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Research Article

Avortement et sororité chez Diwan, Haroun et Sciamma

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RÉSUMÉ

Cet article proposera une lecture comparatiste du motif de l’avortement dans Portrait de la jeune fille en feu (2019) de Céline Sciamma, L’Événement d’Audrey Diwan (2021) et Lingui, les liens sacrés (2021) de Mahamat-Saleh Haroun. En effet, le motif interroge dans les trois cas de manière saisissante la place de l’individu féminin dans la société ou dans la communauté dont elle fait partie et se trouve étroitement lié à son empouvoirement. Si l’avortement est indéniablement lié au tabou dans les trois films, cette analyse démontrera qu’il peut être le lieu du déploiement d’une sororité entre les personnages féminins dans le partage d’une expérience interdite et exclusivement féminine. En même temps, les films soulignent que la sororité ne va pas de soi, et l’avortement peut être une source d’exclusion. De fait, le contexte transnational et trans-temporel permettra d’explorer cette ambiguïté. Il sera un moyen de confronter la situation des femmes avortantes au Tchad et en France telle qu’elle est imaginée dans les films, tout en nous fournissant la possibilité d’une réflexion autour de la solidarité sororale comme lieu de résistance au contrôle patriarcale du corps des femmes.

ABSTRACT

This article offers a comparative reading of the abortion motif in Céline Sciamma’s Portrait de la jeune fille en feu (2019), Audrey Diwan’s L’Événement (2021) and Mahamat-Saleh Haroun’s Lingui, les liens sacrés (2021). In all three works, the motif questions the place of women in society or in the community of which they are a part and is closely linked to their empowerment. While abortion is undeniably taboo in all three films, the author’s analysis will show that it can be the impetus for the development of a sisterhood between the female characters in the sharing of a forbidden and exclusively female experience. At the same time, the films emphasise that sisterhood cannot be taken for granted, and abortion can be a source of exclusion. The transnational and transtemporal contexts will provide an opportunity to explore this ambiguity. It will be a way of confronting the situation of aborting women in Chad and France as imagined in the films, while providing us with the opportunity to reflect on sororal solidarity.

Cet article proposera une lecture comparatiste du motif de l’avortement dans Portrait de la jeune fille en feu (Citation2019) de Céline Sciamma, L’Événement d’Audrey Diwan (Citation2021) et Lingui, les liens sacrés (2021) de Mahamat-Saleh Haroun. Dans les trois œuvres, l’avortement occupe une place plus ou moins centrale dans le récit, puisqu’il en est le sujet chez Diwan et Haroun, et qu’il constitue un moment crucial du développement de l’amitié entre le couple d’amantes et la jeune servante, Sophie (Luàna Bajrami), chez Sciamma, qui le caractérise d’ailleurs comme un motif constituant de la grammaire du film (Sciamma et St James Citation2020). En effet, le motif interroge de manière saisissante dans les trois cas la place de l’individu féminin dans la société ou dans la communauté dont elle fait partie et se trouve étroitement lié à son empouvoirement. Si l’avortement est indéniablement lié au tabou dans les trois films, mon analyse démontrera qu’il peut être le lieu du déploiement d’une solidarité et d’une amitié entre les personnages féminins dans le partage d’une expérience interdite et exclusivement féminine. En même temps, les films soulignent que la sororité ne va pas de soi, et l’avortement peut être une source d’exclusion. De fait, le contexte transnational et trans-temporel permettra d’explorer cette ambiguïté. Il sera un moyen de confronter la situation des femmes avortantes au Tchad et en France telle qu’elle est imaginée dans les films, tout en nous fournissant la possibilité d’une réflexion autour de la solidarité sororale comme lieu de résistance au contrôle patriarcale du corps des femmes. La comparaison entre les trois films démontrera que la sororité dépasse les frontières ; elle révélera la particularité des époques et cultures représentées, tout en créant une constellation de sœurs avortantes à travers les pays et les âges. Qui plus est, l’étude de la sororité dans ces trois films permet de souligner un mouvement transnational contemporain dans les récits d’avortement, qui proposent des représentations nuancées de l’expérience, explorant donc à la fois les aspects positifs et négatifs qui peuvent être liés au processus.Footnote1

Le concept de sororité évoque avant tout la sœur, et par là le familial et l’affectif. Nombre de penseuses de la sororité y voit une forme d’amour et de protection entre femmes (Kolly Citation2012, 10; Mielusel Citation2023, 23–30). Ainsi Ramona Mielusel cite dans l’introduction de son volume collectif Solid/taires la définition d’Estelle-Sarah Bulle qui distingue féminisme et sororité :

Le féminisme, c’est le tronc d’un arbre qui fleurit et porte des fruits incroyables depuis des décennies. […] La sororité, je dirais que c’est la sève de cet arbre. C’est penser aux femmes au quotidien. Moins directement politique, plus intime (Sororité, loc. 148). (Mielusel Citation2023, 13)

Dans le contexte français, le terme fait bien sûr écho à la devise nationale. En effet, celle-ci se construit autour de l’invisibilisation des sœurs au profit des frères, comme l’observe Bérengère Kolly :

La sororité reste néanmoins invisible dans le champ politique : la sœur n’évoque encore aucun lien politique signifiant, à l’inverse, en particulier dans le contexte français, de son homologue masculin, le frère, et de son corollaire notionnel, la fraternité. (Citation2012, 16)

Pourtant dans le langage courant, on parle de solidarité féminine, une expression qui n’existe pas au masculin. Susan Judith Ship emploie les deux notions de manière indifférenciée dans son article « Au-delà de la solidarité féminine » et en propose la définition suivante en faisant référence au contexte de l’activisme féministe des années 1970 :

