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Les enjeux des pratiques inclusives dans le domaine des loisirs. Du projet inclusif à la question des inscriptions sociales

Abstract

Inclusive practices in the area of recreation for children or adults with disabilities are one dimension of the collective commitment to a future society that would ideally be transformed into an “inclusive” society. Such a society should be able to ensure access to common social practices for all its members, regardless of their singularities, differences, and disabilities. But transforming high-performance, competitive, individualistic societies into inclusive societies is a paradoxical challenge, as Charles Gardou has already pointed out. As such, this inclusive project, insufficiently worked on and understood, can lead to a reproduction, or even a worsening, of situations of disability. How can we ensure that access to shared leisure spaces and ordinary leisure time practices for children, adolescents, or adults with disabilities is not limited to a tolerated co-presence with other actors? Leisure, as unconstrained time and free space, is particularly conducive to the inclusive project. The study of the forms and dynamics of sustainable social inclusion of people with dis/abilities in different leisure sport environments reveals some of the essential characteristics of inclusive leisure configurations: self-determination, gift-giving and reciprocity, plurality of experiences, and free and non-timed time.

Les pratiques inclusives dans le domaine des loisirs des enfants ou des adultes ayant des déficiences et des in/capacités sont une des dimensions de l’engagement collectif vers une société future qui serait, idéalement, transformée en société « inclusive ». Une telle société devrait être capable d’assurer l’accès de tous ses membres aux pratiques sociales communes, quelles que soient leurs singularités, leurs différences, leurs in/capacités. Mais transformer des sociétés de performance, concurrentielles, individualistes en sociétés inclusives est un défi paradoxal comme l’a déjà souligné Charles Gardou. Et ce projet inclusif, insuffisamment travaillé et compris, peut conduire à une reproduction, voire une aggravation des situations de handicap. Comment faire pour que l’accès aux espaces de loisir partagés et aux pratiques ordinaires du temps libre des enfants, des adolescents ou des adultes ayant des incapacités, ne se limite pas à une co-présence tolérée avec les autres acteurs? Le loisir, comme temps et espace libre, non contraint, s’avère particulièrement favorable au projet inclusif. L’étude des formes et des dynamiques d’inscription sociale durable de personnes ayant des in/capacités dans différents environnements de loisir sportif permet de mettre au jour quelques caractéristiques essentielles des configurations inclusives dans le domaine des loisirs : autodétermination, don et contre don, pluralité des expériences, temps libéré et non chronométré.

LOISIR, subst. masc.

A. Vieilli, au sing. Possibilité, liberté laissée à quelqu’un de faire ou de ne pas faire quelque chose.

1. En partic. Possibilité d’employer son temps à son gré.

2. Loc. verbe.

a) Avoir du loisir. Avoir la possibilité, le temps de faire ce que l’on veut.

b) Être de loisir (vieilli). Être dans la position de faire ce que l’on veut, être maître de son temps.

Découvert dans son ampleur, dans sa structure complexe, dans ses relations avec les autres aspects de notre civilisation machiniste et démocratique le loisir n’est plus un problème mineur, sorte de « poste divers » sans importance placé à la fin de l’inventaire des grands problèmes, si l’on a encore de la place, du temps ou de l’argent pour s’occuper de lui… Il apparaît comme élément central de la culture vécue par des millions de travailleurs, il a des relations subtiles et profondes avec tous les grands problèmes du travail, de la famille, de la politique qui, sous son influence, se posent en termes nouveaux. Nous voudrions prouver qu’au milieu du XXe siècle, il n’est plus possible d’élaborer des théories sur ces problèmes fondamentaux sans avoir réfléchi aux incidences du loisir sur eux. L’heure est venue de traiter sérieusement de cette futilité qui alarmait Valéry. (Dumazedier, Citation1962; 17)

Introduction

L’importance sociologique du loisir dans les sociétés occidentales du vingtième siècle, mise au jour, entre autres, par Joffre Dumazedier dans son ouvrage de 1962 Vers une civilisation du loisir? (Dumazedier, Citation1962), n’a pas, depuis 60 ans, reculé. Alors que le travail (ou son corollaire, le manque de travail) a envahi de nombreuses sphères de la vie et que ses transformations, voire ses mutations, interagissent avec tous les équilibres et déséquilibres socio-économiques et politiques, le vingt-et-unième siècle voit se transformer les significations et les contenus du loisir, en même temps qu’il devient « norme de vie mais aussi norme temporelle, dans le sens où chacun s’attend à pouvoir (…) s’adonner quotidiennement à une quelconque activité de loisir » (Pronovost, Citation2008; 12). Dans le même temps, c’est désormais vers des sociétés « inclusives » que l’Organisation des Nations Unies oriente ses textes internationaux et ses propositions de définition d’un ordre social qui puisse favoriser la paix.

Dans ce contexte, nous proposons de nous intéresser ici aux enjeux actuels des pratiques dites inclusives dans le domaine du loisir, en ce qui concerne les personnes vivant avec des limitations de capacités.Footnote1 Plus précisément, nous proposons de traiter la question suivante : Comment penser et faire en sorte que les personnes ayant des limitations de capacités non seulement aient accès aux espaces et aux pratiques sociales communes de loisir, mais que, en outre, cet accès ne se limite pas à une co-présence tolérée ou contrainte avec les autres?

Pour le dire autrement, pourquoi et comment favoriser l’inscription sociale des personnes ayant des in/capacités dans les pratiques de loisir, et plus particulièrement au travers des pratiques de loisir partagées?

Pour traiter cette question, dans une première partie nous situerons le contexte sociohistorique et politique de la promotion d’une société inclusive aujourd’hui, en soulignant ses aspects paradoxaux. Puis dans une seconde partie, nous discuterons du sens et des modalités d’usage du « loisir » dans la mise en œuvre du projet collectif d’un « vivre ensemble » qui cherche à prendre en compte les différences de capacité des individus.

