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Abstract
Cet article propose un récit d’enquête portant sur un travail de thèse de doctorat étudiant le sport dans les quartiers défavorisés. Réaliser un récit d’enquête est une manière d’engager une démarche critique et réflexive sur les expériences de recherche. Les dessous des expériences d’enquête concernent aussi bien les situations en contact direct avec les acteurs, que les phases de négociation d’accès au terrain, de préparation des rencontres ainsi que d’analyse des données. À travers ce récit d’enquête, est proposée une focale sur les contraintes de terrains “politiques” qui participent de l’autocensure des acteurs municipaux jeunesse et sports en situation d’entretien dans six villes (Île-de-France). Sont répertoriées de nombreux impacts émanant à la fois : des hiérarchies dans un système d’action organisé, des logiques de défense corporatiste, des devoirs de réserve et de discrétion professionnelle dans la fonction publique ou encore, de l’agenda politique et de ses enjeux de mise en œuvre dans une phase de reconfiguration de l’action publique. Les dessous de l’enquête et le cheminement analytique des données seront dévoilés dans le but de contribuer à formaliser les “ficelles du métier” en sciences sociales du sport à la lumière de la singularité du terrain étudié. Les stratégies de contournement des paroles contraintes et censurées apparaissent comme l’émanation conjointe d’anticipation et d’ajustements face aux difficultés inhérentes aux situations d’enquête. Mots clés: Récit d’enquête; terrains politiques; censure; méthodologie; entretiens
This article offers an investigative story relating to doctoral thesis work studying sport in disadvantaged neighborhoods. Creating an investigative story is a way of engaging in a critical and reflective approach to research experiences. The underside of the survey experiences concerns both situations in direct contact with the actors, as well as the phases of negotiation of access to the field, preparation of meetings as well as data analysis. Through this investigative account, the focus is on the “political” field constraints that contribute to the self-censorship of municipal youth and sports actors in interview situations in six cities (Île-de-France). Many impacts emanating from: hierarchies in an organized action system, the logic of corporatist defense, duties of reserve and professional discretion in the public service, or even the political agenda and its challenges of implementation in a phase of reconfiguration of public action. The underside of the investigation and the analytical path of the data will be revealed with the aim of helping to formalize the “tricks of the trade” in the social sciences of sport in the light of the singularity of the field studied. Strategies for circumventing constrained and censored words appear as the joint emanation of anticipation and adjustments in the face of the difficulties inherent in investigative situations.
Déclaration
Aucun conflit d’intérêts potentiel n’a été rapporté par l’auteure.
Correction Statement
This article has been republished with minor changes. These changes do not impact the academic content of the article.
Notes
1. « Le devoir de réserve désigne l’obligation faite à tout agent public de faire preuve de réserve et de retenue dans l’expression écrite et orale de ses opinions personnelles ».
2. Successivement Zone urbaine sensible (ZUS) puis Quartier prioritaire de la politique de la ville (QPV).
3. Si de multiples techniques d’enquête ont été mobilisées (études documentaires, enquêtes par questionnaires, observations et entretiens), la focale portera pour cet article sur l’entretien dont les retranscriptions triées thématiquement ont constitué la plus grande part de mon investissement, représentant 90 heures de pistes audio.
4. À l’instar des thèses de Candice Martinez (Citation2013) et Damien Philippe (Citation2011), il fut question d’entreprendre une étude sur un terrain “sensible” qui a suscité des réticences de la part d’élus et de professionnels administratifs municipaux. Si des difficultés épistémologiques liées à la posture du chercheur par rapport aux milieux sensibles sont racontées dans la littérature scientifique (Di Trani, Citation2008), il paraît pertinent d’approfondir le sujet de l’usage de la méthode par entretien dans ce contexte compliqué afin de rendre le matériau exploitable.
5. Est entendu par sociosport : un secteur d’intervention en quête de réponses adaptées face aux problématiques et besoins des publics vulnérables dans des domaines variés tels que la santé, le social et la prévention des risques (Collet, Citation2018).
6. Voir Christine Musselin (Citation2005), sur le rapprochement de la sociologie de l’action organisée et de l’action publique.
7. Mon imprégnation de la culture professionnelle municipale peut s’expliquer par le fait que ma mère fait également ce métier auquel j’ai eu accès après la validation de mon Master « Urbanisme et Aménagement des Territoires spécialité Villes, Services, Usages » où je fus fortement marquée par la sociologie de l’action organisée.
8. On parle d’arènes publiques lorsque des mondes sociaux « configurent des territoires, des connaissances, des technologies, des organisations et des institutions [et] sont ordonnés à la réalisation d’un bien public ou à l’évitement d’un mal public » (Cefaï, Citation2016, p. 45).
9. Le fait que les acteurs ne m’évoquaient pas l’existence des rapports diagnostique et/ou faisaient de telle sorte que je ne puisse pas les obtenir de la part de leurs services va dans le sens de l’analyse de Daniel Bizeul (Citation1998) lorsque ce dernier explique que le chercheur peut représenter un danger, car il s’intéresse « à des aspects qui contredisent l’image officielle […], va être témoin ou être mise au courant d’actes illégaux, de pratiques condamnables, de conflits de diverses sortes […] [ou encore] va entendre des propos susceptibles de provoquer des remous à l’intérieur et de susciter l’indignation à l’extérieur » (Bizeul, Citation1998, p. 758).
