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Article

L’émergence des comédies communautaires dans le cinéma français : ambiguïtés et paradoxes

Abstract

Cet article suggère que depuis le début du vingt-et-unième siècle, un nouveau genre a fait son apparition en France : la comédie communautaire. A l’écoute des analyses politiques et esthétiques qui ont accueilli des films comme Intouchables (Éric Toledano and Oliver Nakache, 2011), Qu’est-ce qu’on a fait au Bon Dieu ? (Philippe de Chauveron, 2014) ou Bienvenue chez les Ch’tis (Dany Boon, 2008) cette étude se demande dans quelle mesure les comédies communautaires contribuent à l’écriture et la récriture des discours sur le national. Dans une première partie, l’article examine le rapport entre le genre de la comédie communautaire et la notion controversée de “communautarisme” en France. La deuxième partie se penche sur Rue Mandar (Idit Cebula, 2013), une comédie qui nous fait sourire d’une famille juive dont les membres ont une connaissance rudimentaire des rituels religieux. Le film nous invite à réfléchir à la façon dont les comédies communautaires imaginent et créent un public initié ou ignorant. Dans quelle mesure nous apprennent-elles à distinguer connaissance culturelle et identité communautaire? Ou nous apprennent-elles à revoir ce que nous entendons par le mot de communauté et par appartenir ?

Depuis le milieu des années 2000, le discours critique non-académique en français a petit à petit pris l’habitude, pour décrire certains films récents, de parler de « comédies communautaires ». Par critique non-académique, je pense essentiellement aux textes qui circulent sur la toile : les blogs des professionnels et ceux des cinéphiles dont le nom n’est connu que de leurs lecteurs, mais aussi les revues en ligne ou les sites spécialisés (Débordements, Cinepress, DVDclassik, Il était une fois le cinéma), ainsi que les messages que le public laisse sur les sites comme AlloCiné ou IMDb. Le réseau n’est pas démesuré mais en cherchant « comédie communautaire », on fait apparaître un certain nombre de films alors que ce genre comique était jusque-là réputé typiquement non français.Footnote1

Jusque dans les années 2000, les comédies communautaires, lorsqu’elles existent, sont imaginées comme une catégorie étrangère, notamment anglo-saxonne. Pour rendre compte d’un film peu connu, tourné en 1964, et qui se moque des ridicules de la bourgeoisie d’une bourgade provinciale (La Cité de l’indicible peur), Antoine Royer explique que cette œuvre fait exception dans le paysage cinématographique hexagonal mais qu’elle « pourrait rappeler certaines ‘comédies communautaires’ britanniques » (Royer Citation2016). En 2007, L’Express annonce la sortie de My Big Fat Greek Wedding (Joel Zwick, 2002) et met le film dans la « catégorie de[s] comédies communautaires de qualité » (Anon Citation2007). Sur un site consacré au « cinéma anglais », Nicolas Botti recense It Always Rains on Sunday (Robert Hamer, 1947) des studios Ealing « dont la production est trop souvent résumée aux comédies communautaires un brin populistes qui ont fait (une partie de) son succès » (Botti Citation2013).

Or, depuis un peu plus d’une dizaine d’années, la tendance s’est inversée : les « comédies communautaires » ne sont plus ni tabou, ni radicales, ni l’affaire des autres. Quoique la presse écrite et les publications académiques ou imaginées comme plus scientifiques (Cahiers du cinéma) n’aient pas, du moins pour l’instant, adopté l’expression, la toile est désormais saupoudrée de références aux comédies dites communautaires.Footnote2 Les internautes utilisent le concept et s’approprient les formulations ou les citations d’autres bloggeurs sans nécessairement rendre à César. Lorsque Botti écrit que It Always Rains on Sunday « se déroule bien dans une ‘communauté’, celle du East End Londonien mais ici pas de personnages excentriques et sympathiques, et d’événement qui va souder le groupe contre un ennemi commun perturbateur », il reprend quasi mot à mot la terminologie de Xavier Beaunieux (Beaunieux Citation2012; Botti Citation2013). Des listes commencent à apparaître, ce qui suggère que le nouveau genre a pignon sur rue (par exemple Jonibegood Citation2011). Sont ainsi appelés des blockbusters contemporains que tout le monde connaît, comme Bienvenue chez les Ch’tis (Dany Boon, 2008), Intouchables (Éric Toledano et Olivier Nakache, 2011) ou Qu’est-ce qu’on a fait au Bon Dieu ? (Philippe de Chauveron, 2014), et des films à la réussite plus modeste : Amour sur place ou à emporter (Amelle Chahbi, 2013) appartiendrait donc ainsi au genre (Langhenhoven Citation2013; Brousse Citation2013), en revanche Cécile Boetto qui recense Né quelque part (Mohamed Hamidi, 2012) insiste précisément sur le fait qu’il ne s’agit pas d’une comédie communautaire (Boetto Citation2014).

Face à cette vague rhétorique consensuelle qui accrédite l’existence des comédies communautaires, deux types de questions se posent : est-ce que l’émergence d’un genre qui semble entériner la réalité des « communautés » contredit l’image d’une France universalisante réputée hostile au multiculturalisme ? Dans quelle mesure peut-on supposer que l’univers fictionnel que les comédies communautaires imaginent reflète un changement des mentalités qui irait dans le sens d’une nouvelle appréciation de la diversité ethnique et culturelle ? Et si l’on se place du point de vue de la réception de ces films, quel est l’enjeu pédagogique des comédies communautaires ? Souhaitent-elles proposer à leur public une nouvelle définition du concept de communauté en France ?

Pour essayer d’apporter des éléments de réponse à ces questions, je me demanderai, dans la première partie de ce texte, en quoi la popularité des comédies communautaires constitue un redéploiement de la notion même de « communauté » en France. Dans une deuxième partie, je prendrai pour exemple une comédie communautaire qui s’interroge avec humour sur les façons d’être religieusement ou culturellement juif dans la France contemporaine. Rue Mandar (Idit Cebula, 2013) est un film autobiographique sur une famille réunie par la mort de la mère et cette comédie nous invite à interroger quelques aspects bien particuliers du rapport entre l’individu et sa (ou la) communauté. Je me pencherai d’abord sur le rôle ambigu et paradoxal que jouent l’ignorance et le savoir lorsqu’il s’agit de se sentir inclus ou exclu par un rituel. Puis je me demanderai en quoi le film tend à son public un miroir où chaque spectateur ou spectatrice peut ou doit se situer vis-à-vis de l’idée d’appartenance et de communautarisme.

Communautaire, communautés et communautarisme dans le cinéma français ?