Pour conclure, nous tenterons d’expliciter les liens entre temps libre, mode de vie, lien social et société inclusive dans la modernité tardive. En effet, c’est à une interrogation sur la forme et la qualité du lien social dans nos sociétés contemporaines, que cette analyse des expériences inclusives de loisir nous mène.

Vers une société « inclusive »

La société inclusive : entre idéologie et utopie

Si les années 1970 ont promu le projet de désinstitutionnalisation et d’intégration ou plus exactement de réintégration sociale des personnes dites handicapées dans la société (Stiker, Citation2013) depuis le début des années 2000, c’est la notion d’inclusion qui prédomine dans les discours politiques. D’origine anglaise, le terme inclusion a commencé à être utilisé, dans le domaine des disability studies pour signifier le renversement de paradigme dans l’appréhension des situations sociales vécues par les personnes dites « handicapées » (Oliver et Barnes, Citation2010). Le paradigme de l’intégration ou de la réintégration renvoyait à l’idée d’un processus d’ajustement entre un individu ou un groupe minoritaire et son environnement, qui devait permettre que ce groupe marginalisé rejoigne le groupe social dominant et en devienne une partie « intégrante » (Marcellini, Citation2005). Le paradigme de l’inclusion repose sur un modèle social du handicap et des inégalités dans lequel c’est le groupe social dominant, la « bonne » société, la société « normale » – trop normée, trop normative, trop exigeante – qui doit se transformer fondamentalement pour devenir une société « inclusive », pour se penser et se construire comme une société capable d’accueillir positivement chacun, quelles que soient ses in/capacités (Stiker, Citation2013).

Chaque pays ayant ratifié la Convention relative aux droits des personnes handicapées (CDPH, ONU, Citation2006) doit décliner au travers de ses politiques publiques nationales une mise en œuvre concrète pour construire progressivement une société plus inclusive. Cette orientation politique qui vise à rendre nos environnements (physiques, technologiques, humains) accessibles à tous peut nous interroger : l’inclusion est-elle une nouvelle idéologie, la société inclusive une nouvelle utopie? Comment comprendre cette idée de vouloir créer une société qui soit accessible à tous, quelques soient ses incapacités, dans des sociétés caractérisées par l’idéologie de la performance, de la concurrence, de la sélection, et obnubilées par les logiques de classement et de hiérarchisation, bref, habitées par l’individualisme et le « capacitisme »? (Ktenidis et Goodley, Citation2019; Marcellini, Citation2019). Plus encore, comment comprendre ce projet d’une société inclusive dans les sociétés individualistes de la modernité dite tardive?Footnote2

Capacitisme, individualisme et idéologie de l’inclusion : un projet paradoxal ou une bifurcation sociétale?

Dans ce contexte, le projet inclusif se présente tout d’abord comme un projet apparemment paradoxal. En effet si l’ex/clusion est comprise comme le contraire de l’inclusion, on peut constater que ce projet d’inclusion émerge et se développe dans des sociétés qui, sur différents fronts et dans différentes sphères, produisent de plus en plus d’exclusions, et ce depuis de nombreuses décennies (Gardou, Citation2015). En effet, la présence des personnes différentes de la norme dans des groupes sociaux ordinaires produit très rapidement, dans les sociétés de performance individualistes, une mise à l’écart, une mise à distance des personnes différentes, et notamment de celles ayant des in/capacités (Marcellini et al., Citation2003). Et dans cette logique, plus le niveau de performance attendu augmente, plus le nombre de personnes considérées comme ayant des incapacités, et étant exclues de diverses activités à ce titre, augmente (Marcellini, Citation2019).

L’émergence d’une idéologie inclusive au sein de sociétés organisées autour d’un culte de la performance (Ehrenberg, Citation1991) peut être pensée comme un discours politique de façade, ou de circonstance, un paradoxe de surface, ou bien, de manière plus dialectique elle peut être pensée le signe d’une réaction aux désillusions de l’idéologie individualiste et capacitiste, le signe d’une volonté de changement social radical.

Pour étudier ce processus de transformation sociétale et ses implications, de nombreuses recherches sur le handicap ont été centrées sur les sphères de vie considérées comme essentielles pour accéder à une place sociale reconnue ainsi qu’à une certaine autonomie de vie, en l’occurrence celles de l’école – la formation scolaire et professionnelle – et du travail. Ainsi, nombre de travaux s’intéressent à l’amélioration de l’accès des personnes ayant des incapacités à l’école, à la formation professionnelle ou universitaire, puis au monde du travail, espaces sociaux très normés, structurés par des organisations sociales souvent très formalisées et marquées par la question de la performance, et dont la fréquentation est obligatoire et contractualisée (Piecek et al., Citation2019; Ravaud et al., Citation1992; Revillard, Citation2019; Segon et Le Roux, Citation2013).

Mais la participation sociale à ces activités contractualisées et obligatoires n’est qu’une partie du processus de socialisation et de l’expérience de vie de chacun d’entre nous, une partie contrainte de nos vies, dans laquelle chacun doit s’ajuster à un système de règles, d’activités, de normes et à des collectifs et des autruis qui s’imposent à lui.

En dehors de ces activités obligatoires (le « temps obligé » comme le propose Paul Yonnet, Citation1999), et du « temps contraint » par les obligations sociales, familiales et domestiques (et on peut ajouter médicales, en ce qui concerne les personnes vivant avec des problèmes de santé), un « temps libre » s’ouvre, caractérisé par sa forme libératoire, par son vide. C’est ce « temps libre » qui définit le loisir pour Paul Yonnet (Citation1999), et auquel on s’intéresse précisément lorsqu’on interroge les enjeux de l’expérience inclusive de loisir des personnes ayant des in/capacités. Ce « temps libre » présente-t-il des intérêts particuliers pour le projet de construction d’une société inclusive? Et si oui, lesquels, et à quelles conditions?