Le concept de solidarité féminine exprimait avec force le message voulant que les femmes partagent des intérêts avec d’autres femmes, intérêts qui s’opposent à ceux des hommes et que les hommes tirent profit de leur domination sur les femmes. L’idée d’une expérience commune d’oppression, fondée sur la mise en lumière des similitudes de la situation de subordination et de discrimination faite aux femmes dans l’économie, la société, le système politique et la famille a contribué à regrouper les femmes dans leur lutte collective contre le patriarcat et la phallocratie. (Ship Citation1991, 5)Footnote2

Ainsi, en dépit ou à cause de l’invisibilisation observée plus haut, la sororité apparaît comme un outil politique de prise de conscience et de solidarisation des femmes entre elles sur la base d’une oppression commune. Le mouvement féministe a donc à la fois démontré l’existence et théorisé la sororité mais il en a également pointé les limites. Kolly note la centralité du concept pour le Mouvement de libération des femmes (MLF), notamment au début du mouvement et son retournement contre les membres de celui-ci. En effet, la deuxième vague féministe a été marquée par de profondes divisions, qui ont souligné l’exclusion des lesbiennes, des femmes issues de la classe ouvrière et des minorités ethniques du féminisme dominant et « la sororité sera associée à la reconduction des dominations, de classe, de ‘race’, à l’enclenchement d’une logique communautaire totalisante et essentialisante, étouffant toute critique, neutralisant le mouvement caractéristique du geste sororal » (Kolly Citation2012, 63, italique dans l’original). Ces divisions précèdent la deuxième vague et traversent le mouvement féministe. Dans cette perspective, Pascale Barthélémy observe dans son ouvrage Sororité et Colonialisme que les femmes françaises, motivées par l’expérience de la guerre et de la résistance ainsi que par l’acquisition du droit de vote en 1945, sont muées d’un désir nouveau d’agir et d’exprimer leur solidarité aux femmes du reste du monde, et notamment, à celles qui résident dans les colonies. Pourtant, dans les faits, cette solidarité sororale, bien qu’elle existe—et Barthélémy en analyse de nombreux exemples dans son étude—est compliquée par les rapports de domination coloniale :

L’amitié et l’amour entre femmes sont au cœur de concept de sororité. Mais après la Seconde Guerre mondiale, la valorisation des liens affectifs se heurte à la réalité des revendications des peuples colonisés et aux luttes violentes qu’ils engagent contre les puissances européennes. (2022, 85)

Les féministes noires aux Etats-Unis ont joué un rôle instrumental dans la dénonciation de cette exclusion et dans la théorisation de l’intersectionnalité, qui démontre l’intersection de différentes formes d’oppression. bell hooks est une des grandes penseuses de la sororité, notamment dans son article « Sisterhood : Political Solidarity Between Women », dans lequel elle critique la notion d’oppression commune sans prise en compte des oppressions particulières. Elle ne rejette pas pour autant la nécessité de la sororité pour le mouvement féministe. Au contraire, elle souligne l’importance de la sororité, qui ne peut exister sans lutter contre le racisme et la prise de conscience du privilège blanc (Hooks Citation1986, 130–131). Ainsi la sororité ne vient pas nécessairement de l’homogénéisation de la lutte mais plutôt de la reconnaissance des différences et de la solidarité entre les femmes : « By learning one another’s cultural codes and respecting our differences, we felt a sense of community, of Sisterhood. Respecting diversity does not mean uniformity or sameness » (135).

Geneviève Fraisse présente aujourd’hui la sororité comme réponse aux divisions qui viennent d’être esquissées :

Inversion disais-je : la sororité est un mot utopique et polémique face aux incapacités des autres mouvements radicaux à intégrer dans leurs théories la question de la domination des hommes sur les femmes, ou la nécessaire égalité des sexes. Le féminisme nécessite que les femmes se rassemblent entre elles pour trouver la force de se révolter. En même temps, il divise ; il divise à l’intérieur des classes sociales, des familles politiques, des liens domestiques, des relations sexuelles. La sororité traverse ainsi toutes les barrières ; par là, c’est une réponse pragmatique et théorique nécessaire, mais toujours ponctuelle. (2012, 10)

#MeToo a démontré l’existence d’un mouvement féministe international et d’une sororité globale. Dans le contexte français contemporain, le terme est à nouveau mobilisé par les féministes. Chloé Delaume a publié deux ouvrages autour de cette notion, Mes bien chères sœurs (2019) et l’ouvrage collectif Sororité (2021). Elle appelle les femmes à se réunir dans un mouvement de solidarité sororale, ou en d’autres mots à « sororiser », pour qu’ « Ils disparaissent » et qu’ « Iels vivent » (2019, 121). Agnès Mannooretonil observe dans son article « La sororité, pour quoi faire ? », qu’il s’agit d’un concept déterminant pour le féminisme de la quatrième vague (Citation2021, 91). Elle ajoute que cette sororité prend ces racines dans le corps :

Mais la sororité veut aussi s’enraciner verticalement, dans les profondeurs du corps, dans ce « monde du dessous » confié depuis toujours aux femmes. Les sororités réhabilitent ce monde souterrain [… .] Ce n’est donc pas seulement la composition de la fraternité humaine qui est contestée, c’est la façon même de faire fraternité, ignorant le « royaume de la vie ». Ainsi, l’intime et le corps surgissent-ils de la sphère privée où ils avaient été rejetés, envahissant le politique, charriant un imaginaire inépuisable et d’autant plus séduisant qu’il a la fraîcheur des récits nouveaux, alors que la fraternité et ses grands discours ennuient tout le monde. (Citation2021, 97)

Dans les films qui nous occupent, c’est bien l’expérience du corps qui permet d’interroger la sororité, à travers l’avortement. Nous verrons, dans l’analyse des trois films qui suit, comment l’expérience de l’avortement faite par les personnages est le lieu de l’exploration et du questionnement de la sororité dans les œuvres. L’étude des trois films soulignera des approches variées et nuancées de la sororité entre les personnages. Celle-ci peut naître, être renforcée ou limitée par l’expérience de l’avortement. En effet, j’observerai que cette expérience transgressive pour les femmes qui la vivent dans les trois films permet de déclencher une variété de réactions allant de la solidarité à la mise au ban, et interroge de cette manière à l’écran les normes et attentes qui contraignent le corps des femmes.