Les films comiques faisant partie de ce que l’on appelle la culture en général, ils sont tributaires des discours hégémoniques sur le national et sur les formes du vivre ensemble. Or en France, le « communautaire » a longtemps été pensé comme une spécialité britannique ou américaine, parfois même comme l’opposé de la « laïcité » (Kastoryano Citation2002, 36). Quant au mot « communautarisme », il est devenu l’étiquette polémique et paradoxale d’une forme indésirable de rapport à l’identité (essentiellement mais pas exclusivement ethnique ou religieuse) (Lévy Citation2005 ; Taguieff Citation2005 ; Dhume-Sonzogni Citation2007 ; Tissot Citation2012).

« Communautaire » risquait donc d’emblée de faire débat en faisant référence à l’opposition désormais stéréotypée entre un modèle perçu comme français et son contraire indésirable ou désiré mais toujours venu d’ailleurs. Lorsque Lauretta Clough et Caroline Eades entendent démontrer que les comédies relaient aussi bien les opinions conservatrices que les voix progressistes des discours sur le national, elles rappellent que la France et les États-Unis ont deux façons radicalement opposées de conceptualiser les différences culturelles : « Le melting-pot américain garantit les spécificités individuelles » alors que « le multiculturalisme français repose sur un postulat de transparence – l’égalité de tous sans considération de classe, de race, de sexe –, c’est-à-dire sur la séparation absolue entre le civil et le biologique, mais aussi sur le caractère inaliénable et inaltérable de la constitution physique et de la Constitution politique » (Clough et Eades Citation2005, §23).

Elles affirment d’ailleurs que le public des comédies est précisément amené « à dépasser ces particularités et ces différences » (§24). Leur article s’intéresse surtout aux films qui doivent être modifiés lorsqu’ils traversent les frontières à la recherche d’un public international. D’après elles il est clair que si le discours hégémonique sur l’altérité est plus républicain ou plus multiculturel, l’horizon de vraisemblance qui détermine l’intrigue peut soudain apparaître comme un cadre invraisemblable ou même incompréhensible. Il devra donc être repensé.

Or il est clair que l’adjectif « communautaire », lorsqu’on parle des comédies, n’est pas entendu comme un synonyme de « communautariste ». On pourrait donc se demander si ces films reflètent effectivement un changement paradigmatique de la pensée « populaire » (ou plutôt non-académique) par rapport aux normes de représentation du vivre ensemble à la française. Au début du millénaire, Calixthe Beyala et le collectif Égalité s’insurgeaient contre l’absence de représentations des « minorités visibles » en France.Footnote3 Un an plus tard elle affirmait qu’un « bon film avec une bonne distribution noire ou arabe, est un antidote contre le racisme beaucoup plus efficace que dix ans de manifestations contre ce fléau » (Beyala Citation2000, 81). La prolifération des comédies communautaires suggère-t-elle donc que le cinéma français a non seulement accepté la thèse de Beyala mais aussi décidé de suivre ses recommandations et représenter les « communautés » ? Gilles Herail qui présente un dossier sur « Ethnicité et cinéma : les films français à l’école de la diversité » en 2010 semble abonder dans ce sens. Il titre : « Entre comédies communautaires, films sociaux sur les banlieues et émergence d’acteurs noirs et beurs, panorama d’un cinéma qui s’ouvre lentement mais sûrement à la diversité de la population française » (Herail Citation2010).

Mais est-ce que l’on parle vraiment de « communautés » dans ces comédies dites communautaires ? Et quoi consisterait exactement « l’ouverture » dont parle Herail ? Dans un des quelques articles qui cherchent à définir le concept de comédie communautaire, Camille Jourdan suggère au contraire que ces films renforcent un faux universalisme et risquent d’enrégimenter toute « ouverture » en imposant une liste de ces communautés qui ont désormais droit à l’existence et en confirmant donc la toute-puissance de ces identités qui ne « font » pas communauté : « La blancheur et l’hétérosexualité d’un personnage restent anecdotiques, mais un Chinois est chinois avant d’être banquier » (Jourdan Citation2014).

Quant à l’article de Xavier Beaunieux, « La vérité ! Comment réussir sa comédie communautaire ? », il confirme que la définition de ce qu’est une « communauté » dans ces comédies opère comme un négatif photographique : certains groupes ne fonctionnent pas comme des « communautés ». Comme le suggère le « réussir » de son titre, Beaunieux considère que ces films relèvent de la recette de cuisine. Il s’agirait donc de « choisir une communauté (ethnique, religieuse, géographique, etc.) » puis d’y ajouter « un élément étranger (donc potentiellement ’perturbateur’) » (Beaunieux Citation2012) pour enfin célébrer l’intégration ou la transcendance des différences. Et dès qu’il établit une liste des « communautés » qui peuvent servir d’ingrédients à ce genre de recette, une définition (ou plutôt un manque de définition) apparaît : une « communauté » capable de fabriquer du rire communautaire fait partie d’une liste déjà établie. Les communautés sont reconnaissables en tant que telles par le public contemporain de la comédie parce qu’elles ont déjà été agréées par l’imaginaire national. Ainsi la communauté « blanc-black-beur » paraissait-elle typiquement française dans les années 1980 (Hayward et Vincendeau Citation2000 ; Forsdick et Murphy Citation2003 ; Tarr Citation2005 ; Loshitzky Citation2010 ; Berghahn Citation2013). Depuis les années 2000, elle a disparu au profit de nouvelles configurations. Beaunieux mentionne d’abord les communautés « juive », « maghrébine » et « Afro-antillaise » avant de mettre dans la catégorie « autre » des communautés que l’on pourrait appeler régionales – Bienvenue chez les Ch’tis – , des communautés définies par leur identité ou préférence sexuelle – La Cage aux folles (Édouard Molinaro, 1978), Pédale douce (Gabriel Aghion, 1996), Pédale dure (Gabriel Aghion, 2004) – , et les communautés professionnelles – P.R.O.F.S. (Patrick Schulmann, 1985) ou Le plus beau métier du monde (Gérard Lauzier, 1996). Ce qui relève du « commun » dans cette définition implicite de la communauté est donc extrêmement vague et les zones de chevauchement pourtant évidentes ne semblent pas gêner le principe de taxonomie. Le principe de la liste qui restera toujours à compléter souligne la pression circulaire que le présent immédiat fait peser sur la notion de communauté : est communauté ce que la comédie communautaire représente aujourd’hui ; le reste c’est « l’autre », l’étranger singulier qui n’est pas lisible.