Du projet de société inclusive à la vie quotidienne : « vivre ensemble » c’est-à-dire?

Dans les discours politiques et médiatiques, le projet de la société inclusive est souvent formulé au travers du slogan du « vivre-ensemble », slogan générique réutilisé dans toutes les occasions où il convient d’affirmer un désir de cohésion, de lien, de confiance, de coopération pour combattre la fragmentation, l’isolement, la peur et la concurrence. L’idéal d’une société inclusive dépasse celle de la non-ségrégation des populations, pour impliquer le développement, la construction d’une certaine forme de lien social qui est peut-être à apprendre ou à réapprendre.

Au-delà de la parole politique, les expériences réelles de vie des personnes ayant des in/capacités ont été et sont aujourd’hui observées et étudiées. Depuis les années 1970, et la mise en œuvre progressive des politiques de désinstitutionnalisation, les personnes ayant des déficiences ou des limitations de capacités vivent de plus en plus souvent au milieu des autres. Mais que sait-on de leurs expériences de ce « vivre ensemble »? Et dans une perspective plus interactionniste, que sait-on de ces expériences collectives du « vivre ensemble »?

Comme les travaux sur les socialisations le montrent, vivre avec une déficience a, jusqu’ici, le plus souvent limité les expériences sociales. Par exemple, une recherche menée auprès de jeunes paralysés cérébraux sans déficit intellectuel, met en évidence les difficultés expérimentées par ces adolescents dans l’accès à la vie domestique et au travail, ainsi qu’aux loisirs qu’ils considèrent comme très importants (Nieuwenhuijsen et al., Citation2009). Plus précisément, des difficultés spécifiques aux jeunes, présentant une paralysie cérébrale, au regard des tâches majeures du processus d’adolescence sont repérées par Marn et Koch (Citation1999). En effet, le processus d’émancipation est pour ces adolescents rendu particulièrement difficile par le temps qu’ils doivent passer avec leurs parents, compte tenu de leurs besoins d’aide (un temps contraint au sens de Paul Yonnet). Le phénomène de surprotection parentale prend différentes formes décrites par Blum et al. (Citation1991) comme une aide excessive, la restriction d’activités, une vigilance constante, ou encore des rappels répétitifs à la prudence.

Mais justement, différentes recherches soulignent que les adolescents ayant des incapacités échouent souvent dans la construction de relations extrafamiliales et restent le plus souvent isolés de leurs pairs en âge, et ont de ce fait un sentiment prononcé d’isolement. La conjugaison d’une dépendance plus grande à l’égard des parents, et d’un certain isolement social vis-à-vis des pairs chez ces adolescents produit une limitation des apprentissages sociaux, du développement des compétences sociales et relationnelles qui peut les entrainer dans un cercle vicieux de repli et d’isolement (Blum et al., Citation1991). Pour rompre ce cercle vicieux, les adolescents doivent être encouragés à développer et expérimenter leurs compétences sociales, définies comme « des activités verbales et corporelles qui sont positivement ou négativement renforcées par autrui » (Hallum, Citation1995; 34), et ce par la fréquentation d’environnements sociaux variés (scolaires, religieux, associatifs et plus largement tout espace de loisir choisi librement par eux). Leur participation à une diversité d’espaces sociaux leur offre en effet une opportunité essentielle pour ces apprentissages sociaux, par l’observation des comportements sociaux de leurs pairs avec ou sans déficience, la possibilité de faire des comparaisons sociales, et celle de s’engager eux-mêmes dans des interactions sociales, et des responsabilités collectives, c’est-à-dire par l’opportunité d’expériences sociales variées. C’est d’autant plus important que les études sur la vie quotidienne des adolescents ayant des déficiences motrices, comme celle de Hallum (Citation1995) par exemple, ont montré que ces derniers sont beaucoup plus souvent « dispensés » de prendre des responsabilités en termes de décision ou de comportement, ou encore de responsabilités dans la vie domestique que les autres adolescents.

Ces différents résultats mènent Waren et al. (Citation2008) à faire des recommandations en direction des travailleurs sociaux en s’appuyant sur le modèle social du handicap. Les capacités de résilience des jeunes ayant des in/capacités et leurs stratégies de « coping », et l’importance des dynamiques d’empowermentFootnote3 sont des éléments considérés comme centraux par Waren pour faciliter l’accès à une vie adulte autonome. Ces travaux confirment le problème de l’isolement des jeunes adultes ayant des in/capacités et engagent les travailleurs sociaux à mener des interventions pour soutenir l’empowerment collectif de ces jeunes.

Ainsi, il apparaît de façon claire, au travers de la littérature, que les adolescents ayant des in/capacités forment comme un groupe singulier en ce qui concerne leur vie sociale, leurs appartenances groupales et leur autodétermination en termes de loisirs. Souvent très limités dans leurs opportunités d’expériences sociales avec des pairs en âge en l’absence d’adultes, ils vivent encore, pour la plupart d’entre eux, un isolement social qui produit un effet pervers « en boucle » de limitation des apprentissages sociaux, qui va renforcer encore leur repli et leur isolement.