Une communauté sororale dans Portrait de la jeune fille en feu

Portrait de la jeune fille en feu est le quatrième long métrage de Céline Sciamma. Le film se situe au dix-huitième siècle et met en scène le personnage de Marianne, interprétée par Noémie Merlant, une artiste qui se rend sur une île bretonne après avoir été engagée par une artistocrate (Valeria Golino) pour peindre, à son insu, le portrait de sa fille, Héloïse (Adèle Haenel), afin de l’envoyer à un riche Milanais pour concrétiser leur mariage, car comme l’observe Michèle Bacholle « Héloïse—comme toute jeune fille de l’aristocratie pré-révolutionnaire—est un objet d’échange, son mariage une transaction commerciale » (2022, 129). L’union devait initialement avoir lieu entre la sœur aînée d’Héloïse et l’homme, mais celle-ci a préféré se suicider plutôt que d’accepter ce mariage arrangé, détail horrifiant qui demeure pourtant inexploré dans le film, comme le remarque Emma Wilson (Citation2021, 97). La rencontre entre Marianne et Héloïse donnera lieu à une histoire d’amour fulgurante, avant que l’inéluctable ne se produise et que les deux femmes ne soient séparées après seulement quelques jours de passion. D’un intérêt particulier pour cet article est le quatrième personnage de l’histoire, Sophie, une jeune servante employée par la mère d’Héloïse, qui fait l’expérience de l’avortement dont il est question dans le récit. Il va de soi que l’avortement n’est pas légal à la période décrite, ni même envisagé selon la perspective d’une réflexion historique sur le sujet. Il s’agit plutôt de démontrer que la pratique a toujours fait partie de la vie des femmes et qu’elle est, qui plus est, le lieu de déploiement de la solidarité féminine et de la lutte contre l’oppression patriarcale. De fait, Bacholle décrit le film comme « un manifeste contre l’ordre patriarcal qui règne sur le corps, la conduite des femmes et le désir féminin, ordre qui régit toujours notre expérience spectatoriale » (Citation2022, 128). Dans cette section, j’analyserai la sororité qui s’établit entre les trois femmes autour de la pratique de l’avortement et qui remet en question l’ordre établi.

Comme le note Mielusel, le terme sororité provient du latin sororitas soit « communauté religieuse de femmes » (Citation2023, 8) et évoque la réalité des communautés féminines qui se sont formées dans l’histoire et ont permis aux femmes de s’émanciper des contraintes patriarcales.Footnote3 Dans le film, une véritable communauté se crée entre les trois femmes et cette solidarité sororale est inscrite dans la grammaire même du film, pour reprendre les termes de Sciamma cités plus haut. C’est lors d’une scène d’intimité entre Marianne et Sophie que celle-ci lui confie sa grossesse. En effet, dans la nuit, alors que Sophie réchauffe un sac de noyaux pour Marianne qui a ses règles, elle lui avoue ne pas avoir eu les siennes depuis trois mois. Sophie ajoute pendant leur échange qu’elle ne veut pas d’enfant et qu’elle attendait le départ de sa maîtresse pour pouvoir s’en « occuper », soulignant à la fois la détermination de Sophie et la complicité de la comtesse avec l’ordre patriarcal, comme le notent Wilson (Citation2021, 99) et Bacholle (Citation2022). S’ensuit une scène de tentative d’avortement naturel sur la plage, en plein jour, le lendemain, comme on peut le supposer. Là, Héloïse est également présente, et Sophie court entre les deux femmes jusqu’à épuisement. La présence d’Héloïse suggère à la spectatrice/au spectateur qu’une conversation a eu lieu entre les femmes hors scène pour la mettre au courant et décider de la marche à suivre. La disposition des personnages dans l’espace, avec Héloïse et Marianne qui forment un bloc autour de Sophie pour l’aider dans sa démarche souligne visuellement la solidarité qui s’établit entre les personnages, un point également observé par Wilson (Citation2021, 101). De la même manière, alors que Sophie s’effondre de fatigue, un plan serré révèle la main tendue d’Héloïse qui cherche à l’aider à se relever. Ce plan met l’accent sur le dépassement de la barrière de la classe entre les femmes à travers la formation de cette solidarité sororale.

Dans la scène suivante, les trois personnages se trouvent dans les herbes près de la plage, en train de ramasser des ingrédients qui seront utilisés dans une potion abortive. Là encore, la communion entre les personnages est mise en scène, à travers la symétrie dans le mouvement des trois femmes qui se relèvent en même temps après leur collecte. Le dialogue révèle également une solidarité sororale qui précède la scène à l’écran. En effet, bien qu’il s’agisse du premier avortement de Sophie, comme on le découvre un peu plus tôt, elle indique à Marianne que les herbes qu’elle a ramassées ne conviennent pas, car la plante a déjà fleuri. Cette connaissance de la part de Sophie nous suggère qu’elle a été informée, de toute évidence par une autre femme, de la meilleure manière de réussir le remède abortif. La confection et la consommation de la potion par Sophie sont aussi l’occasion d’un échange complice entre Marianne et Héloïse. Cette dernière demande à Marianne s’il a déjà vécu un avortement, ce qui est bien le cas. Cette révélation ouvre la voie à une discussion sur l’expérience de l’amour, qui se veut une allusion au sentiment en train de naitre entre les deux personnages. L’échange est rapidement interrompu par Sophie qui s’effondre à nouveau, alors qu’elle était suspendue, au plafond ses jambes flottant au-dessus d’un tabouret, visiblement dans un nouvel effort de provoquer une fausse couche. Les deux femmes se précipitent alors pour lui venir en aide.