Pour Beaunieux, la liste des communautés ne manquera pas de s’allonger comme si le principe lui-même était soumis à une évidente loi de l’évolution : « Le septième art est en effet perpétuellement en quête de nouveaux sujets, et de nouveaux publics » (Citation2012). L’explication semble miser sur une sorte de mouvement perpétuel qui créera toujours de nouvelles communautés, comme si le territoire des « nouveaux sujets » était une terra incognita apolitique en expansion et qui ne demandait qu’à être explorée par de « nouveaux publics ». Or, de même que les étendues à conquérir par les puissances coloniales n’étaient pas une tabula rasa, le champ sémantique qui hiérarchise les communautés et organise le champ du visible et de l’invisible, ou du lisible et de l’illisible, est déterminé par un discours hégémonique (contesté) sur ce qu’est la francité aujourd’hui. La francité est encore une catégorie qui s’imagine comme une non-communauté capable d’englober toutes les autres. Si bien que comme le fait remarquer Ginette Vincendeau, le « communautaire » glisse de l’ethnicité à d’autres catégories d’identification selon qu’un film veut célébrer ou ignorer un groupe en particulier. Les comédies sont capables de « stress and celebrate ethnic identity […] or perform the reverse operation so that the ethnicity of the actors is unspecified, hidden under generic tropes and/or transposed to other differences notably of class and gender » (Citation2015, 561).

Les comédies communautaires nous aident donc à repérer quelles « communautés » sont aujourd’hui suffisamment reconnues pour être aisément identifiées par rapport à un arrière-plan universalisant. Ces « communautés » sont des groupes dont le présent immédiat accepte de reconnaître l’existence même si c’est pour leur refuser toute existence légale. Deux sortes d’invisibilité très différentes servent donc d’horizon à cette définition de la communauté : demeureront invisibles (ou dans le placard pour reprendre une métaphore spécifique à l’une de ces communautés encadrées par la norme) les groupes dont le pouvoir consiste à faire oublier leur identité et au contraire, ces communautés minoritaires qui se voient contraintes à l’invisibilité parce qu’on leur refuse le statut de communauté. Par exemple, dans Qu’est-ce qu’on a fait au Bon Dieu ?, l’apparente prolifération de communautés « visibles » ou imaginées comme telles (le Chinois, l’Africain, les deux Sémites juif et arabe) va de pair avec l’invisibilité d’autres catégories. Et je ne parle même pas des « communautés à venir »,Footnote4 car les communautés invisibles ne sont pas toujours des communautés du futur. Dans Qu’est-ce qu’on a fait au Bon Dieu ?, la communauté hétérosexuelle est inexistante puisqu’aucun élément perturbateur queer ne vient remettre en cause la logique des quatre mariages. Comme le fait remarquer Barbara Laborde (Citation2014) qui a analysé les commentaires des internautes, certains spectateurs ont aussi noté que « l’aphrodisme » est de mise et que la communauté des corps qui correspondent aux normes esthétiques du moment est souveraine donc ignorée.

Si l’on définit les comédies communautaires comme un état des lieux qui nous permet de cerner, dans le présent immédiat, les limites des communautés lisibles, la question reste donc de savoir comment ces films nous imaginent en tant que public (divisé ou non en communautés) et cherchent à anticiper notre lecture. Ces films réclament-ils implicitement notre adhésion à la liste que nous sommes censés reconnaître ou apprendre ? Nous invitent-ils à choisir notre position en termes d’appartenance à l’une des communautés représentées ?

Rue Mandar : le rôle de la compétence culturelle et de l’appartenance

Dans cette deuxième partie, je me propose donc d’essayer de cerner les enjeux pédagogiques des comédies communautaires en prenant pour exemple Rue Mandar, le deuxième long métrage d’Idit Cebula. Au jeu de la « recette » de Beaunieux, on pourra rajouter cette comédie à la liste de films qui représentent la communauté juive. Dans ce canon cinématographique, Les Aventures de Rabbi Jacob (Gérard Oury, 1973) fait toujours figure d’improbable ancêtre de la lignée, et on trouve aussi toute une série de films comme Le Grand Pardon (Alexandre Arcady, 1981) et sa suite, L’Union sacrée (Alexandre Aracady, 1989), Mariage mixte (Alexandre Arcady, 2004), Comme t’y es belle (Liza Azuelos, 2006), et toute la série des La Vérité si je mens (Thomas Gilou, 1997, 2000, 2011).

Dès que l’on cherche à rajouter d’autres « exemples », on fait ressortir les critères qui vont nous aider à nuancer la définition de la communauté « juive » telle qu’elle est imposée par la liste originale : comme Des gens qui s’embrassent (Danièle Thompson, 2013) ou Le Tango des Rashevski (Sam Garbarski, 2002), Rue Mandar ne représente pas les milieux séfarades ou pieds noirs. Et lorsque des tensions surgissent, elles se situent au sein de la communauté qui se révèle être une collection de communautés. Ces films préfèrent faire des thèmes du deuil, de la nationalité, de la conversion ou de l’orthodoxie les ingrédients possibles de la « perturbation » qui va créer le comique. Ces trois films ont en effet un point commun : ils nous invitent à réfléchir à la façon dont on apprend ou pratique des rituels dont la connaissance est mise au compte de notre identité. Dans Rue Mandar, le comique est basé sur la mise en scène de moments d’ignorance auxquels nous assistons en spectateurs complices, quel que soit notre niveau de connaissance ou notre appartenance.

L’intérêt de ces comédies est qu’elles insistent sur l’importance des notions de savoir et de compétence culturelle plutôt que sur les questions d’origine ou de filiation biologique. Il est quasi impossible de déterminer si ces comédies « sur » la communauté juive entendent nous apprendre à être (ou non, un membre de la communauté [juive ou autre]), à nous comporter (bien ou mal par rapport à un nombre de règles), ou à reconnaître (à tort ou à raison, certaines pratiques culturelles ou religieuses [comme juives]). Plus généralement ces comédies communautaires mettent l’accent sur le rapport entre savoir culturel et appartenance communautaire, entre ontologie et pratique culturelle, entre ce que l’on a le droit d’ignorer de la culture de l’autre et de ce que l’on est censé apprendre quelle que soit notre appartenance.