L’autre facette de cette réalité est la limitation réciproque pour les jeunes sans déficience de partager librement des expériences de loisirs avec les premiers, c’est-à-dire d’apprendre à rencontrer et à s’associer avec des pairs en âge ayant des capacités variées. Certes ces expériences de contacts et de rencontres ont été fortement multipliées dans les dernières décennies, en particulier dans les pays qui ont voté des politiques d’intégration puis d’inclusion scolaire. Ainsi en France en 2020, si les personnes de 60 ans n’ont généralement pas eu l’occasion, dans leur jeunesse, d’avoir des camarades de classe ayant des incapacités, les jeunes gens de 20 ans ont, pour nombre d’entre eux, vécu une scolarité au cours de laquelle ils ont été en contact avec des élèves ayant des in/capacités diverses. Cependant ces expériences de contact sont généralement marquées par le cadre institutionnel scolaire, structuré par des programmes et des niveaux d’apprentissage d’une part et par l’obligation scolaire d’autre part, elles s’inscrivent le plus souvent dans un « temps obligé » et ne semblent pas se poursuivre dans le « temps libre » – au sens de Paul Yonnet (Citation1999) – des jeunes ayant des in/capacités (Marcellini, Citation2003; Marcellini, Le Roux et al., Citation2010; Segon et Le Roux, Citation2013).

Dans quelle mesure, les activités de loisir choisies pourraient-elles alors être plus propices à cet apprentissage du « vivre ensemble » consubstantiel d’une société voulant devenir « inclusive »?

Retour sur différentes expériences de loisir et leurs enjeux identitaires et relationnels

C’est au travers d’un retour d’expériences de loisir (souvent sportif) de personnes ayant des in/capacités que nous avons étudié dans le cadre de nos différentes recherches en France depuis les années 1980, que nous présenterons ici la diversité des configurations qui lient les expériences de loisir, l’apprentissage du « vivre ensemble » et les dynamiques identitaires et relationnelles de ces personnes.

Désir d’assimilation, catégorisation sociale, et isolement social subi

Dans les années 1980, la France s’est engagée dans la mise en œuvre de la loi d’orientation pour l’intégration sociale des personnes handicapées (dite loi d’orientation de 1975) au travers d’une conception de l’intégration très individuelle, marquée par un modèle médical du handicap, et s’inscrivant dans une logique d’assimilation. Dans ce cadre, les expériences de loisir « intégré » des personnes ayant des in/capacités étaient conçues comme des participations individuelles à des espaces de loisir sportif ordinaires.Footnote4 Cette participation renvoie à ce que Carbonneau et ses collègues ont catégorisé comme la troisième forme possible d’expérience, dans leur modèle d’expérience de loisirs inclusifs : le « loisir accompagné » « réalisation d’un loisir dans un groupe régulier supportée par un accompagnement à la personne ayant des incapacités pour lui permettre de vivre son expérience de manière intégrée » (Citation2015, p. 4).

Mais il convient de noter ici que, dans les années 1980 en France, cette forme de participation à des activités de loisirs se développait dans un environnement sociopolitique marqué par un projet normatif dans lequel il s’agissait de « faire comme tout le monde », voire « d’être comme tout le monde » pour « s’intégrer ». On parle à ce sujet d’intégration « à la française » pour désigner cette logique de l’assimilation qui prévalait alors. Cette logique pouvait mener parfois les personnes ayant des incapacités à refuser toute relation avec d’autres personnes ayant des in/capacités, considérant que ce type de relations les éloignait de l’intégration sociale telle qu’on la pensait alors, c’est-à-dire sur le mode de l’assimilation. Nous avons montré dans nos travaux comment cette conception du loisir « intégré » avait pu générer, à cette époque, des situations d’intégration « formelle » dans des pratiques sportives organisées, qui cachaient des formes d’isolement social majeur (Marcellini et al., Citation2003). En effet, des personnes ayant des incapacités pouvaient participer aux tâches sportives lors de séances structurées dans des clubs réguliers, tout en restant toujours en dehors des réseaux relationnels d’affinités et d’attachement amical qui se construisaient au travers de ces pratiques pour les autres participants. Ainsi il est apparu que la participation à la tâche, dans une pratique organisée institutionnellement ne garantissait en rien le développement d’un réseau relationnel d’affinité et l’inscription dans une socialité choisie. Pour le dire comme Marten Söder (Citation1981; 21) l’exprimait au tout début des années 1980, l’intégration physique (co-présence physique) et fonctionnelle (partage de l’activité) ne garantit pas l’intégration sociale, entendue par l’auteur comme l’existence de « liens réguliers et spontanés entre les individus, qui conduisent naturellement au sentiment de faire partie du groupe ».

Pour dépasser ces difficultés, des dispositifs non plus « d’intégration », mais d’accompagnement ont pu être construits dans la décennie suivante, par exemple en Haute-Loire (France), le Dispositif d’Accompagnement du Handicap vers les Loisirs Intégrés et Réguliers (DAHLIR), que nous retenons ici car il est un des premiers en France à avoir été conçu à partir d’une définition sociale et environnementale du handicap.Footnote5

Le DAHLIR et la modélisation de l’accompagnement vers les loisirs par un travail sur les environnements