La complicité entre les trois femmes est mise en image à plusieurs reprises, alors qu’elles jouent aux cartes dans la soirée qui suit ; ou bien dans la cuisine le soir suivant, où elles boivent du vin ensemble pendant qu’Héloïse prépare le repas et Sophie fait du crochet. Héloïse lit ensuite à ses deux camarades l’histoire d’Orphée et d’Eurydice et les trois personnages ont une discussion quant à la question du choix. Ces scènes soulignent une relation d’égalité et d’échange entre les trois personnages. À la nuit tombée, les trois femmes partent à la recherche de l’avorteuse. Là encore, la communion entre les trois personnages est démontrée à l’écran à travers leurs trois silhouettes qui apparaissent dans la nuit comme semblables; seule la petite taille de Sophie la distingue. C’est à un rassemblement féminin autour d’un feu de joie que Sophie va trouver l’avorteuse (Christel Baras) et arranger les détails de l’avortement qui aura lieu. Le dialogue n’est pas révélé à la spectatrice/au spectateur et la musique de Para One, ainsi que l’image d’Héloïse avec sa robe en feu qui inspirera le portrait peint par Marianne, donnent un ton quasi mystique à la scène.

L’avortement se déroule le matin suivant, après que Marianne et Héloïse ont passé la nuit ensemble pour la première fois, car comme l’observe très justement Wilson : « The loveliness of their queer desire is intensified, made more possible, physically, psychically, through their feminist alliance with Sophie. Sciamma aligns reproductive rights and freedom to love » (Citation2021, 101). Les deux amantes accompagnent Sophie chez l’avorteuse, qui les accueille chez elle, en présence d’un bébé, et de deux petites filles, dont l’une aide Sophie à se déshabiller. Le soin que l’avorteuse prend à performer la pratique est démontré à travers le fait qu’elle se réchauffe les mains avant de toucher Sophie, geste qui ne manque pas de rappeler l’avorteuse dans le film d’Haroun que j’analyserai plus bas. Héloïse intime à Marianne de regarder la scène, mettant ainsi l’accent sur son importance. L’avortement en lui-même est filmé en plongée et en plan serré sur le visage de Sophie. Celle-ci souffre et une larme est versée ; mais l’intervention est très rapide et Sophie est confortée par la présence du nourrisson à ses côtés sur le lit qui babille, lui tient la main et lui caresse le visage. Cette scène participe à mon sens de la volonté de Sciamma de montrer des images d’une manière nouvelle. En effet, Wilson définit le projet cinématographique de Sciamma comme une volonté de « finding different, less alienating ways of looking and being in her films » (Citation2021, 8). La mise en scène de l’avortement s’inscrit dans cette perspective. Elle me semble unique dans sa représentation d’un moment intime et douloureux et en même temps collectif et doux. La présence des enfants dans la scène au moment de l’avortement du fœtus montre le cercle de la vie. Les larmes de Sophie suggèrent une douleur certaine, mais la scène n’évoque ni tabou ni culpabilisation ; c’est plutôt un sentiment de bienveillance et de convivialité qui prédomine. Plus tard, après leur retour, alors que Sophie se repose, Héloïse la réveille et demande à Marianne de peindre Sophie, dans une forme de portrait de la jeune fille avortée pour immortaliser la scène à laquelle elles ont assisté. Wilson décrit cette scène comme « the most uncomfortable in the film. » Elle ajoute :

Sophie, who was resting in bodily pain and grief, watched over by Marianne, is made to relive her trauma, lying out again, assuming the same position. This comes at the behest of her mistress, Héloïse. Fascination with capturing the image, with art, seems momentarily to over-ride the solidarity with Sophie, which has allowed the unwanted pregnancy to be arrested, and the young girl’s life to be continued. (Citation2021, 103)

Il me semble pourtant que ce n’est pas tout à fait ce que montre la scène. D’abord, l’idée selon laquelle Sophie revit son traumatisme implique que l’avortement vécu en fut un. Or, comme j’ai cherché à le démontrer plus haut, l’avortement n’est pas présenté comme un traumatisme dans le film, mais plutôt comme une expérience partagée entre les femmes, certes douloureuse, mais loin des images et discours traumatisants. D’autre part, bien qu’il soit tout à fait juste de souligner que Sophie se lève sous l’impulsion d’Héloïse, rien dans la scène ne dénote la coercion. Au contraire, les rapports d’égalité établis entre les personnages jusque-là dans le film suggèrent plutôt que la servante participe activement tout autant que les autres personnages au projet artistique. La scène ne manque pas de rappeler les paroles d’Ernaux dans L’Événement (Citation2000) qui remarque : « Je ne crois pas qu’il existe un Atelier de la faiseuse d’anges dans aucun musée du monde » (Citation2000, loc. 594). Le film démontre l’importance de l’existence de telles images, de documenter l’expérience des femmes, qui a été si souvent occultées, et la volonté des trois femmes de créer de telles images. Qui plus est, dans l’économie du film, ce tableau fait partie d’une série d’images transgressives qui échappent au contrôle patriarcal, comme le note Bacholle :

Nous, spectateur·rice·s, savons toutefois que plusieurs tableaux ou dessins ont échappé à l’économie patriarcale et hétérocrate et demeurent, cachés ou disparus, dans le marché souterrain de l’économie du désir féminin : la sanguine d’Héloïse endormie, le médaillon du visage d’Héloïse que Marianne emportera en souvenir, le tableau de l’avortement de la servante Sophie, l’autoportrait de Marianne exécuté à la demande d’Héloïse à la page 28 des Métamorphoses d’Ovide, et le fameux « Portrait de la jeune fille en feu » sorti d’une remise par une des élèves de Marianne au début du film. (Citation2022, 130)

Interrogée à propos de l’histoire d’amour égalitaire entre Marianne et Héloïse, Sciamma répond : « In the case of ‘Portrait of a Lady on Fire’, a narrative set in the 18th century, equality is only possible between two women » (Citation2023). Et peut-être même trois femmes. L’avortement est le moyen par lequel Sophie affirme son autonomie et il permet également d’établir l’égalité évoquée par Sciamma entre les femmes et entre les classes. Le film met en scène une sororité d’égale à égale.

