Numéro spécial « 12^es Rencontres internationales de la recherche en logistique et supply chain management »

Ce numéro spécial de Logistique & Management regroupe cinq articles, qui ont été présentés dans une version préliminaire aux 12^es Rencontres internationales de la recherche en logistique et supply chain management (RIRL) en mai 2018, à Paris. Créées en 1995, les RIRL constituent depuis 20 ans un rendez-vous essentiel de la recherche francophone en logistique et supply chain management (SCM), même si les anglophones sont de plus en plus nombreux à y présenter des papiers dans la langue de Shakespeare ! Pris ensemble, ces cinq articles constituent ainsi un instantané de la recherche francophone en logistique. Que nous disent-ils de l’état de la recherche dans la discipline ? Qu’elle se porte on ne peut mieux, et ne s’est sans doute jamais aussi bien portée !

Une recherche en logistique pertinente

Ces cinq articles démontrent d’abord que la communauté de chercheurs en logistique est parfaitement connectée aux réalités managériales. A l’heure où plusieurs voix s’élèvent pour déplorer le manque de pertinence de certains travaux menés en sciences de gestion (e.g. Barthélémy 2012 ; Carton et Mouricou 2017), on ne peut que se réjouir de voir notre communauté s’interroger sur des enjeux clefs de notre monde moderne. De s’intéresser comme le font Corinne Blanquart, Zeting Liu, Nicolas Maudhuit et Thomas Zeroual aux stratégies d’implantation d’Amazon, en vue de comprendre la logique sous-tendant l’expansion géographique de ce géant logistique. De revenir, comme le font Baptiste Bahu, Laurent Bironneau et Vincent Hovelaque, sur l’essor récent de la méthode de production DDMRP (demand-driven material requirement planning), qui vise à dépasser les limites des méthodes de gestion de production traditionnelles, afin de mieux coupler la production à une demande toujours plus volatile et incertaine. Ou encore, pour terminer par un troisième article de ce numéro, d’analyser, comme le font Nathalie Sampieri-Teisser et Laurent Livolsi, les évolutions de la fonction logistique à l’hôpital, à l’heure où les enjeux liés à la réforme de notre système de santé sont déterminants.

Une communauté qui valorise la reliance et l’interdisciplinarité

Les articles retenus illustrent ensuite la capacité de la communauté logistique à refuser une vision disciplinaire étriquée, marquée par le cloisonnement et l’hyperspécialisation. Si les sciences de gestion sont à l’honneur dans ce numéro de Logistique & Management, avec trois articles traitant, respectivement, de la logistique temporaire (par Vincent Salaun, Nathalie Fabbe-Costes et François Fulconis), des perspectives critiques en SCM (par Christelle Camman), et comme nous l’avons déjà évoqué de logistique hospitalière, deux autres articles relèvent d’autres perspectives. L’article sur Amazon s’inscrit dans une tradition logistique issue de l’aménagement du territoire, et développe une approche géographique et spatiale. L’article sur le DDRMP se fonde sur des approches issues des sciences de l’ingénieur. Les cinq articles réunis illustrent la capacité de la communauté logistique à discuter collectivement d’un même phénomène en mobilisant une diversité de grilles de lectures. C’est un point clef ! La complexité du monde moderne et des supply chains appelle les chercheurs à faire se répondre les connaissances dans une logique de reliance et d’interdisciplinarité. Une logique d’autant plus prégnante dans ce numéro que les trois articles qui s’inscrivent en sciences de gestion s’appuient sur des cadres d’analyses différents : l’approche métier issue des ressources humaines pour l’article sur la logistique hospitalière ; les travaux sur la contingence structurelle de Lawrence et Lorsch pour l’article sur la logistique temporaire ; les travaux d’Habermas pour l’article sur les potentialités critiques de/pour la recherche en logistique et SCM.

Des chercheurs et un collectif exigeants

Ces articles témoignent enfin de l’exigence que les chercheurs en logistique mettent dans leurs travaux. Les auteurs publiés ici poursuivent des objectifs de théorisation ambitieux. Le travail de Vincent Salaun, Nathalie Fabbe-Costes et François Fulconis cherche à dégager les principales spécificités théoriques des logistiques dites temporaires. L’article de Christelle Camman explore le développement d’approches plus critiques en SCM. Une telle exigence est le reflet des attentes collectives de la communauté de chercheurs en logistique. Ainsi, les cinq articles parus dans ce numéro ont été sélectionnés dans le cadre d’un processus de sélection qui n’a rien à envier à celui des meilleures revues. Le comité scientifique des RIRL a reçu 68 communications, dont 48 en français. Toutes ont été évaluées en double aveugle par le comité scientifique ou des experts qu’il a sollicités. Lorsque les deux évaluations s’avéraient contradictoires, un troisième expert a été systématiquement mobilisé pour trancher. Au final, 51 papiers ont été présentés aux RIRL, dont 39 en français. Sur la base des évaluations, un comité scientifique restreint a présélectionné six articles présentant un potentiel de publication. Les auteurs concernés ont été invités à renvoyer une nouvelle version de leur article intégrant les commentaires faits lors des présentations orales. Ces deuxièmes versions ont été réévaluées, et des demandes de modifications ont de nouveau été formulées aux auteurs. Au final, à travers un processus de sélection à trois ou quatre tours, avec au départ 48 papiers, n’ont été retenus que cinq articles, soit un taux de sélectivité de 10 %.