Le Dispositif d’Accompagnement du Handicap vers les Loisirs Intégrés et Réguliers (DAHLIR) a été créé en 2006, dans le département de la Haute-Loire en France, par la volonté conjointe du Conseil Général de ce département, de la direction départementale de la Cohésion Sociale et de la Protection des Populations (DDCSPP) et du Comité départemental de la Fédération Française du Sport Adapté (Baruch et Sansano, Citation2012). Initié par un partenariat entre les services de l’État et le monde associatif, ce dispositif repose sur une démarche partenariale unique en France qui met en réseau l’ensemble des acteurs individuels et collectifs concernés ou impliqués dans les demandes de participation à des activités de loisirs venant de personnes ayant des limitations de capacités. Qu’il s’agisse d’acteurs publics ou privés, étatiques, relevant des collectivités locales ou du réseau associatif, un maillage institutionnel et relationnel local a été tissé qui autorise, sur ce territoire particulier le décloisonnement, la circulation de l’information et la confiance entre les acteurs. Ainsi une famille ayant un enfant avec une déficience, ou un jeune adulte ayant des limitations de capacités peuvent s’adresser au DAHLIR pour être accompagnés dans un projet individuel vers une pratique de loisir. À partir d’une étude de la demande de la personne qui souhaite avoir une activité de loisir avec d’autres, se met en place une « activation » du réseau qui peut toucher les associations sportives ou de loisirs, les moyens de transports adaptés, les réseaux de parents, les organismes financeurs, les établissements spécialisés, et tout autre acteur qui pourrait favoriser la mise en lien de la personne avec l’activité de loisir qu’il aimerait réaliser. L’accompagnement concerne autant la personne ayant des in/capacités, que les environnements sociaux qui sont les siens, et en particulier les environnements humains qui vont ici être sensibilisés, préparés et accompagnés dans un travail de « mise en accessibilité » des activités de loisir proposées à tous. L’installation dans le temps d’un tel dispositif, sur un territoire délimité (le département de la Haute-Loire) a généré en outre une dynamique locale de mise en accessibilitéFootnote6 de multiples organisations (clubs sportifs et associations culturelles et de loisir, évènements sportifs, lieux sportifs et de loisirs, etc.), qui sont alors devenues « inclusives ».Footnote7

Ce dispositif, d’abord expérimental, puis structuré et institué dans ce département de la Haute-Loire,Footnote8 a permis le développement de nombreuses situations de participation aux loisirs en milieu ordinaire pour des jeunes et des adultes ayant des déficiences physiques ou intellectuelles. Il s’est ensuite développé, compte tenu des demandes diversifiées venant du terrain, en structurant son activité en trois dispositifs : le DAHLIR Handicap qui concerne les personnes vivant avec des déficiences, puis le DAHLIR Santé (dédié aux personnes confrontées à des maladies chroniques) et enfin le DAHLIR Insertion (centré sur des populations en difficulté d’insertion sociale mais sans problème de déficience ou de santé). À l’échelle d’un tel territoire, c’est un réseau d’interconnaissances très serré qui est ainsi produit et converti à l’idée de la mise en accessibilité pour tous de l’offre de pratique de loisir. Fort de cette réussite, le DAHLIR a d’une part changé son nom, devenant le « Dispositif d’Accompagnement de l’Humain vers des Loisirs Intégrés et Réguliers », puis il a réalisé aujourd’hui la réplication de son modèle d’organisation dans six autres départements français, en prenant en compte la spécificité de chacun des environnements locaux. La structure affiche l’accompagnement de plus de 3 500 personnes vers des pratiques de loisirs partagées sur une quinzaine d’années, par la construction progressive d’environnements de loisirs de plus en plus inclusifs.

Suite à cette présentation de la réflexion et de l’action menées par le DAHLIR sur l’accompagnement, la mise en place et la construction de relations entre des structures de loisirs, des réseaux d’acteurs et des personnes ayant des incapacités, il est utile d’évoquer ici l’émergence et le repérage d’un type particulier de structures de loisirs.

Des espaces plus inclusifs que d’autres

En effet, dès le début de nos réflexions sur l’accompagnement des personnes ayant des in/capacités vers des espaces de loisirs réguliers, il était intéressant se souligner que certains clubs sportifs, ou certaines associations de loisirs pouvaient présenter des caractéristiques favorables à l’accueil de ces personnes. Les institutions et organisations de loisirs et/ou sportives sont en effet structurées sur des systèmes de valeurs et des objectifs qui déterminent les modalités de pratique qu’elles proposent. En particulier dans le domaine des loisirs sportifs, on remarque que certains clubs proposaient des modalités souples de pratique sportive qui permettaient d’accueillir une diversité de pratiquants, en termes de capacités et de niveau sportif. D’autres au contraire limitaient les modalités de pratique de façon plus étroite et proposaient essentiellement les formes de pratique sportive classiques, marquées par la logique de l’entrainement, de la performance et l’enjeu compétitif – qui uniformisaient et homogénéisaient les profils des participants (Marcellini, Citation1991a). On observe aujourd’hui un développement important d’offres de pratique sportive et de loisirs ouvertes à des populations diversifiées, que ce soit en termes d’âge, de sexe, de capacités ou de condition physique, et poursuivant des objectifs multiples comme l’éducation, la santé, la rencontre intergénérationnelle, la participation sociale, etc. Par exemple, on voit en ce sens se construire des associations de loisirs, et/ou sportives, voire même des activités, pensées et conçues comme inclusives. Ainsi Garel (Citation2017) montre comment les sports-collectifs ont été l’espace de nombreuses innovations et de l’invention de nouveaux sports à partir des principes de l’inclusion pour créer les conditions de la pratique « mixte » (Marcellini, Citation2007). Et en lien avec ces « sports inclusifs », se structurent des « clubs inclusifs », c’est-à-dire ouvrant leur offre et leurs modalités de pratique, pour devenir accessibles à tous, comme par exemple les clubs de handball réguliers qui ouvrent des sections Rafroball en leur sein, comme le West Handball Club de Crissier, en Suisse.

Cependant, les résultats de l’enquête FDJ/Sofres (Citation2015) sur le sport des personnes « handicapées » montrent qu’à l’échelle d’un échantillon représentatif de personnes handicapées en France, seuls 12 % de ceux qui font du sport pratiquent des sports collectifs, tandis que 90 % pratiquent un sport individuel. En outre, si 64 % des sportifs pratiquent seuls, 47 % le font avec des personnes « valides », et 16 % avec des personnes « en situation de handicap ».Footnote9 En ce qui concerne les espaces de la pratique, 46 % de ceux qui se déclarent sportifs disent pratiquer dans une structure sportive, sans que l’on puisse distinguer les clubs sportifs associatifs des salles de fitness, et 77 % déclarent pratiquer chez eux, mais aussi, pour 59 %, dans l’espace public. Ainsi, comme l’avait montré Maks Banens en 2014, la pratique sportive des personnes vivant avec des déficiences a augmenté significativement en France entre 1999 et 2008, et particulièrement chez les femmes (43,9 % de sportives et 46.6 % pour les hommes, Banens, Citation2014, p. 35), même si la présence d’une déficience freine encore cette pratique. Mais elle se déroule principalement de façon individuelle et informelle (Banens, Citation2014, p. 41).