Comme dans Des gens qui s’embrassent ou Le Tango des Rashevski, Rue Mandar réunit une famille juive disparate à l’occasion d’un deuil. Dans une scène cocasse, les personnages se retrouvent tous dans une pièce où a été installé le cercueil de la défunte. Elle est visible, et apparemment trop petite pour un cercueil très luxueux. Ces détails ne sont pas soulignés ou interrogés dans le film. En revanche, le film s’intéresse à la confusion qui se crée parmi les membres de la famille lorsqu’ils se demandent comment ils doivent se comporter ou si l’on attend d’eux un rituel quelconque. L’homme qui était déjà assis dans la pièce lorsque la famille est arrivée, et que personne ne semble connaître, fait un vague signe que les personnages essaient d’interpréter : il faut tourner sept fois autour du cercueil pour demander pardon à la défunte. Mais même cette précision ne fait qu’ajouter au chaos : à présent la question est de savoir dans quel sens les tours doivent être accomplis et un mélange de repères (droite, gauche, dans le sens des aiguilles d’une montre) amplifie le désordre qui règne déjà (Figure ). L’hésitation de ces corps qui peinent à s’accorder sur ce que représente le bon sens (littéral) et se bousculent autour du cercueil transforme les orphelins et leurs familles en mécaniques bergsoniennes dont on oublie qu’elles partagent un moment tragique (Bergson Citation1900). Le fait qu’ils ne partagent pas les réflexes qui font d’un rite une chorégraphie bien huilée n’est pas du côté de la tristesse. Au contraire, ce que les personnages ont en commun est cette incompétence qui les rapproche les uns des autres en dépit de leur appartenance à la communauté plutôt que grâce à elle.

Figure 1. On se demande dans quel sens il faut tourner autour du cercueil (Wild Side Video).

Figure 1. On se demande dans quel sens il faut tourner autour du cercueil (Wild Side Video).

Les membres de la communauté admettent ne pas connaître les rituels qui sont mis en scène dans le film. Or cette forme d’ignorance est filmée comme une innocence, le mot retrouvant ici l’ambiguïté étymologique qui exonère le sujet ignorant d’un quelconque blâme. Le non-savoir des membres de la communauté acquiert ainsi le statut de connaissance détachable de l’appartenance communautaire et de l’identité.

Le fait que ce soient les initiés qui sont dans l’embarras complique un topos connu : celui de l’ignorant dont le film et le spectateur se moquent parce que l’intrigue nous donne les moyens de repérer l’étranger qui met les pieds dans le plat. Dans le registre de la farce la plus grossière, Les Aventures de Rabbi Jacob nous invitait tous et toutes à nous sentir plus sophistiqué(e)s que le faux rabbin (antisémite de surcroît) qui se figure que « Cacher » [sic] est le nom des propriétaires de la boucherie devant laquelle il essaie de faire un discours. L’énormité de la blague est telle que l’on ne peut que se sentir supérieur (plutôt qu’attendri par la bévue) ou complice (les familles réunies rient parce qu’elles imaginent que l’erreur est une plaisanterie délibérée).

Dans Des gens qui s’embrassent, la victime de la plaisanterie est l’épouse du bourgeois juif sécularisé (Giovanna/Monica Bellucci). Elle est présentée comme une femme idiote et ravissante, qui accumule les faux pas et ne s’intéresse qu’à son apparence. Son rôle sert à confirmer l’abîme qui sépare la judaïté des deux personnages principaux : son mari est du côté du matérialisme alors que son frère est un artiste orthodoxe que le film sature de spiritualité. Lorsque sa belle-mère meurt, Giovanna doit aller à l’enterrement, mais il est clair qu’elle ne connaît rien au rituel auquel elle va participer. Elle fait l’erreur de s’acheter une splendide tenue noire et elle est la seule à s’inquiéter lorsqu’elle voit le rabbin sortir une paire de ciseaux de sa poche et entreprendre d’entailler les vêtements de chacun des membres de la famille en prononçant la bénédiction rituelle « Baroukh Dayan HaEmeth » (Figure ). Giovanna, jusqu’à la dernière seconde, essaie d’éviter la catastrophe textile en se faufilant loin de la paire de ciseaux et éclate en sanglots lorsqu’il est trop tard. Seule la perte du vêtement lui cause un véritable chagrin et ses larmes sont drôles parce qu’il est entendu que nous ne sommes pas aussi superficiels qu’elle. Comme dans le cas de Rabbi Jacob, une sorte d’entente tacite place le spectateur dans une position de supériorité parce que l’un des personnages du film est non seulement incompétent mais aussi un peu antipathique.

Figure 2. Giovanna ne comprend pas le rite (Pathé).

Figure 2. Giovanna ne comprend pas le rite (Pathé).

Dans Rue Mandar, au contraire, la comédie communautaire nous fait rire de personnages juifs qui ne savent pas grand-chose sur les enterrements juifs. Si bien que nous pouvons nous permettre de littéralement compatir à leur confusion tout en la partageant : il ne s’agit plus de savoir, il s’agit de ne pas se sentir exclu si nous partageons leur ignorance. Lors d’un entretien, la réalisatrice du film explique d’ailleurs que la scène est en partie autobiographique et qu’elle a récrit la façon dont elle a appréhendé la mort de sa propre mère:

Comme les personnages du film, je suis nulle en religion, avant la mort de ma mère je ne connaissais même pas le rituel des sept tours autour du cercueil ni celui des oeufs durs qu’on mange après les funérailles ! Mais je parle de cela parce que ce sont mes racines : si j’étais née dans une famille auvergnate, j’aurais raconté un deuil auvergnat ! (Wild Bunch Citation2013)

Un miroir pédagogique et communautaire tendu au public ?

Le public créé par ce genre de scène est donc bien particulier : ici la comédie communautaire s’adresse à un public défini non pas par son identité (juifs ou auvergnats sont apparemment interchangeables ici) mais par ses connaissances en matière de rituel transmis par des « racines » plus ou moins oubliées. Elle ne crée donc pas de public communautaire. Si les spectateurs ou les spectatrices partagent l’ignorance des personnages, ils n’ont aucune raison de se sentir exclus puisque les personnages (juifs) sont leur miroir. L’ignorance de l’initié(e) est ici d’autant plus libératrice qu’elle peut être interprétée comme une innocence au carré par ceux et celles qui ne font pas partie de la communauté représentée : si je ne suis pas juive, je n’ai après tout aucune raison de connaître les rituels que même les membres de la communauté ne connaissent pas.

