Les Effets de l’Oulipo

L’Ouvroir de littérature potentielle est à l’œuvre depuis plus de soixante ans. Au cours d’une vie exceptionnellement longue, la notoriété et l’influence du groupe se sont accrues de manière progressive. Même si l’Oulipo reste un phénomène de niche, le nom du groupe est devenu une sorte de marque dont les commerciaux des maisons d’édition seraient mal avisés de se passer.

Parmi les réussites incontestables de l’Oulipo, il faut compter le rôle qu’il a joué dans la conception de certaines œuvres qui bénéficient désormais d’une ample reconnaissance, telles que Si par une nuit d’hiver un voyageur (1979) d’Italo Calvino et La Vie mode d’emploi (1978) de Georges Perec. Si la grande ambition de servir de « laboratoire central » fournissant de nouvelles structures aux écrivains en dehors du groupe ne s’est pas pleinement réalisée, l’Oulipo a néanmoins eu des effets considérables sur l’écriture littéraire, la pédagogie et les arts plastiques, et cela bien au-delà du domaine francophone.

Dans le monde anglophone, l’Oulipo est désormais considéré comme un pôle important dans le champ de l’écriture expérimentale. En témoigne notamment le chapitre sur « Oulipo and Proceduralism » que Jan Baetens a donné au Routledge Guide to Experimental Literature (2012). Eunoia (2001) de Christian Bök, l’un des livres de poésie les plus lus et discutés au début du vingt et unième siècle en Amérique du nord, s’inspire directement des monovocalismes de Georges Perec. Se référant à des livres récents des poètes Jeremy Over, Philip Terry et Matthew Welton, Simon Turner s’est réjoui de « l’invasion oulipienne de la littérature britannique » (120 ; notre traduction). Dans le domaine du roman, The Fountain in the Forest (Faber, 2017) de l’Anglais Tony White et The Luminaries de la Néo-Zélandaise Eleanor Catton, prix Man Booker 2013 (Granta), entre autres, portent l’empreinte d’une influence oulipienne, même si Catton a dit que dans son cas il s’agissait d’une influence négative : « Je pensais à ce que j’aurais aimé trouver dans Le Château des destins croisés [d’Italo Calvino, 1973] » (notre traduction).

En Allemagne, un groupe d’écrivains se réunissant à la Romanfabrik de Frankfurt s’est chargé de diffuser la bonne nouvelle oulipienne à travers une anthologie de textes et de travaux graphiques : OU LI PO OU GRA PO: Eine Gebrauchsanweisung (2014). Comme l’Oulipo Compendium d’Alastair Brotchie et Harry Mathews, ce livre est conçu pour servir de manuel ou de boîte à outils. Des anthologies similaires ont vu le jour récemment en Espagne (Oulipo, atlas de literatura potencial 1: Ideas potentes, ed. Hermes Salceda, Pepitas de calabaza, 2016), en Argentine (Oulipo. Ejercicios de literatura potencial, ed. Ezequiel Alemian et Malena Rey, Caja negra, 2016) et en Chine (Oulipo, New World Press, 2011).

Par ses effets divers, l’Oulipo est devenu un « groupe-monde ».Footnote1 L’intérêt pour l’oulipisme que manifestent les chercheurs, les écrivains, les artistes et les pédagogues ne fléchit pas en dépit de certains diagnostics sévères récemment émis. D’une part, Lauren Elkin et Veronica Esposito voient dans l’Oulipo un groupe qui n’a pas su se renouveler et dont l’énergie inventive s’est épuisée.Footnote2 D’autre part, et d’un tout autre point de vue, Jacques Roubaud accuse l’Oulipo des dernières années d’avoir trahi les principes des fondateurs (Peut-être ou La nuit de dimanche, 2018).

Qu’en est-il de l’Oulipo aujourd’hui et de ses effets sur les littératures du monde ?

Qu’est-ce qui distingue l’invention littéraire telle qu’elle est pratiquée par l’Oulipo ? S’accorde-t-elle aux modèles d’invention proposés par la tradition rhétorique ou plus récemment par Derek AttridgeFootnote3 ? L’Oulipo tend-il vers une maîtrise globale de la composition littéraire, ou vers une focalisation sur des aspects bien précis du texte et de sa production ? Peut-on considérer la contrainte comme un outil permettant de diriger l’attention de l’écrivain, et par la suite celle du lecteur ? Qu’est-ce que la contrainte permet d’ignorer ? Quels sont les bénéfices et les dangers potentiels d’une ignorance ainsi procurée ?

Comment l’artisanat et l’automatisation cohabitent-ils dans le travail de l’Oulipo ? Pour quelles raisons l’Oulipo s’est-il éloigné de l’utilisation des ordinateurs ? Est-ce un éloignement définitif ? L’Oulipo est-il devenu un mouvement d’arrière-garde du point de vue numérique ? Ou fait-il plutôt preuve d’un scepticisme raisonnable à l’égard de positions comme celle de Kenneth Goldsmith, pour qui l’existence d’Internet devrait changer l’art d’écrire du tout au tout ?

Depuis le commentaire de Jean Paulhan, évoquant « l’ennui sordide » dégagé par la première publication collective de l’Oulipo, le groupe n’a pas manqué de détracteurs. Sur quoi se fondent les réactions négatives au projet oulipien ? Comment varient-elles selon les époques et les lieux de réception ? Quels présupposés révèlent-elles concernant ce qui constitue la « bonne » ou la « vraie » littérature ?