Ainsi en parallèle du développement d’une offre sportive plus inclusive, de manière singulière, au niveau des individus eux-mêmes, sont observables aujourd’hui de plus en plus souvent, des modes de fonctionnement des personnes ayant des in/capacités, plus souples, moins définitifs, ouverts, informels, possiblement réversibles, voire des organisations dans la pratique de loisirs que l’on pourrait qualifier de « double ». Le terme de pratique double, ou ouverte veut ici signifier que les personnes ne se limitent pas à la pratique d’une activité dans un milieu particulier (le milieu adapté versus la communauté), ni dans un groupe donné (un groupe spécifique de personnes ayant des incapacités versus un groupe régulier de personnes qui n’auraient pas d’incapacités…), mais bien au contraire qu’elles travaillent à expérimenter différents groupes et milieux de pratique, successivement, ou simultanément. Pour le dire autrement, les personnes circulent d’un groupe à un autre, d’un milieu à un autre, d’une activité à une autre, et s’inscrivent possiblement dans plusieurs espaces sociaux en même temps. Ici l’expérience de loisirs « inclusifs » est en premier lieu l’expérience de la liberté de circuler d’un espace de loisir à un autre, comme nous allons le voir ci-après.

Le désir d’identique et d’entre soi : des loisirs adaptés et adaptables

La Fédération Française du Sport Adapté et son secteur du sport de haut niveauFootnote10 ont élaboré un dispositif exemplaire à ce titre, que nous avons étudié avec Yann Beldame et Elise Lantz (Beldame et al., Citation2016). Souhaitant ouvrir la modalité compétitive de pratique sportive aux personnes ayant des limitations de capacités intellectuelles, cette fédération, affiliée au mouvement paralympique organise depuis 2010 un accompagnement vers le haut niveau sportif au travers d’un dispositif appelé « Pôles France Sport Adapté ». Dans ce cadre les jeunes athlètes, qui présentent des déficiences intellectuelles, qui souhaitent aller vers la compétition de haut niveau et le paralympisme se voient proposer à la fois une pratique « entre pairs en handicap », lors de périodes de regroupement au sein de ces pôles Sport Adapté, et une pratique quasi-quotidienne « en club régulier » au plus près de leur lieu de vie. Cette double pratique, en termes d’entrainement, s’accompagne d’une double pratique en compétition, puisque la majorité d’entre eux concourt à la fois dans le circuit sportif de la fédération du Sport Adapté puis du mouvement paralympique, et dans le même temps, dans le circuit sportif régulier de leur discipline sportive (par exemple au sein de la Fédération Française de Natation (FFN) pour les nageurs).

Cette double affiliation repose sur la même posture que celle constatée chez les sportifs ayant des incapacités motrices ou visuelles, et qui participent à la fois au mouvement paralympique et au mouvement olympique (Marcellini, Vidal, et al., Citation2010), ou au niveau national français au circuit compétitif de la Fédération Française Handisport et de la fédération en charge de leur discipline sportive (FFN, pour reprendre l’exemple des nageurs).

Ainsi ces organisations sportives, qui regroupent des sportifs ayant le même type de déficience, et, à ce titre, considérées par certains comme contraires au projet inclusif, s’avèrent être en fait des espaces essentiels de construction d’une société inclusive, des espaces dans lesquels peuvent se vivre les plaisirs de l’identique et de l’entre-soi et dans lesquels s’exerce la latitude du choix. On le comprend ici, pour que ces fédérations et leurs clubs puissent participer d’une société inclusive, c’est leur caractère ouvert qui doit être vérifié, c’est-à-dire leur capacité à ouvrir pour leurs adhérents de nouveaux réseaux d’activités et de relations en dehors d’eux-mêmes. C’est également leur capacité à soutenir l’autodétermination des jeunes athlètes dans leur désir d’aller ou non, de circuler ou non dans les différents circuits compétitifs, de s’affilier ou non dans l’un ou dans l’autre de ces réseaux sportifs, bref d’expérimenter, qui leur confère leur valeur inclusive.

Cet espace génère en outre des développements inattendus. On peut en effet constater que des sportifs ayant des incapacités intellectuelles et engagés de longue date dans des clubs sportifs réguliers, s’impliquent et sont enrôlés dans des tâches bénévoles (voire même pour certains professionnels) au sein de leur club. Certains s’engagent dans l’organisation des déplacements, ou de l’accueil des équipes invitées par le club, d’autres vont participer à l’encadrement sportif des débutants, etc. Ils deviennent ainsi partie prenante des cadres de l’organisation, donnant de leur temps libre pour le collectif et recevant reconnaissance sociale et statut d’acteur bénévole. Du statut de « personne à intégrer » dans le club, ils sont passés à celui de « personne-ressource » pour le club, montrant ainsi le chemin parcouru, la richesse et la dynamique de leur inscription dans ces collectifs.

Mais si ces doubles, voire triples, participations sont un gage d’autonomie, dans le sens où elles reposent sur et génèrent dans le même temps l’autodétermination des personnes et donc leur engagement fort dans ces pratiques sociales et des réseaux relationnels riches, elles ne doivent pas être érigées en unique modèle à suivre. En effet, si la relation avec autrui est l’unité initiale de nos inscriptions sociales, le loisir d’être seul est aussi une condition d’une expérience positive du temps libre, expérience pourtant rare pour certaines personnes vivant avec des in/capacités.