La sororité en question dans L’Événement

L’Événement, réalisé par Audrey Diwan en 2021, est l’adaptation de l’œuvre éponyme d’Annie Ernaux paru en 2000, dans lequel elle raconte l’avortement clandestin qu’elle a vécu en 1964, soit onze ans avant la promulgation de la loi Veil, pendant ses études. Contrairement au film de Sciamma, dans lequel l’avortement n’est qu’un élément secondaire dans l’intrigue, chez Diwan il s’agit bien de « l’événement » principal autour duquel se structure le récit. Pourtant, Alexandra Pugh observe que « the word abortion is never once uttered in the film. As Ernaux puts it, ‘this thing’ has ‘no place in language’ » (Citation2022). Le personnage principal, Anne (Anamaria Vartolomei), jeune étudiante en Lettres, comprend qu’elle est enceinte au début du film, qui met en scène son combat pour avorter, et par là-même, pour pouvoir continuer ses études et vivre sa vie comme elle l’entend. En effet, dans le contexte de la France des années 1960, une jeune femme enceinte, non mariée et issue de la classe ouvrière, serait mise au ban social et dans l’impossibilité de poursuivre des études universitaires. Comme on le verra dans cette section, l’avortement est exploré de manière beaucoup plus explicite, viscérale, que dans le film de Sciamma. Carla Robison décrit le film comme

à la fois une expérience corporelle, celle d’un corps à corps entre le public et la jeune protagoniste qui doit choisir entre interrompre sa grossesse ou ses études, et une invitation à penser notre présent à la lueur du passé. (2021)

J’étudierai cette expérience du corps et comment elle problématise plutôt que renforce les liens de sororité établis à l’écran entre les personnages féminins.

La communauté sororale est au cœur du livre d’Ernaux qui lors de son avortement éprouve une sororité avec « une longue cohorte de femme qui [l]’avait précédée » (Ernaux L’Événement 32). De fait, l’adaptation de Diwan s’ouvre sur une scène de complicité entre Anne et ses deux amies, Hélène, incarnée par Luána Bajrami, dont la présence crée une continuité supplémentaire avec Portrait de la jeune fille en feu, et Brigitte (Louise Orry-Diquéro). Les jeunes femmes essaient des soutiens-gorge avant de se rendre à une fête et la scène rend bien compte d’un sens de transgression et d’excitation dont les personnages font l’expérience, notamment souligné par les paroles de Brigitte : « si j’étais un homme, j’aurais envie de me faire l’amour ».

D’autres scènes marquent la complicité entre les personnages et suggèrent une forme de sororité entre les trois jeunes femmes. Ainsi la scène où l’on comprend que le sang des règles n’arrive pas et la première indication chronologique de la grossesse « trois semaines » apparaît à l’écran est précédée par un moment d’échange et de sou entre les trois filles, au cours duquel Anne, la plus brillante des trois, promet à ses amies de les aider à réviser. Une scène d’enseignement à la masturbation qui n’existe pas dans le livre a également lieu entre les trois personnages. Brigitte s’empare d’un traversin et explique à ses deux amies comment se faire jouir. Si la scène mêle les affects, entre gêne visible des jeunes femmes et peut-être excitation, elle souligne aussi le poids des mœurs sociales, puisqu’Anne, et nous spectatrices et spectateurs avec elle, savons à ce stade du récit qu’elle a déjà eu des rapports sexuels, bien qu’elle ne l’admette pas à ses amies. Toutefois, contrairement au film de Sciamma, beaucoup de scènes montrent Anne seule et suggèrent au spectateur et à la spectatrice qu’Anne n’est pas soutenue dans l’épreuve qu’elle traverse. Dans cette perspective, comme l’observe Kathryn Bryan, dans ce numéro Diwan a choisi d’omettre des scènes du livre qui représentaient des formes de solidarité sororale :

The smaller moments of support Annie receives in the novel from other women, like the female medical student who administers the first injection, and L.B., who gives Annie the ‘adresse et de l’argent’ (61–62) for the abortion, are omitted and adapted, respectively. (Citation2025)

C’est également ce qu’observe Alice Blackhurst, citée par Bryan, dans sa comparaison des deux œuvres : Diwan ‘is in some ways warier than Ernaux of the illusions of affirmative “sorority”. Sisterhood is rarely a source of comfort in her Happening’ (2022).

En effet, on peut noter le rejet dont est victime Anne lorsqu’elle mentionne l’avortement de manière générale pour la première fois. Brigitte s’écrie alors : « ne dis pas des choses comme ça, même pour rire ». Pendant l’échange, visuellement, Anne est positionnée légèrement en retrait par rapport aux deux autres, marquant une certaine désunion entre les personnages. De la même manière, le film met en scène une absence totale de sororité avec les filles du foyer, qui font plutôt régner l’ordre moral et humilient Anne pour ne pas s’en tenir aux règles établies. Lorsqu’Anne avoue sa grossesse en montrant son ventre à Brigitte et Hélène, elle se tient debout face à ses deux amies assises, soulignant à nouveau la séparation entre les personnages. Brigitte n’exprime aucune solidarité face à la situation d’Anne et porte un jugement réprobateur à son encontre. Elle arrête d’ailleurs de lui parler après son aveu. Hélène exprime une solidarité timide à ce moment-là, qui s’affirmera davantage par la suite. En effet, cet aveu conduit à une confession de la part d’Hélène plus tard dans le récit, qui lui dit avoir déjà eu des rapports sexuels et lui apporte son soutien.