Ce genre de raisonnement supposerait toutefois que le public s’identifie toujours par rapport à la communauté représentée dans le film : une comédie où la communauté juive est représentée serait alors une comédie juive, destinée à la communauté juive, et que les non-juifs ne vont pas trouver amusante ou même intéressante. Je fais implicitement référence ici au genre de films hollywoodiens que l’on range sous l’étiquette péjorative de Blaxploitation films (Novotny Citation2007 ; Walker, Rausch, et Watson Citation2009 ; Koven Citation2010). Or, accuser une série de films d’exploiter la communauté qu’ils représentent ne nous apprend pas vraiment comment on peut établir les critères politiques et esthétiques qui nous permettraient de décider à quel moment le passage de l’invisibilité à la visibilité communautaire est désirable – si le contexte hégémonique est universalisant. De plus, une autre construction du public est également envisageable ici. Le film scinde le public en deux groupes également capables d’apprécier la scène : les initiés d’un côté, les ignorants de l’autre, ceux et celles qui connaissent le rituel et ceux et celles qui ne savent pas. Dans certaines comédies, cette séparation qui ne suppose théoriquement aucun mécanisme d’appartenance est souvent effacée par une intrigue qui donne au membre fictif de la communauté le rôle d’initiateur. Lorsque le scénario représente l’étranger en situation d’apprenant, la distinction entre savoir culturel et appartenance tend à disparaître. Parfois au contraire, la notion d’appartenance est justement compliquée par la vulnérabilité d’un membre minoritaire dont l’identité est perçue comme tiraillée entre plusieurs communautés. Par exemple, dans Torch Song Trilogy (Paul Bogart, 1988), le fils juif qui enterre son père doit expliquer à son amant venu le soutenir pourquoi les miroirs ont été recouverts. Le scénario donne donc au personnage juif la responsabilité d’éduquer le personnage non-juif. Mais la scène ne cherche pas à accréditer l’idée selon laquelle seuls les membres de la communauté peuvent être les initiateurs. En effet, dans cette scène, le fils refuse de prendre trop au sérieux son rôle d’enseignant. Il improvise une explication de deux aspects du rituel qui intriguent son amant, mais il en profite aussi pour prétendre qu’Alan est juif et que son ignorance est due à une différence culturelle régionale :

Alan :

Why are the mirrors covered ?

Arnold :

So we don’t see the pain in our faces.

Alan :

Why are you sitting on boxes ?

Arnold :

To make sure there’s pain in our faces.

Mère d’Arnold :

You told me he was Jewish.

Arnold :

Out-of-town Jewish.

Le fait que sa propre situation vis-à-vis de sa famille et de sa communauté ne soit ni confortable ni évidente évite qu’Arnold ne se présente comme un informateur privilégié auquel on ferait trop vite confiance.

Quel que soit le pouvoir de l’informateur, le comique communautaire est toujours politiquement très ambigu. Le statut d’ignorant initié qui autorise une complicité rassurante avec le public quel qu’il soit est curieusement universalisant. Dans Rue Mandar, si ni les juifs ni les non-juifs ne savent en quoi consiste un rituel de deuil, alors la France la plus républicaniste, qui se sent menacée par ces comédies communautaires, est en réalité entérinée comme la seule communauté qui transcende mémoires ethniques, religieuses ou régionales. En même temps, cette république dans son ensemble est autorisée par le jugement du comique à être « nulle » en religion. Son ignorance est pardonnée d’avance. Ne pas savoir n’est pas exactement la même chose qu’être anticlérical ou antireligieux comme certaines laïcités le sont, mais la religion est ici à la fois posée comme un sujet de connaissance générale (plutôt que comme une spiritualité qui fonde un groupe) et comme une lacune culturelle. Or, l’absence de connaissance du personnage est censée être réparée par l’expérience que le personnage vit au sein de la communauté dont le film postule tout de même l’existence. Après tout, il semble que la mort de la mère (juive) permette un cours de rattrapage grâce aux instructions que donne un étranger initié au moment de l’enterrement. Donc, d’un côté, on peut rire de la fille « nulle en religion », mais on peut aussi se rassurer par rapport à d’éventuelles lacunes culturelles, en se disant qu’au fond, si le rituel est important, la communauté à laquelle nous appartenons trouvera organiquement un moyen de le transmettre au bon ou au dernier moment. La comédie communautaire profite donc du rire pour faire passer un message ambivalent sur le rapport entre appartenance et savoir.

Du moment qu’on fait partie de la communauté, il est acceptable de ne pas savoir, ce qui pourrait être considéré comme paradoxal ou au contraire, faire la joie de théoriciens férus de déconstruction : de même que le fameux « trouble dans le genre » butlérien consiste à partir du principe que l’on peut définir le genre comme une copie sans original ou une réitération sans origine (Butler Citation1990), on peut imaginer que les communautés sont des listes de rituels que chacun peut à la fois ignorer et supposer connus de tous (les membres). La distinction entre « être » (juif) et « avoir » (une compétence) ou même « savoir » (ce qu’il faut faire) est un outil théorique puissant : c’est le même genre de différence que celui que les spécialistes de la théorie du genre établissent entre « genre » et « sexe » lorsqu’ils ou elles entendent libérer les individus d’un destin biologique. Pour reprendre une formule beauvoirienne plus ancienne, nous sommes implicitement invités à ne pas supposer que l’on naît juif mais qu’on le devient. Plus exactement, nous sommes invités à séparer une appartenance pensée comme un destin et le choix d’un apprentissage qui ressemblerait à un contrat social.

Ceci dit, un film comme Rue Mandar n’établit la distinction que pour mieux la nier : la comédie rend au côté performatif du rituel le pouvoir qu’un apprentissage théorique abstrait n’aurait pas. Certes, comme toute indication proposée au public, rien ne garantit qu’elle sera suivie. Comme tout effet comique, le rire communautaire est aléatoire et il échouera sans doute si un spectateur ou une spectatrice souffre de voir accréditer l’hypothèse selon laquelle il est acceptable d’être « nul[le] en religion ». Paradoxalement, c’est donc le manque de validation de l’effet communautaire qui risque de priver la comédie communautaire de son effet comique pour les communautés représentées. Rue Mandar refuse de punir la méconnaissance communautaire. Le rire communautaire est donc non seulement sécularisant mais même assez peu intéressé par le religieux comme savoir culturel. Dans Rue Mandar, la séparation entre appartenance et connaissance libère le public en l’autorisant à un certain niveau d’ignorance. Dans d’autres cas au contraire, le savoir sur la communauté par celui ou celle qui n’y appartient pas est accusé d’être trop clair, trop facile, c’est-à-dire trop stéréotypé : le sujet censé savoir est présupposé extérieur à une communauté stigmatisée et ce qui est présenté par le film comme une connaissance sur les communautés en général est imaginé comme erroné, inutile et agressif. Les critiques jugent alors sévèrement la comédie qu’ils ou elles accusent de véhiculer un excès de savoir (communautaire). Si les communautés sont trop reconnaissables, les critiques ne se satisfont plus de ce que Beyala appelle « une bonne distribution noire ou arabe » (Citation2000, 81). Sont déclarées inacceptables les représentations qui en prétendent en savoir trop sur les communautés qu’elles décrivent, parce qu’il devient alors suspect de mélanger le savoir communautaire et le savoir sur les communautés. Le comique des comédies communautaires est taxé d’exagération et de généralisation, et le reproche esthétique incorpore une accusation politique :