10. Voir l’ouvrage de Bernard Gournay (Citation1963) sur l’étude des décisions politiques.
11. « Le discours politique est un contexte de l’activité politique, des opinions et des convictions politiques » (Yegana, Citation2018, p.278). Ce vocable n’est pas retenu pour la suite de cet article, car il n’est pas systématiquement lié à la thématique de la rétention d’information ou du mensonge.
12. « La langue de bois impose, avec son langage, une vision du monde et un décryptage de la réalité formatés, voire inversés, souvent au service d’un pouvoir qui y trouve sa légitimation – dans le but non pas de communiquer, mais au contraire d’entraver la communication véritable » (Nowicki, Citation2018, p.202).
13. À cette époque, je n’avais pas envisagé la possibilité de réaliser mes entretiens à distance pour pouvoir les espacer dans le temps. Je ne connaissais pas encore les applications permettant d’enregistrer les entretiens par téléphone et je ne maîtrisais pas les visioconférences.
14. Voir Gwénaëlle Mainsant (Citation2008) sur la place de l’humour comme registre d’interaction à analyser.
15. Il s’agit d’un « phénomène dans lequel joue le poids du collectif en ce qu’il est affecté par ce qu’on peut ou doit dire ou ne pas dire à un certain moment dans un certain lieu », ou dit autrement, « de produire un discours conforme à certaines normes » (Münchow (Von), Citation2021, p. 2).
16. L’usage de ce type de témoignages a été envisagé selon une perspective weberienne : par une analyse des raisons données par un acteur de se retrouver dans un système comprenant des dysfonctions et des contraintes, il est possible de le comprendre, puis de prendre le recul nécessaire pour expliquer la situation sociale ou l’action organisée. Selon Erhard Friedberg (Citation1999), ceci est réalisable par le croisement d’informations contenues dans des entretiens menés avec des acteurs situés à des positionnements distincts et/ou similaires dans l’organisation (sont mises au jour leurs redondances, correspondances et leur multiplicité).
17. Compte tenu des circonstances, je n’ai pas négocié l’entretien, ni expliqué spontanément en début de celui-ci ma démarche académique et de non-restitution du rapport aux élus pour voir s’il allait me questionner à ce sujet (ce qu’il ne fera pas).
18. Patricia Von Münchow (Citation2021) emploie l’expression « dire sans dire ».
19. Un climat de méfiance me freinait dans mes investigations. J’ai donc décidé de me rendre dans plusieurs manifestations culturelles et sportives coorganisées par le personnel jeunesse et sports de la ville et des structures associatives pour créer des liens “cordiaux” avec les acteurs. Sur le parvis de la structure où venait de se terminer un ciné-débat, j’ai eu l’occasion d’échanger avec un animateur. Contre toute attente, nous étions espionnés par un responsable municipal qui était posté sur un des côtés du bâtiment et qui a fini par nous rejoindre en proférant des menaces à l’encontre de l’animateur pour m’avoir parlé. Ceci confirma l’ampleur du contrôle des informations sortantes concernant l’action municipale.
20. Cet entretien collectif m’a été imposé par l’élu qui souhaitait que son responsable reste alors que j’avais pourtant préalablement interviewé.
21. Sur l’exploitation des entretiens jugés ratés, voir Hélène Chamboredon et al. (Citation1994).
22. Est à noter que l’enregistrement caché est une technique d’enquête parfois employée par des chercheurs.
23. Il s’agit d’une « forme de connaissance, socialement élaborée et partagée, ayant une visée pratique et concourant à la construction d’une réalité commune à un ensemble social » (Jodelet, Citation1991, p. 36).
24. La mise en lien des éléments de leurs discours avec les configurations particulières dans lesquelles ils se trouvent permet de saisir s’ils sont dissuadés de “tout dire” (parole contrainte) ou au contraire, s’ils ont une “plus grande liberté” d’expression au sujet de leurs rôles dans l’organisation, de leurs intérêts à défendre ou encore, des jeux d’acteurs inscrits dans des relations de pouvoir.
25. Pour résumer, parmi les principales méthodes utilisées pour accélérer l’enquête, peuvent être citées :
– la constitution de guides d’entretien personnalisés au regard de la position de l’acteur et de l’évaluation préalable du contexte local,
– l’étude de documents divers comme les rapports diagnostiques qui sont très utiles pour faire émerger des questions ciblées dans le guide d’entretien,
– la tentative de nouer une relation avec l’enquêté moins artificielle,
– les entretiens exploratoires directement réécoutés ou retranscrits, et qui, une fois en mémoire, me permettaient de repérer les assertions peu crédibles lors des entretiens suivants,
– la diversité des sources et le recoupement des discours des acteurs afin de vérifier leurs propos, et surtout, de reconstituer les complexités organisationnelles.
26. Plus tard, j’ai pu apprécier la lecture d’autres thèses comportant cet exercice. Parmi celles-ci, Renault Tinacci (Citation2018) et Hbila (Citation2012), dont les récits prennent particulièrement sens par rapport au caractère CIFRE de leurs thèses. Dans l’espace académique, ces dernières souffrent parfois d’être perçues comme ayant une scientificité moindre en raison de leur plus grande porosité aux savoirs expérientiels de la société civile, où l’engagement du chercheur et sa légitimité sont parfois posés (Renault Tinacci, Citation2020).