Le film met en scène une série de tentatives d’avortement. Anne demande d’abord de l’aide aux médecins qu’elle consulte, sans succès, puisque l’un d’entre eux va même lui donner, à son insu, un traitement pour renforcer le fœtus. Elle se rend aussi à la bibliothèque pour tenter de trouver des informations sur la pratique. C’est bien l’isolement d’Anne qui est accentué dans ces scènes, mais également sa détermination. Dans la solitude de sa petite chambre d’étudiante, Anne réalise sa première tentative d’avortement avec une paire d’aiguilles à tricoter. Comme le note Jamie Steele dans son étude de la respiration dans la scène (Citation2025), l’accent est mis sur les sensations de la jeune femme et sur la douleur ressentie, qui est presque palpable à l’écran, à travers la performance viscérale d’Anamaria Vartolomei. Mais c’est finalement bien grâce à la solidarité sororale d’une jeune femme qu’elle ne connaît pas, Laetitia (Alice de Lencquesaing) et qu’elle rencontre par l’intermédiaire de son ami Jean (Kacey Mottet-Klein), qu’Anne peut avorter.Footnote4 Laetitia lui donne toutes les informations sur la procédure, et notamment la douleur ressentie. La sororité qui les unit dans ce moment est marquée par leur étreinte et le poids du jugement social est manifesté dans la scène à travers l’intimation à sourire prononcée par la jeune femme qui contraste avec la gravité de leur conversation. Grâce à Laetitia, Anne se rend donc chez l’avorteuse (Anna Mouglalis), qui est bien évidemment une femme, mais la transaction, comme je l’ai noté plus haut, est plutôt froide, et contraste avec la manière dont la même scène est dépeinte dans Portrait de la jeune fille en feu et dans Lingui, comme on le verra dans la section suivante. L’avorteuse fournit les informations nécessaires à Anne et approche la situation de manière professionnelle mais sans aucune effusion ou soutien particulier apporté à la jeune femme. Une fois la sonde posée, Anne effectue des exercices et des mouvements pour interrompre la grossesse, comme Sophie dans le film de Sciamma. Il est pourtant nécessaire de poser une deuxième sonde et cette expérience met sa vie en danger. L’expulsion du fœtus est une scène particulièrement pénible et explicite et c’est une des jeunes filles du foyer qui lui vient en aide. Dans cette scène, la solidarité sororale est poussée à son extrême limite, puisque la jeune femme doit couper le cordon ombilical qui relie le fœtus à Anne après qu’elle la trouve dans les toilettes, à moitié nue et couverte de sang. Cette confrontation au corps avortant, représenté de manière extrêmement crue, évoque sans aucun doute le cinéma du corps théorisé par Tim Palmer et Martine Beugnet, comme le souligne Pugh dans son analyse du film, et met la solidarité sororale, et avec elle, notre expérience de visionnage, à l’épreuve. Pourtant la jeune femme va jusqu’au bout, elle parvient à accomplir le geste et appelle les secours, qui sauveront la vie d’Anne.

Ainsi, dans le film de Diwan, c’est avant tout la détermination d’Anne et l’affirmation de son droit à disposer de son propre corps qui sont mis en avant. Anne fait l’expérience du poids du jugement social et du rejet de la part d’un nombre de femmes—et d’hommes—dans le film. En même temps, j’ai démontré que la « chaîne invisible » de la solidarité, dépeinte par Ernaux, se met en place autour d’Anne. L’avortement est donc bien le lieu du déploiement de la sororité dans le film, même s’il s’agit d’une sororité compliquée et problématisée. L’expérience permet aussi de dépasser le cadre de la sororité, à travers le personnage de Jean, mais aussi celui du médecin à la fin du film, qui inscrit le terme « fausse couche » sur le formulaire d’admission, suggérant une solidarité entre les genres face à l’injustice.

Le triomphe de la sororité dans Lingui, les liens sacrés

Lingui, les liens sacrés, réalisé par Mahamat-Saleh Haroun en 2021, retrace l’histoire d’Amina (Achouackh Abakar), une mère célibataire qui découvre que sa fille de quinze ans, Maria (Rihane Khalil Alio) est enceinte. L’action se situe dans les faubourgs de N’djaména, dans le contexte très traditionnaliste et religieux de la société tchadienne contemporaine. La grossesse hors des liens du mariage de Maria implique qu’elle sera mise au ban de la société, comme l’a été sa mère avant elle, et la jeune fille souhaite catégoriquement avorter. Au Tchad, l’avortement est interdit par la loi, sauf en cas d’agression sexuelle, de viol, d’inceste ou lorsque la grossesse met en danger la santé mentale ou physique ou la vie de la mère ou du fœtus, d’après une mise à jour du code pénal qui date de 2017.Footnote5 Ainsi, il est intéressant de noter qu’Haroun a choisi de représenter l’avortement comme strictement interdit, bien que Maria ait été victime d’un viol commis par leur voisin Brahim (Youssouf Djaoro), véritable prédateur qui cherche à épouser Amina avant que celle-ci ne découvre la vérité. Ce choix témoigne peut-être de la volonté d’Haroun de souligner les difficultés et le jugement moral et religieux qui pèsent toujours sur les avortantes tchadiennes malgré l’assouplissement de la loi. Le titre, « lingui » en arabe tchadien, traduit en français par « liens sacrés », « désigne le système de liens d’entraide censé structurer vertueusement les rapports familiaux, amicaux et de voisinage » (Citation2021). Comme le remarque Le Point Afrique, le film s’évertue à démontrer les « effets pervers » de ces liens, à travers la surveillance et le jugement que subissent Amina et Maria des membres de leur communauté. Cette adversité sera le lieu du déploiement d’une sororité au-delà du lien mère-fille, de la part de plusieurs personnages féminins qui leur viennent en aide.