Les Arabes parlent en verlan, sont des voleurs et détestent les Juifs. Les Juifs détestent les Arabes, travaillent dans les affaires et jurent sur la tête de leur grand-mère. Les Chinois sont faux-cul, ponctuels, font des arts martiaux, ont une petite quéquette et reprennent sournoisement tous les commerces des Juifs. (Bouton Citation2014)

Que les stéréotypes représentés soient d’ailleurs flatteurs ou défavorables à la communauté dans son ensemble, ils sont épinglés et traités comme une réduction insultante : la représentation d’un personnage dont l’une des caractéristiques est d’être un Chinois et dont le comportement n’est en aucune façon inattendu fait soupçonner le film de vouloir représenter tous les Chinois. Driss dans Intouchables est lu comme un Oncle Tom (Weissberg Citation2011). Le scénario n’est donc pas interprété comme une critique des stéréotypes qui nous invitent à rire de leur simplicité. Au contraire, le comique communautaire fonctionne moins bien lorsque certains spectateurs souffrent d’une sorte d’excès de savoir par rapport à ce que seraient les communautés représentées. Paradoxalement, ces vecteurs de différences qui font peur aux ennemis du communautarisme sont donc ici accusés de ne pas nous offrir la moindre différence et de ne pas mettre le public en position d’incompétence ou d’apprentissage.

Une autre question se pose alors : attendons-nous des comédies communautaires qu’elles nous instruisent, qu’elles nous créent en tant que public multiculturel apaisé et mieux informé ? Est-ce que l’exaspération qui s’exprime face aux généralisations et aux exagérations de certaines comédies vient d’un désir d’apprendre ce que sont vraiment ces communautés, et donc de faire confiance un peu aveuglément au portrait communautaire qui nous est présenté du moment qu’il est favorable et consensuel ? Souhaitons-nous que l’on nous présente des communautés vraisemblables auxquelles nous pouvons croire parce que savoir communautaire et savoir sur la communauté sont simples et identiques ?

Rue Mandar est l’exemple même du genre de message ambivalent que le public des comédies communautaires doit décoder. Car si le film montre que l’ignorance de certains rites culturels ne met pas en question la légitimité de l’appartenance au groupe, il ne peut pas présumer de la leçon qui va être retenue par les spectateurs. Allons-nous conclure, après avoir vu Rue Mandar, qu’il est communautaire de ne pas savoir comment on enterre rituellement les membres de sa communauté ? Ou bien allons-nous au contraire imaginer que nous sommes désormais comme le personnage qui a eu droit à une sorte de cours accéléré et sait à présent à quoi s’en tenir sur les enterrements « juifs » ? Est-ce que le public qui a ri de l’ignorance communautaire entérine la possibilité de l’ignorance ou s’empresse-t-il de croire au contenu de la leçon ainsi prodiguée au dernier moment ? En mettant en scène le vide qui sépare connaissance et appartenance, le film peut aussi mettre en doute sa propre représentation du rituel ou plus précisément, toute représentation d’une connaissance communautaire qui serait sans faille. En effet faut-il désormais être si sûr, en tant que juif ou non-juif, que la pratique culturelle ainsi représentée est autre chose qu’une fiction ?

Si vous n’avez jamais entendu parler des sept tours autour du cercueil, la scène autorise toute une série d’interprétations : peut-être êtes-vous « nulle en religion » quelle que soit la vôtre ; ou alors votre communauté juive locale suit des rituels qui ne sont peut-être pas ceux que vos racines historiques auraient pu transmettre ; ou encore vous n’êtes pas juif/ve et que ce film est une occasion rêvée pour acquérir ces connaissances culturelles dont on suppose qu’elles vont améliorer la cohabitation. Quoi qu’il en soit, ce film de fiction peut donner l’occasion de réfléchir aux pressions identitaires que l’histoire, la géographie, le local et le global font subir aux communautés et à leurs membres. À l’intérieur du récit, la famille découvre une coutume et le film montre leur désir de respecter immédiatement un protocole dont ils ignorent tout. Or rien dans la comédie ne permet de décider si le public est invité à reconnaître une règle, une coutume, religieuse, culturelle, même locale, ou un folklore familial. La comédie fait reposer le rire sur l’ignorance des participants et nous apprend donc à remettre en cause leur autorité. Rien ne nous indique donc, au fond, si le rituel représenté est reconnaissable par la communauté juive dans son ensemble, ou uniquement par les Ashkénazes ou au contraire certaines communautés sépharades, contemporaines ou non. Le film peut ainsi faire douter son public de la valeur à accorder à ces leçons culturelles.

La représentation de l’ignorance en matière de culture traite la culture de l’autre comme une culture tout court au sens où l’on parle de « culture générale » dans la liste des sujets d’examens. De ce point de vue, un des rapports à la culture consiste à se positionner en tant que sujet informé ou au contraire ignorant. Les initiés sont alors ceux et celles qui savent plutôt que ceux et celles qui appartiennent à la culture en question (la différence entre connaître les restrictions alimentaires imposées par certaines religions et éviter soi-même de consommer certaines préparations est une distinction que les stéréotypes communautaires entendent précisément à effacer). Au moment où un personnage dévoile son ignorance en matière de rites, une scène pédagogique se crée autour de ses hésitations.

Cette comédie communautaire ne met pas seulement en scène l’ignorance mais aussi les bribes de connaissance rudimentaire et le difficile travail d’apprentissage qui intervient lorsqu’un personnage essaie de s’informer. Et parfois, elle peine à entretenir le comique parce qu’elle remet en question l’amusement avec lequel nous accueillons la naïveté de ceux et celles qui exhibent, avec fierté ou du moins enthousiasme, un effort rudimentaire et souvent raté. Les scènes qui peuvent aider le public à se sentir supérieur et mieux informé suggèrent également que tout savoir a ses limites et que les tensions entre communautés ne sont pas miraculeusement effacées par quelques leçons stéréotypées sur la cuisine de l’autre culture ou religion.

Représenter un personnage en position d’apprenant plein de bonne volonté est un exercice dangereux pour le comique communautaire parce que c’est un moment délicat. Si le personnage n’est pas un élève doué, les efforts pour apprendre à manipuler les rituels ou pratiques culturelles aboutissent parfois à des scènes où la tristesse, l’embarras et la honte dominent. Si l’ignorant ne sert pas de repoussoir et ne permet pas au spectateur supérieur ou soulagé de rire, le communautaire subsiste mais le comique disparaîtra sans doute.

