Une « citoyenneté paysanne »? Ethnographie comparée parmi les Minyanka et les Bwaba (Mali, Burkina Faso)

Abstract

Les études africanistes de la citoyenneté tendent à ne traiter la question que du point de vue de l'État et de ses relations avec des « minorités » organisées. L'interface des États africains avec des sociétés paysannes relativement structurées et autonomes invite, au contraire, à envisager des citoyennetés plurielles en termes de circulation de projets politiques semi-autonomes, d'échelles de production, de contradiction et d'articulation. Deux enquêtes ethnographiques, menées chez les Minyanka (Mali) et les Bwaba (Burkina Faso), sur la distribution des enchaînements de droits fonciers et d'obligations collectives entre « autochtones » et « étrangers », permettent de montrer dans quelle mesure les sociétés paysannes développent une définition locale de la citoyenneté différente de la citoyenneté formelle. Outre la relativisation des définitions universalistes de la citoyenneté, cette forme « paysanne » de la citoyenneté nous invite à reconsidérer de manière non normative la dichotomie classique entre public et privé.

Africanist studies of citizenship tend to approach the issue only from the point of view of the state and its relations with organised ‘minorities’. On the contrary the interface between African states and relatively structured and autonomous rural societies invites us to consider plural citizenships in terms of circulation of semi-autonomous political projects, scales of production, contradiction and connection. Two ethnographic studies on the distribution of connections between land rights and collective obligations between ‘autochthonous populations’ and ‘strangers’, conducted amongst the Minyanka (Mali) and the Bwaba (Burkina Faso), allow us to show the extent to which rural societies develop a local definition of citizenship different from the formal one. In addition to the relativisation of universalistic definitions of citizenship, this ‘rural’ form of citizenship invites us to reconsider non-normatively the classical dichotomy between public and private.

Keywords:

• citoyenneté
• public/privé
• étrangers
• Bwaba
• Minyanka
• foncier

Keywords:

• citizenship
• public/private
• strangers
• Bwaba
• Minyanka
• land right

Notes

 1. Je remercie Jean-Pierre Jacob et Pierre-Yves Le Meur pour leurs commentaires.

 2. Les étrangers dont il est question dans cette étude sont issus de migrations rurales internes et sont d'ethnie différente de la communauté d'accueil. J'emploi le terme d'étranger dans le sens de Shack et Skinner (1979) – à partir du modèle de Simmel (1984 [1908]) – comme phénomène sociologique qui place des groupes et des individus à la frontière de la société et qui sont maintenus dans un statut ambivalent de mise à distance et d'intégration. Il s'agit d'étrangers de la communauté durablement mais partiellement intégrés.

 3. Programme Claims financé par l'Union Européenne et piloté par l'IIED avec le Gret et l'unité de recherche 199 de l'IRD. Pour une synthèse des résultats voir Chauveau et al. (2004, 2006), Colin et al. (2009) et Jacob et Le Meur (2010).

 4. Le terrain minyanka s'est déroulé dans le cadre du programme Claims avec Intercoopération, en juin-août 2002, juin-juillet 2003 et juillet 2006. Les enquêtes ont eu lieu dans cinq villages ayant des relations sociopolitiques précoloniales. Lorsque je parle de Kouri je fais référence à l'ensemble intervillageois. Le terrain bwaba est en cours depuis septembre 2006 et bénéficie d'un accueil au Laboratoire citoyennetés et au centre IRD de Ouagadougou, et d'un appui du réseau Impact. Les relations intervillageoises étant très diffuses dans cette zone, j'enquête principalement à Gombélèdougou. Les deux terrains sont dans une même zone (5.50° Ouest, 43° Est), situées entre plusieurs empires précoloniaux, où se sont développées des sociétés paysannes (Capron 1973, pp. 44, 65, 73).

 5. Au sens de sociétés semi-autonomes sur les plans économiques et politiques, structurellement fondées sur les rapports de parenté et d'interconnaissance, et développant à travers leurs notables des rapports de médiation avec l'État, le marché, le développement et les élites urbaines.

 6. Chez les Minyanka comme les Bwaba, le système de parenté est patrilinéaire virilocal. La transmission de l'identité et l'héritage se fait en filiation, la succession se fait en primogéniture, et le tout se réalise en ligne masculine. Un patrilignage réuni trois à quatre générations qui reconnaissent un même ancêtre fondateur masculin, observent une exogamie stricte et les mêmes interdits. Le chef de lignage est le doyen du groupe et rend le culte aux ancêtres, gère des affaires familiales et le patrimoine foncier avec le conseil de famille (Capron 1973, p. 216 et suivantes, Jonckers 1987, pp. 35–39).

 7. Voir Benoît (1977, p. 103), Hochet (2006), Jacob (2007, pp. 192–201).

 8. Le chef de village est propriétaire de l'autel de la terre, mais toutes les décisions qui impliquent l'autel de la terre (et donc les sacrifices qui y sont liés) sont dirigés par un autre lignage.

 9. L'expression est de Jean-Pierre Jacob (2007) pour souligner que l'accueil au village n'engage pas seulement la subsistance mais aussi le projet familial et de vie de la personne.

10. 21 kg.

11. Comme phénomène sociologique d'entre deux, fait d'intégration partielle et de mise à distance – à l'instar de la situation sociale de l'anthropologue sur son terrain.

12. Dans une perspective évolutionniste, Morgan analyse les étapes d'autonomisation des rapports politiques formels (civitas) des rapports sociaux et de sociabilité (societas).

13. Sur la composition du bien commun coutumier, voir Gudeman (2001, pp. 1–24).

14. Sur la hiérarchisation des citoyens voir Aristote (1960, Livre III); Boltanski et Thévenot (1991).

15. Je renvoie par là aux analyses de la sociologie rurale africaniste en termes « d'ordre social paysan » (voir Chauveau 2000).

16. En développant un modèle fractal de l'ethnogenèse des populations bantou David Zeitlyn et Bruce Connell (2003, p. 118) rappellent qu'une structure fractale manifeste un degré identique ou similaire de complexité quelque soit l'échelle d'observation.

17. Cet aspect n'est pas propre aux sociétés africaines. Sur les droits de propriété culturels au États-Unis voir Wiber (2006).

18. Comme nous l'a fait remarquer Pierre-Yves Le Meur, on observe aussi des formes d'appropriation sélective des interventions extérieures selon les critères de la citoyenneté paysanne. On le constate par exemple en matière d'état civil et d'action sociale où les agents de base du service public doivent négocier leur présence et la délivrance des droits associés à leur service avec les conceptions de la personne et de la famille de la « citoyenneté paysanne » (Malo et Médah 2007, Kassem 2008).