Une recherche logistique francophone multi-récompensée

On pourrait ici être accusés de crise narcissique et d’autopromotion si l’exigence de la communauté logistique n’avait pas été reconnue par différentes institutions indépendantes. La présidence du premier concours d’agrégation de l’enseignement supérieur pour le recrutement de professeurs des universités en sciences de gestion a été confiée en 2016 à Nathalie Fabbe-Costes (Aix-Marseille Université), qui a tant œuvré pour la reconnaissance de la logistique en France. Gilles Paché, autre grand promoteur de la logistique, a été choisi la même année pour diriger Aix-Marseille Université Editions. Le prix de thèse transdisciplinaire remis par la Fondation nationale pour l'enseignement de la gestion des entreprises (FNEGE) a été accordé en 2017 à Vincent Salaun (Université de Nantes), pour sa thèse de doctorat La pérennité des organisations temporaires (OT) : compréhension du rôle conjoint de la pulsation organisationnelle et de la logistique : l’apport de l’étude des festivals musicaux, codirigée par Nathalie Fabbe-Costes et François Fulconis (Université d’Avignon). Le prix du meilleur ouvrage en management de la FNEGE, dans la catégorie essai, a été remis en 2018 à « La logistique, une affaire d’Etat », co-écrit par Laurent Livolsi et Christelle Camman (tous deux Aix-Marseille Université). Et enfin, Consult-in-France a accordé à un article sur la crowd logistics publié dans le Journal of Business Logistics co-écrit par Valentina Carbone (ESCP Europe), Aurélien Rouquet (NEOMA Business School) et Christine Roussat (Université Clermont-Auvergne), le prix du meilleur article de l’année, dans la catégorie transformation digitale.

La logistique, une dynamique reconnue dans le monde moderne

La communauté a d’autant plus de quoi se réjouir que la logistique est désormais pleinement reconnue sur le plan économique, politique et social. Longtemps perçue comme renvoyant à des activités opérationnelles accessoires (transport, entreposage), la logistique est depuis plusieurs années l’une des clefs de succès de nombreuses entreprises (IKEA, Zara, Apple, etc.). C’est aussi plus récemment un véritable sujet d’intérêt pour les politiques. Alors que la Chine développe sa nouvelle route de la soie, le gouvernement français a élaboré en 2015 une stratégie logistique pour la France (à laquelle plusieurs membres de la communauté ont participé). Intégrée par les entreprises et les politiques, la logistique a également acquis une visibilité pour les citoyens. Tout un chacun déploie au quotidien de nombreuses logistiques, nécessaires à la consommation, décide du chemin logistique de ses produits entre de multiples options de livraison, etc. Le monde des médias a clairement identifié cette « popularité » et consacre de plus nombreux sujets à la logistique. Par exemple, FM Logistic, prestataire français emblématique, dont le Chief Executive Officer (CEO) Jean-Christophe Machet a ouvert les RIRL 2018, a été mis à l’honneur au journal télévisé de 20h de TF1

(https://www.tf1.fr/embedframe/756826chuPP3r13543999).

La logistique désormais objet culturel !

Cette reconnaissance est aujourd’hui telle, que comme l’illustrent les visuels dans l’Encadré 1, la logistique est désormais un objet culturel ! Le Victoria and Albert Museum (Londres) modélise la supply chain du commerce illégal du bois, et le Musée des civilisations de l'Europe et de la Méditerranée (MUCEM) (Marseille) met en avant les activités de stockage et de transport dans une exposition sur la gestion de déchets. La logistique inspire des installations de plasticien (à la prestigieuse biennale de Venise en 2017 avec ce camion renversé), ou des créateurs de produits de mode (avec ce sac à main en forme de conteneur proposé par Karl Lagarfeld pour Chanel) ; la question des prestataires de services logistiques est même soulevée par Sophie Calle ! La logistique est également le support de livres comme ceux d’Annie Ernaux (2014), ou Alain Doucet (2011), et d’enquêtes sociologiques (Malet 2013). On la retrouve même dans les chansons ! Avec son album Everything Now et sa chanson titre (https://www.youtube.com/watch?v = zC30BYR3CUk), Arcade Fire ne fait-il pas autre chose que de critiquer une société ou Amazon rendrait tout livrable tout de suite ?

short-legendEncadré 1

Que font les producteurs de classement des revues ?

Oui, la logistique est aujourd’hui reconnue par tous, sauf par quelques irréductibles qui produisent les différents classements des revues scientifiques dans le domaine des sciences de gestion. Ainsi, Logistique & Management n’est toujours pas classée par la section 37 du Centre national de recherche scientifique (CNRS) malgré ses 20 ans d’âge, la qualité de ses numéros, la cohérence de son positionnement. La FNEGE quant à elle ne lui accorde que le rang 4, quand d’autres revues disciplinaires obtiennent un rang 2. Plus grave peut-être, dans ces classements, les plus prestigieuses et anciennes revues de la discipline comme International Journal of Physical Distribution and Logistics Management, Journal of Business Logistics, et International Journal of Logistics Management ne sont pas mieux classées qu’à un rang 2. Le Financial Times quant à lui ne classe aucune revue de logistique ou SCM dans sa liste des 50 meilleures revues. De tels classements sont peu défendables et semblent refléter – à qualités scientifiques comparables – une meilleure capacité des autres disciplines à défendre leur position auprès des instances qui évaluent ! On ne peut que le regretter, et rappeler que le classement d’une revue (qui intègre des critères – par exemple l’impact factor par essence plus favorable aux revues de langue anglaise) ne présage pas forcément de la qualité de son contenu. Et de dire à la communauté logistique qu’elle peut être fière de ses productions rassemblées dans ce numéro spécial de Logistique & Management, à qui nous, éditeurs de ce numéro, qui avons bénéficié du soutien tout au long de notre travail des membres du comité scientifique, de l’ensemble des évaluateurs et des auteurs des RIRL 2018, nous donnons volontiers toutes les étoiles.