Dans la vie (Philippe Faucon, 2007) nous présente deux femmes d’un certain âge qui vivent en France et viennent toutes les deux d’Oran. Elles sont amenées à se côtoyer de près lorsque Halima, qui est arabe et musulmane, devient l’aide de vie d’Esther qui est juive. Le rôle du communautaire dans le film est loin d’être monolithique puisque d’un côté, au quotidien, les communautés (juives et musulmanes) ne constituent pas un refuge ou une source de reconnaissance pour les personnages. La cohabitation des deux femmes est rendue pénible par la pression que leurs coreligionnaires font peser sur elles. Halima s’entend dire qu’elle ne pourra pas utiliser son salaire pour aller faire son pèlerinage parce que c’est de l’argent juif. Cependant, le film choisit aussi de montrer des personnages qui résistent à ces assignations. Or, Dans la vie suggère aussi qu’en dépit de la bonne volonté des personnages (une bonne volonté que le public des comédies communautaires est censé partager), il n’est pas si facile de pallier les conséquences de la méconnaissance qui complique la cohabitation entre les deux femmes. Le postulat optimiste qui consiste à affirmer que connaître l’autre (ou même simplement être en présence de l’autre comme le suggère la requête de Beyala) suffira à combattre la xénophobie, l’antisémitisme ou le racisme n’est pas accrédité par le film de Faucon.

Comme tout apprentissage, le processus se révèle difficile. Il repose sur la quête de bons guides et d’une part de chance, il nécessite du temps qui empiète sur celui qui est nécessaire à d’autres tâches. Et surtout, il demande de la patience parce que les efforts ne sont pas toujours couronnés de succès. Halima essaie de préparer, pour Esther, un dîner casher. Mais la scène où elle présente finalement le plat qu’elle a longuement élaboré n’est pas drôle. Car après avoir documenté la quête du boucher casher et la préparation minutieuse de la recette, le film montre Esther refusant de toucher à la nourriture parce qu’Halima a enfreint, sans la connaître, la règle qui consiste à ne pas contaminer la viande par des produits laitiers.

Ici, la scène n’a pas l’ambiguïté de l’enterrement dans Rue Mandar. Halima est à la fois l’étrangère et l’ignorante et elle est clairement exclue par son manquement à la règle. Le don de la nourriture est refusé, ce qui constitue, sinon un affront, du moins un moment de non-convivialité. D’un point de vue professionnel, c’est aussi un fiasco pour Halima. Le film n’accuse personne de racisme ou d’antisémitisme ; simplement, la tentative de partage basée sur l’idée que l’on apprend est ici un échec qui n’a rien de comique.

Dans ce cas, la distinction entre initiés et non-initiés, membres ou étrangers est peut-être encore plus compliquée que dans Rue Mandar parce que la leçon de rattrapage ne comble pas miraculeusement la lacune. Si on connaît déjà la règle, on peut se sentir supérieur ou étranger à la difficulté que rencontre Halima et la considérer comme une exception. Cela revient cependant à oublier que la position d’apprenant rudimentaire est l’une des métaphores de la vie en société, communautaire ou non : la représentation de la communauté ou de l’interculturel exagère ou illumine le moment où notre savoir est toujours en devenir et jamais suffisant. Dans le film, l’apprentissage des pratiques culturelles des communautés ne menace en rien l’identité du personnage (il ne s’agit donc pas de renoncer à la diversité). Les efforts que fait Halima semblent promettre un futur plus harmonieux ou en tout cas une collaboration fructueuse. Mais il demeure qu’un présent pénible en est la conséquence et la comédie communautaire ne parvient pas toujours à rendre le rudimentaire amusant. Toute une gamme de positions possibles se présente alors au public qui peut se placer dans la position de ceux et celles qui savent, ou bien reconnaître son ignorance. Dans le deuxième cas, nous pouvons admettre que nous ne savions pas. Nous pouvons même profiter sournoisement du fait qu’un autre élève dans la classe multiculturelle ait été invité à réciter la leçon que nous ne connaissions pas. Au passage, le film nous invite aussi à retenir un des principes de la cuisine casher (encore que la fréquentation d’autres comédies communautaires comme Rue Mandar ait déjà suggéré que ces leçons culturelles sont sujettes à caution). Ici, la comédie communautaire fait donc œuvre de pédagogie discrète ou de tact. Et le public initié qui est confronté à l’échec de l’apprentissage doit aussi choisir entre empathie et supériorité, sarcasme et désir de d’enseigner.Footnote5

Pour conclure, ces films que l’on décrit comme des « comédies communautaires » reflètent sans doute un changement dans la façon dont la notion de communauté est perçue en France, mais l’évolution du concept est ambiguë et paradoxale. La référence à ce nouveau genre fonctionne comme tout acte de langage performatif qui s’appuie sur l’idée d’un consensus (imaginaire et peut-être illusoire) et suppose que nous sommes d’avance d’accord sur les groupes qui constituent des communautés. Utiliser l’expression revient à accepter une définition ou plutôt une série de présuppositions bien précises sur ce que constitue une communauté en France aujourd’hui.

Les comédies communautaires ont certes une tendance pédagogique très marquée : ce sont des comédies du savoir et de l’ignorance (culturels). Elles mettent en scène les initié(e)s ou les ignorant(e)s, ceux qui savent qu’ils ignorent et celles qui croient savoir. Et ces catégories ne correspondent pas nécessairement aux membres des communautés représentées. Un des ressorts du comique communautaire est de traiter la communauté comme un sujet de connaissance ou de méconnaissance capable de séparer le public en bons et mauvais élèves autorisés à garder le secret sur leur bulletin de notes. Le comique communautaire donne au public l’autorisation de ne pas savoir et de rire de soi ou des autres, de ceux et celles qui ne savent pas ou de ceux et celles qui savent et sont confrontés à la méconnaissance parfois grotesque du dominant ignorant. Une référence aux Aventures de Rabbi Jacob devient dans Qu’est-ce qu’on a fait au Bon Dieu ? la « preuve » que la mère de famille chrétienne veut donner qu’elle a entendu parler de la judaïté. Elle fait en réalité la preuve de son ignorance crasse et unit le spectateur et les personnages dans une incrédulité amusée ou choquée. Le comique communautaire peut donc dénoncer bruyamment une ignorance plus ou moins sympathique qui nous sert d’anti-modèle et qui nous permet de rire de cette position, quel que soit notre mode d’identification (la bourgeoise catholique dans Qu’est-ce qu’on a fait au Bon Dieu ? et Les Aventures de Rabbi Jacob sont les archétypes même de ce syndrome). Mais le message peut aussi se faire discret en présence d’un personnage plus ou moins attachant auquel on peut s’identifier (Halima dans Dans la vie).