L’avortement est initialement un sujet de déchirement entre la mère et la fille. En effet, après qu’Amina est informée de la grossesse de Maria par la directrice de son lycée qui l’a renvoyée, incarnant ainsi l’ordre patriarcal qui pèse sur le corps des jeunes filles, elle se dispute avec sa fille. C’est à ce moment-là que Maria exprime pour la première fois son désir d’avorter. La scène est marquée par la colère de Maria envers sa mère qui s’effondre à cette idée : « on ne peut pas faire ça » lui répond-elle. Les deux personnages se disputent violemment jusqu’à ce que Maria parte brusquement, et le jeu d’Achouackh Abakar révèle la grande douleur qu’éprouve Amina. Puis, Amina est filmée seule, courant à la recherche de Maria. Un gros plan sur son visage souligne son essoufflement et sa détresse. C’est ensuite la solitude de Maria qui est mise en avant. La jeune fille est filmée d’abord marchant seule sur un pont, puis de dos, sans que la caméra ne nous révèle ses émotions. Un peu plus tard, Amina est représentée sur le même pont, se déplaçant seule, à contresens de sa fille, indiquant le conflit entre les deux personnages.

Maria est également isolée de ses paires. Comme je l’ai noté dans le paragraphe précédent, elle est renvoyée de son lycée. Alors qu’elle se joint à la fête d’anniversaire d’une de ses amies, elle est à nouveau submergée par la colère quand celle-ci fait allusion à sa grossesse. Maria nie être enceinte et son isolement est à nouveau mis en scène à travers l’écart entre elle et le groupe d’adolescent.es qui font la fête au bord d’une piscine, ainsi que par son départ précipité. Sa détresse et sa solitude poussent la jeune fille à tenter de se noyer dans une rivière. Elle est secourue par un groupe d’hommes et malgré leur geste qui lui sauve la vie, un sentiment de menace et d’insécurité est manifesté par sa réaction face aux jeunes hommes, qui suggère à la spectatrice/au spectateur le traumatisme du viol qu’elle a vécu, bien que celui-ci n’ait pas encore été révélé.

La tentative de suicide de Maria va précipiter la réconciliation des deux personnages et leur union contre l’adversité. Elles abordent l’expérience d’Amina, qui a été répudiée par sa famille et par sa communauté à cause de sa grossesse. Maria rejette cette existence pour elle-même et réitère son désir d’avorter. Cette scène démontre l’amour et la complicité qui existent entre les deux femmes, malgré ou peut-être grâce à la douleur de l’expérience partagée qui les rapproche. Plus loin, la communion entre les deux femmes est mise en image à travers l’usage de la couleur. Les deux héroïnes sont filmées côte à côte alors qu’elles commencent à travailler ensemble. Elles portent toutes les deux de l’orange pour se couvrir la tête, une des couleurs qu’Amina porte le plus tout au long du film. Qui plus est, la grossesse non désirée et le projet d’avortement ne rapprochent pas que la mère et la fille. La sœur d’Amina, Fanta (Briya Gomdigue), vient la voir et c’est l’occasion pour la spectatrice/le spectateur de découvrir la difficile histoire de famille qui a brièvement été esquissée jusque-là. Toute la famille d’Amina, y compris sa sœur, lui a tourné le dos après qu’elle est tombée enceinte. Fanta revient vers elle pour lui demander de l’aide alors que son mari souhaite faire exciser leur fille contre sa volonté. Leur lien sacré, « lingui », est recréé ; les deux sœurs se retrouvent face à cette épreuve. Amina vient à l’aide de sa sœur et de sa nièce en leur promettant d’arranger une fausse excision, tandis que Fanta donne un bracelet à Amina, dont la vente va lui donner le moyen de payer l’avortement de Maria.

Le film révèle les difficultés que rencontrent Amina et Maria pour organiser l’avortement. Une visite chez le médecin se solde par un refus de pratiquer l’intervention. Il évoque le risque de cinq ans d’emprisonnement et de la radiation à vie, mais leur parle tout de même d’une clinique qui peut réaliser la procédure pour un million de francs CFA. Amina se tourne ensuite vers une avorteuse clandestine (qui réalisera la fausse excision). Chez elle, la caméra suit le regard d’Amina qui se porte sur un cabinet poussiéreux sur les étagères duquel on peut voir un nombre de décoctions et de grandes aiguilles, qui provoquent un malaise certain chez Amina. En plus de ces empêchements et difficultés d’ordre légal, financier et sanitaire, le poids moral qui pèse sur le corps des femmes est mis en scène à travers le personnage de l’imam. L’imam n’est jamais informé du projet d’avortement, mais il représente une présence oppressante et intrusive dans la vie d’Amina. Il tente à plusieurs reprises de lui dicter ce qu’elle doit faire et la pousse à révéler ses secrets et à ne pas manquer la prière.

