de sécession qui affectent la société américaine.

58. Donzelot 2006. Il suffit de considérer le ‘plan Borloo’ pour constater que des dimensions objectives telles que l'emploi et le développement des services à la personne, la lutte contre le chômage et l'emploi des jeunes, l’égalité des chances ne sont pas omises. En outre, la thèse de la subjectivation de la cohésion sociale ne peut être défendue dans l’étendue que lui confère Jacques Donzelot dans la mesure où l'intérêt porté au capital social tient au fait qu'il constitue une dimension structurelle des liens sociaux. On y intéresse pour leur existence, leur intensité, etc.