Le loisir d’être seul, la « quiétude de la solitude » et le temps de l’autodétermination

En effet, comme Paul Valéry l’a si bien formulé, le loisir n’est pas forcément rempli d’activités collectives, ni d’ailleurs individuelles, ni un activisme systématique. Bien au contraire, il est un espace libre, une place pour ce qu’il appelle le loisir intérieur, c’est-à-dire

une sorte de repos dans l’absence, une vacance bienfaisante, qui rend l’esprit à sa liberté propre. Il ne s’occupe alors que de soi-même. Il est délié de ses devoirs envers la connaissance pratique et déchargé du soin des choses prochaines; il peut produire des formations pures comme des cristaux. (Valéry, Citation1935, pp. 1068–1069)

Marcel Nuss (Nuss et Ancet, Citation2012; chapitre 7, paragraphe 41) est très éclairant à ce titre, lui qui distingue la « quiétude de la solitude » de la souffrance de l’isolement. La « vraie solitude » pour lui, est celle de l’intimité avec soi-même, et une condition de sa création poétique et de son écriture. Et cette solitude vécue positivement n’est pas toujours accessible aux personnes ayant des in/capacités, en particulier quand elles ont besoin d’un accompagnement permanent, c’est-à-dire que les aides humaines qui leur sont prodiguées le sont grâce à un environnement humain proche en permanence. Ainsi Marcel Nuss précise-t-il : « Le fait de devoir être accompagné, et ce depuis l’enfance, et jusqu’à la mort, est très pesant et étouffant à vivre certains jours ».

Ainsi, de l’isolement social subi et vécu comme mis à distance, voire exclusion, au loisir de la solitude choisie qui est la condition de l’intimité avec soi-même, puis du développement de relations intimes avec d’autres, la distinction entre deux façons opposées de se sentir seul doit être rappelée. L’une est une expérience douloureuse d’un isolement involontaire subi, l’autre une expérience sereine et salvatrice d’une intimité créatrice recherchée.

Le loisir, comme liberté, n’est donc pas réductible aux activités de loisir, encore moins aux activités collectives ou partagées de loisir. Mais s’il entretient des relations aussi étroites avec les dynamiques identitaires, c’est parce qu’il se matérialise dans un temps libre dans lequel les personnes peuvent exercer leur autodétermination, leur liberté de choix, ce qui pour les personnes qui vivent avec des in/capacités n’est pas toujours une posture aisée. Le loisir est le temps dans lequel chacun peut volontairement s’engager (ou non), dans des espaces sociaux, des activités, des groupes, des relations sociales non contraintes. Et garde également la liberté de se désengager (Fillieule, Citation2005; Ion, Citation2001; Marcotte et Vieille Marchiset, Citation2013; Prévitali, Citation2013). Ainsi il se présente comme un espace de liberté dans les cheminements possibles de nos parcours de vie et de nos identités (Donnat, Citation2009).

Conclusion : temps libre, lien social et société inclusive

Ces expériences ici resituées montrent que les sociétés de performance et individualistes peuvent parfois, dans le jeu libre des interactions qui les animent, être le théâtre de la rencontre et du développement d’interdépendances entre des personnes ayant des limitations de capacités et les autres. Cette liberté d’action peut parfois aboutir à des liens sociaux superficiels, voire formels, ceux qu’un jeune homme ayant des déficiences intellectuelles résumait en disant : « Les collègues de mon travail – en milieu ordinaire –, on se voit « bonjour bonsoir …». Mais dans le jeu des interactions sociales lors des temps libres, on peut voir se construire un lien social signifiant entre des personnes ayant des limitations de capacités et les autres, comme les recherches précédemment évoquées l’ont montré.

Notre propos était de comprendre comment penser et faire en sorte que les personnes ayant des limitations de capacités non seulement aient accès aux espaces et aux pratiques sociales communes de loisir, mais que, en outre, cet accès ne se limite pas à une co-présence tolérée ou contrainte avec les autres?

On peut désormais tenter une réponse en précisant dans quelles configurations sociales d’interactions non contraintes émerge un lien social signifiant entre les interactants, et pourquoi le loisir s’avère ici essentiel.

Tout d’abord, c’est sous la forme des liens de socialité primaire que l’inscription sociale se négocie et se développe, c’est-à-dire par l’engagement réciproque dans des liens non pas contraints mais bien voulus et recherchés par les interactants. Plus précisément, c’est sous la forme symbolique du don, de la dette et du contre-don, forme essentielle du lien social (Godbout, Citation1986; Mauss, Citation2007) qui marque l’attachement réciproque en dehors de tout contrat formel, que se construit l’inscription sociale dans les espaces et les temps de loisir. Chaque participant à une activité de loisir, dans un espace commun, y vient avec un désir de lien avec la communauté et s’engage alors dans des tâches diverses au sein de cet espace, en fonction de ses in/capacités et de l’environnement dans lequel la pratique se déroule.

Dans ces activités dites de loisir, quelles qu’elles soient, c’est l’interdépendance nécessaire des acteurs qui dessine la toile de fond de la scène sur laquelle va se jouer le jeu du don, de la dette et du contre-don. Chacun a la liberté d’être là, mais pour pouvoir s’inscrire là, il devra se lier aux autres et les autres à lui. Autrement dit il devra donner de lui et recevoir des autres pour construire sa place dans un réseau d’interactions, de don et de contre-don de toutes sortes.