Finalement, grâce à l’argent obtenu à l’aide du bracelet de sa sœur, Amina parvient à faire admettre Maria à la clinique, mais une intervention de la police empêche l’intervention d’avoir lieu. Un réseau sororal se crée cependant, et une infirmière de la clinique met Amina et Maria en contact avec une sage-femme (Hadjé Fatimé N’goua) qui accepte de pratiquer l’avortement. Chez la sage-femme, Amina l’encourage alors qu’elle a peur de faire du mal à Maria. La scène d’avortement n’est pas montrée à l’écran, seulement l’avant et l’après, mais c’est l’environnement propre, le doute et la peur raisonnables de la sage-femme et Maria qui dort après la procédure, qui confèrent un sens de sécurité et d’apaisement à la séquence. La sage-femme lui fait une attestation pour une fausse couche qui lui permettra de reprendre ces études, comme dans L’Événement. Elle refuse d’être payée pour l’intervention, évoquant le lien de sororité qui l’unit à Amina : « Tu es comme ma sœur maintenant. Je ne fais pas payer ma sœur. »

En plus de cette communauté sororale, on peut dire que le film met en scène un éveil féministe et une nouvelle forme d’empouvoirement chez Amina. En effet, le projet d’avortement est l’occasion d’une véritable libération pour le personnage au fil du récit. D’abord, Amina fait des avances à Brahim pour obtenir l’argent dont elle a besoin pour l’avortement. Ses avances sont repoussées par Brahim, qui l’humilie, mais malgré la douleur que représente ce moment pour Amina, il souligne l’hypocrisie des mœurs et de l’ordre patriarcal mis en scène, puisque Brahim n’est autre que le violeur de Maria, et la volonté d’Amina de s’en affranchir. De plus, en rentrant chez elles, Maria trouve sa mère en train de fumer. Cette scène de transgression est d’abord marquée par la surprise de Maria : « Qu’est-ce qu’il te prend à la fin ? »; puis les deux héroïnes dansent ensemble brièvement, avant qu’Amina ne danse seule dans une séquence où elle apparaît comme libérée du poids des attentes qui pèsent sur elle et du regard des hommes. Dans la scène suivante, l’imam vient chercher Amina chez elle car elle a à nouveau manqué la prière. Quand il arrive, elle lui tend la main pour le saluer, geste interdit par la religion musulmane. Ce geste représente un nouvel acte de rébellion contre les attentes et les règles qui ordonnent la vie des femmes et le refus d’Amina de rester à la place qui lui est réservée. Dans la séquence finale du film, Amina attaque Brahim après que Maria lui a révélé qu’il était son violeur, dans un moment qui emprunte au genre du « rape revenge », et annonce à Maria qu’elles quitteront le quartier. La fausse cérémonie d’excision a lieu, à laquelle Amina accompagne sa nièce et sa sœur. Le mari est berné et le sentiment de complicité entre les deux sœurs est amplifié grâce à un plan rapproché dans la voiture sur le chemin du retour, sans dialogue, au seul son des rires des deux femmes. Le film se termine sur l’image de Maria qui retourne à l’école et sur sa mère qui l’accompagne, marquant le triomphe de la communauté sororale sur l’ordre établi.

Conclusion

En guise de conclusion, nous avons pu observer que l’avortement est le lieu du déploiement de la sororité à différents degrés dans les trois films. En effet, les films de Diwan et d’Haroun démontrent que la sororité ne va pas de soi. Elle est souvent questionnée dans les récits, qui mettent en scène des personnages féminins opprimés et mis au ban de la société, parfois par d’autres femmes. En même temps, les films dépeignent une solidarité sororale entre les personnages féminins, qui se soutiennent, s’entraident et s’avortent. Cette entraide sororale est ainsi marquée par la subversion des normes et règles qui contraignent le corps des femmes aux différentes époques et dans les divers contextes sociaux, culturels et religieux représentés. C’est bien la libération des personnages féminins qui se trouve au cœur des films, pas seulement celle des avortantes, qui à travers la pratique de l’avortement lui-même, retrouve leur intégrité physique et la possibilité de mener leur vie comme elles l’entendent ; mais aussi celle d’autres personnages qui ne vivent pas directement l’avortement. Ainsi en est-il de l’histoire d’amour entre Marianne et Héloïse, ou de la prise de conscience féministe d’Amina, et dans une certaine mesure d’Hélène dans L’Évènement. Loin de concevoir l’avortement comme un traumatisme, ou une forme de honte pour les différentes femmes qui le vivent, les trois films sont plutôt des récits d’empouvoirement, qui montrent comme l’expérience d’une transgression personnelle peut être le lieu de la formation d’une communauté collective, « chaîne invisible » de la sororité.

Déclaration de divulgation

Aucun conflit d’intérêts potentiel n’a été rapporté par le(s) auteur(s).

Notes

1. Pour une étude de l’évolution de la représentation de l’avortement sur les écrans français, voir l’article de Marion Hallet et Elizabeth Miller (Citation2025) dans ce numéro. Les autrices y évoquent notamment l’expérience de l’avortement comme moment de dialogue et de solidarité dans un nombre de séries récentes (Plus belle la vie, Drôle …). Ce phénomène ne touche pas seulement les écrans ; on peut par exemple penser au roman graphique Il fallait que je vous le dise d’Aude Mermilliod, qui met en avant le lien qui s’est créé entre l’artiste et le médecin Martin Winckler (Citation2019), à la suite de l’avortement dont elle a fait l’expérience et qu’elle a mis en mots et en images. Sur la question de la « dé-traumatisation » de l’avortement dans les récits contemporains, voir aussi l’article de Frédérique Collette (Citation2025) dans ce numéro.

2. Pour ma part, j’emploierai les termes sororité et solidarité sororale de manière synonyme dans l’article.

3. Mielusel prend l’exemple des saint-simoniennes au dix-neuvième siècle, une communauté formée de femmes de différentes classes sociales, qui s’investissaient dans la vie publique et elle ajoute que « certaines d’entre elles ont constitué ce que l’on peut considérer comme le premier mouvement féministe français, autour d’un journal : La Femme libre (1832–1834) » (Citation2023, 3).

4. La solidarité vient ici aussi d’un personnage masculin. Elle est limitée par le fait que Jean essaie d’avoir des rapports sexuels avec Anne lorsqu’il découvre qu’elle est enceinte, et y voit une opportunité d’avoir des relations sans risque de grossesse.

5. Voir à ce sujet : ‘L’IVG un acte inadmissible et puni par la loi’, Me Christelle Adoumte Guirbaye (Citation2022) | Tchadinfos.com.

References