Les comédies communautaires ne cherchent donc pas à célébrer les communautés, à les rendre visibles pour faire cesser leur stigmatisation. Les internautes et les critiques qui se plaignent de voir ces films ressasser des clichés et soupçonnent parfois le rire d’être raciste ont sans doute raison (Tessé Citation2011; Weissberg Citation2011). Mais ces reproches sont aussi le revers d’une déception qui est elle-même le fruit d’un présupposé optimiste. Au fond, ces comédies communautaires sont le contraire de communautariste. Elles nous font rire des efforts qu’elles imposent à ceux et celles qui doivent se situer par rapport à la façon dont on les identifie. Elles reflètent la façon dont le national n’accepte, à un certain moment, de ne reconnaître que certaines communautés identifiables. Et sur cet organigramme, l’invisibilité peut être aussi bien du côté du pouvoir que du côté de la relégation.

Notre rire nous console d’une ignorance qui au-delà de la salle de spectacle serait embarrassante ou même dangereuse, parce qu’elle serait souvent interprétée comme une non-appartenance. Mais dans la mesure où les comédies soulignent cette distinction, le rire communautaire est donc paradoxalement fédérateur parce qu’il réinterprète la communauté non pas comme un groupe homogène, mais comme un répertoire de connaissances que l’on connaît ou ignore que l’on soit ou non un membre de la communauté. Si bien que, malheureusement, il me semble que rien ne permet vraiment d’espérer que la communauté dont la comédie nous apprend aujourd’hui les coutumes en mettant en scène l’ignorant, l’initié ou le pédagogue sera pour autant traitée avec plus ou moins de respect.

Disclosure statement

No potential conflict of interest was reported by the author.

Notice biographique

Mireille Rosello teaches at the University of Amsterdam (in the Department of Literary and Cultural Analysis and the Amsterdam School for Cultural Analysis). She focuses on globalised mobility and queer thinking. Her latest works are a special issue of the journal Culture, Theory and Critique (on « disorientation », co-edited with Niall Martin, 2016); an anthology on queer Europe, What’s Queer about Europe? Productive Encounters and Re-Enchanting Paradigms (co-edited with Sudeep Dasgupta, Fordham University Press, 2014) and a collection of articles on multilingualism in Europe (Multilingual Europe, Multilingual Europeans, ed. László Marácz and Rosello, 2012). She is currently working on rudimentariness.

Remerciements

Je remercie Laurent Creton, Raphaëlle Moine et Phil Powrie, organisateurs du quinzième colloque de Studies in French Cinema, « Comédies françaises contemporaines : nouvelles tendances, nouveaux enjeux, nouvelles approches » (juin 2015, Sorbonne Nouvelle – Paris 3) ainsi qu’Yves Clemens, organisateur de la Southeast Conference on Foreign Languages, Literatures, and Films (Stetson College, 2016), pour m’avoir donné l’occasion de présenter les premières versions de ce texte. Je remercie également Jean Mainil de sa relecture et de ses suggestions qui ont amélioré plusieurs articulations.

Notes

2. Un exemple représentatif serait la revue Positif qui depuis les années 2000 utilise très régulièrement le mot « communautaire » mais rarement l’expression « comédie communautaire ». Je n’ai trouvé le mot comédie associé au mot communautaire que dans les recensions du film franco-libanais Et maintenant on va où? (celle de Thabourey commence par : « Joli tempo pour cette comédie communautaire » [Thabourey Citation2011]) et de Ma première étoile (l’auteur y décrit le film comme une « Sorte de croisement entre la comédie de classe socialo-communautaire renvoyant dos à dos tous les porteurs de préjugés (façon Black mic-mac) et la farce qui puise sa force dans la caricature … » (Valens Citation2009, 42).

3. Sur la place des acteurs d’origine africaine au cinéma voir aussi Dubois (Citation2012).

4. Faut-il considérer par exemple qu’Intouchables ou La Famille Bélier (Éric Lartigau, 2014) font désormais la preuve que le handicap a voix au chapitre dans la catégorie « communautés » comiques ?

5. L’archétype du guide sarcastique commentant les efforts de l’étranger ou de l’étrangère qui essaie d’apprendre la culture de la communauté mériterait une étude à part entière : le boucher tunisien qui flirte avec Halima, le boucher de Qu’est-ce qu’on a fait au Bon Dieu ? qui suppose que la bourgeoise qui vient lui acheter de la viande va se convertir, le vendeur de couscous industriel de Fellag (Fellag Citation2003) qui se moque de son client en Berbère, tous ces personnages mettent en scène la vengeance du sujet dont le savoir et l’agilité multiculturelle sont sans cesse ignorés et qui, pour une fois, sont à même de se moquer de l’ignorance crasse de leur concitoyen(ne)s.

Filmographie

  • Amour sur place ou à emporter, 2014, Amelle Chahbi, France.
  • Les Aventures de Rabbi Jacob, 1973, Gérard Oury, France, Italie.
  • Bienvenue chez les Ch’tis, 2008, Dany Boon, France.
  • Black mic-mac, 1986, Thomas Gilou, France.
  • La Cage aux folles, 1978, Édouard Molinaro, Italie-France.
  • La Cité de l’indicible peur, 1964, Jean-Pierre Mocky, France.
  • Comme t’y es belle, 2006, Lisa Azuelos, France.
  • Dans la vie, 2007, Philippe Faucon, France.
  • Des gens qui s’embrassent, 2013, Danièle Thompson, France.
  • Et maintenant on va où ? 2011, Nadine Labaki, France/Liban.
  • La Famille Bélier, 2014, Éric Lartigau, France/Belgique.
  • Le Grand Pardon, 1981, Alexandre Arcady, France.
  • Le Grand Pardon 2, 1992, Alexandre Arcady, France.
  • Intouchables, 2011, Éric Toledano et Oliver Nakache, France.
  • It Always Rains on Sunday, 1947, Robert Hamer, Grande Bretagne.
  • Ma Première Étoile, 2009, Lucien Jean-Baptiste, France.
  • Mariage mixte, 2004, Alexandre Arcady, France.
  • My Big Fat Greek Wedding, 2002, Joel Zwick, USA/Canada.
  • Né quelque part, 2013, Mohamed Hamidi, France.
  • Pédale douce, 1996, Gabriel Aghion, France.
  • Pédale dure, 2004, Gabriel Aghion, France.
  • Le plus beau métier du monde, 1996, Gérard Lauzier, France.
  • P.R.O.F.S., 1985, Patrick Schulmann, France.
  • Qu’est-ce qu’on a fait au Bon Dieu ?, 2014, Philippe de Chauveron, France.
  • Rue Mandar, 2013, Idit Cebula, France.
  • Le Tango des Rashevski, 2002, Sam Garbarski, France/Belgique/Luxembourg.
  • Torch Song Trilogy, 1988, Paul Bogart, États-Unis.
  • L’Union sacrée, 1989, Alexandre Arcady, France.
  • La Vérité si je mens, 1997, 2000, 2011, Thomas Gilou, France.

Bibliographie