Dans ce temps libre, c’est dans des situations dans lesquelles les personnes ayant des in/capacités pourront donner aux autres, voire être les aidants des autres, tout en étant aidés par eux que ce libre lien pourra se développer. C’est donc exactement ici que la formule « personne ayant des in/capacités » devient utile, puisque finalement c’est à une circulation positive d’actes, d’objets et de paroles que l’on va assister, les in/capacités des uns venant répondre aux in/capacités des autres dans le « vivre ensemble » du temps libre. Ce cumul par mise en commun, ou ce troc par échange, des capacités et incapacités des uns et des autres vont tisser le lien. Ce sont parfois des relations d’affinité par complémentarité qui s’instaurent, complémentarité entre incapacités de l’un et capacité de l’autre. Ce sont également des relations d’affinité par identité qui se construisent par la reconnaissance du même, de soi dans l’autre. Mais, et c’est sûrement l’essentiel, c’est la pluralité des interactions et des affinités, reposant sur la reconnaissance réciproque des identités et des différences qui va alimenter le jeu du don et de la dette, c’est-à-dire le lien, sa construction et son maintien.

En effet, si c’est d’abord dans les tâches mêmes de l’activité de loisir partagée que se développent ces interactions, les résultats ont montré que de multiples opportunités de donner et de recevoir sous de multiples formes sont offertes dans certains environnements.

Si certaines configurations sociales présentent un potentiel inclusif plus important que d’autres, au regard de leur rapport positif à l’autodétermination et à la réciprocité des interdépendances, il faut souligner qu’il semble très important de penser les expériences inclusives de loisir au pluriel plutôt qu’au singulier. En effet, l’inscription sociale ne se décrète pas, elle se construit dans l’intimité du don et de la dette entre un individu et ses environnements humains. Et c’est la pluralité de ses inscriptions sociales qui donnent à l’individu son autonomie (Winance, Citation2007). Ainsi, la possibilité et la liberté de circulation dans des espaces pluriels deviennent-elles une caractéristique essentielle d’une expérience inclusive de loisir.

L’expérience inclusive de loisir peut donc être limitée à une participation contractualisée, ou bien se développer au travers d’une inscription sociale large. Pour différencier les deux, on pourrait dire, de façon encore schématique, que l’inscription sociale advient dans la vacance d’un temps libéré, quand la participation contractualisée s’observe surtout dans le « loisir chronométré ». De ce fait, les structures temporelles de la modernité tardive, qui sont caractérisées, selon Hartmut Rosa (Citation2012), par une triple accélération : (1) l’accélération technique, (2) l’accélération du changement social, et (3) l’accélération du rythme de vie, ne semblent pas constituer un environnement favorable à des inscriptions sociales durables ni pour les personnes vivant avec des in/capacités, ni pour les autres. Cette modernité tardive que nous vivons, conçue comme en continuité avec la modernité, peut être vue comme le théâtre d’un emballement systémique qui produit un singulier effet pervers : alors que l’accélération des innovations techniques devrait produire toujours plus de temps libéré, elle entraîne en fait une augmentation des activités des individus qui produit une accélération du rythme de vie et un sentiment de manque de temps. Il sera donc essentiel de poursuivre nos travaux sur la place du loisir dans le projet d’une société inclusive, à l’aune d’une lecture des temporalités.

Déclaration

Aucun conflit d’intérêts potentiel n’a été rapporté par l’auteure.

Notes

1. Nous utiliserons dans cet article les formulations « personnes vivant avec des limitations de capacités » ou « personnes ayant des in/capacités », en référence au modèle conceptuel du Processus de Production du Handicap (PPH) (Fougeyrollas, Citation2010). Ces formulations sont là pour signifier que lorsqu’une capacité (ou plusieurs) est notablement atteinte chez une personne, notre approche consiste à prendre en compte la limitation de cette capacité particulière ainsi que la pleine mesure de ses autres capacités dans l’analyse des situations de vie.

2. Hartmut Rosa dans son ouvrage Aliénation et accélération. Vers une théorie critique de la modernité tardive (Rosa, Citation2012) définit la modernité tardive comme débutant dans les années 1980–1990, qui reste en continuité avec la modernité, mais qui est marquée par un processus systémique d’accélération des changements de tous ordres. C’est en particulier le passage de changements sociaux qui s’opéraient à l’échelle transgénérationnelle dans la modernité, à des changements qui s’opèrent au niveau intragénérationnel qui distingue pour lui la modernité tardive de la modernité.

3. L’« empowerment» peut se traduire par la capacité à prendre le « pouvoir » sur sa propre destinée, au travers d’un groupe d’appartenance, et à s’émanciper du pouvoir d’une autorité qui définit notre propre trajectoire.

4. C’était par exemple le cas du travail que menait la Structure d’Intégration et de Réadaptation par les Activités Physiques et Sportives (SIRAPS) à Montpellier (France) dans les années 1980 et 1990, qui travaillait sur des projets individuels d’intégration dans des clubs sportifs pour des personnes jugées « intégrables », c’est-à-dire, à cette époque, jugées comme « ayant les capacités nécessaires » pour pratiquer dans un groupe dit « ordinaire » ou « régulier » (Marcellini, Citation1991b).

5. Ce dispositif se met en place donc juste après la promulgation de la loi française de 2005, dite pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées, loi qui introduit une définition contextuelle du handicap.

6. Au sens de l’accessibilité dite universelle, c’est-à-dire comme un principe d’attention à ce que les offres de loisirs soient pensées en amont pour être accessibles à tous, quelques soient les in/capacités.

7. Voir à ce sujet les multiples annonces sur le site internet du DAHLIR 43 : http://dahlir43.fr/run-bike-de-beaulieu-un-evenement-sportif-et-accessible-pour-creer-du-lien/.

8. Le département de la Haute-Loire est un département rural qui compte 227 000 habitants en 2019.

9. Les questionnaires étaient à réponses multiples, chacun pouvant déclarer qu’il pratiquait seul, et aussi avec des « valides » par exemple.

10. La question de savoir si la pratique d’un sport de compétition à haut niveau doit être considérée comme une pratique de loisir resterait à discuter plus avant. Mais cela dépasse l’objet de cet article.

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