Maintenant que le travail de divulgation est largement accompli, quels nouveaux angles d’approche peut-on proposer pour permettre à la critique d’approfondir l’exploration du corpus oulipien et d’y repérer les convergences, les tensions et les affaires en suspens qui sont peut-être les prémices d’inventions futures, que ce soit au sein de l’Oulipo ou dans son aire d’influence ?

Voici quelques-unes des questions qui ont été abordées lors du colloque « Les Effets de l’Oulipo », qui a eu lieu à Western Sydney University à Sydney, en Australie, du 11 au 13 décembre 2019, conjointement avec le colloque annuel de l’Australian Society for French Studies. C’est une sélection des contributions présentées lors ce colloque qui constitue la matière de ce numéro.

Une première partie, « Idées, histoire et histoires », regroupe des réflexions théoriques : sur les notions d’automate et d’automatisme, centrales dans le discours des oulipiens depuis la création du groupe, dans l’article de Chris Andrews (« Craft and Automation ») ; sur la relation d’implication, souvent présentée comme allant de soi, entre la contrainte et la forme dans la contribution de Christelle Reggiani (« De la contrainte à la forme ? ») ; sur la place de l’histoire dans la pensée oulipienne de la contrainte, dans l’étude de Peter Consenstein (« L’Histoire et les contraintes oulipiennes »). La réception de l’Oulipo fait ensuite l’objet des analyses d’Alison James, qui l’envisage dans la perspective cognitive des émotions (« Oulipian Feelings : On the Emotional Effects of Constraints »), et d’Éléonore Hamaide-Jager, qui s’intéresse pour sa part à la réception des écrits des oulipiens par l’hebdomadaire culturel français Télérama (« ‘Dessine-moi un mouton… à cinq pattes’ : de l’art de la critique journalistique de s’emparer de l’Oulipo »). Mais l’histoire interne du groupe n’est pas laissée de côté : y sont consacrés les articles de Christophe Reig (« Les ‘Temps mêlés’ de l’Oulipo ») et de Margaux Coquelle-Roëhm, prenant quant à lui pour objet le très polémique Peut-être ou la Nuit de dimanche (2018) de Jacques Roubaud : « De l’Oulipo à ‘L’APpentis de SCIence PLAusible’ dans Peut-être ou La nuit de dimanche ».

Dans une deuxième partie, « La Potentialité en circulation : traductions, lectures et autres usages », les lectrices et les lecteurs trouveront des analyses de différents effets de l’Oulipo sur les littératures du monde : la France y est présente, à travers l’étude par Hermes Salceda de « la potentialité de l’homonymie chez Roussel et Levé », mais il est également question de la poésie danoise, dans l’article de Patrick Landy (« Constraint and Oblivion in Inger Christensen’s alphabet »), et de la littérature germanophone dans la contribution d’Astrid Poier-Bernhard (« Reflets oulipiens et approches parallèles dans la littérature germanophone »), qui avait déjà recensé les textes à contraintes produits en Autriche dans les années 1980 et 1990, notamment autour de la revue Der Pudel.

Du reste, ces effets ne se limitent pas à la littérature : de cette remarquable extension plastique du domaine de l’Oulipo témoignent ici l’étude de Maria Clara da Silva Ramos Carneiro sur la bande dessinée brésilienne (« Les Effets oubapiens au Brésil : la contrainte comme outil réflexif ») et l’analyse, par Dominique Raymond, d’une part encore méconnue de l’œuvre de Georges Perec, son commentaire rédigé pour le documentaire ethnographique Ahô au cœur du monde primitif (1975), des cinéastes canadiens Daniel Bertolino et François Floquet.

Si l’on retourne, enfin, à la littérature, c’est pour explorer la façon dont ces résonances, multiples, se trouvent également prolongées vers l’amont, dans les contributions de Véronique Duché et de Shuichiro Shiotsuka, respectivement consacrées à « La Légende du Graal à travers le prisme de l’Oulipo » et à « la potentialité des voyages contraints » dans La Modification (1957) de Michel Butor, Les Eaux étroites (1976) de Julien Gracq et Paysage fer (2000) de François Bon.

Au terme de ce parcours, nous avons choisi de laisser la parole aux oulipiens eux-mêmes – en l’occurrence à Frédéric Forte et à Daniel Levin Becker, dans deux entretiens respectivement menés par Matthew B. Smith et Christopher Clarke, à qui nous sommes reconnaissants d’avoir ainsi accepté de se joindre à l’aventure.

Guest Co-Editors Editors

Chris Andrews, Christelle Reggiani, Roger Célestin, Eliane DalMolin

Christophe Reig, Hermes Salceda

Additional information

Notes on contributors

Roger Célestin

Roger Célestin is Professor of French and Comparative Literature and chair of French and Francophone Studies at the University of Connecticut. He has written on travel literature, detective fiction, film, and translation, among other topics. He is the author of From Cannibals to Radicals. Figures and Limits of Exoticism (U of Minnesota P, 1996), co-editor (with Isabelle de Courtivron and Eliane DalMolin) of Beyond French Feminisms: Debates on Women, Politics, and Culture in France, 1980–2001 (Palgrave/St. Martin’s, 2002), and co-author (with Eliane DalMolin) of France From 1851 to the Present: Universalism in Crisis (Palgrave, 2007).

Eliane DalMolin

Eliane DalMolin is Professor of French at the University of Connecticut. She has published numerous articles on modern and contemporary poetry and on cinema and is the author of Cutting the Body: Representing Women in Baudelaire’s Poetry, Truffaut’s Cinema, and Freud’s Psychoanalysis (U of Michigan P, 2000), co-editor (with Roger Célestin and Isabelle de Courtivron) of Beyond French Feminisms: Debates on Women, Politics, and Culture in France, 1980–2001 (Palgrave/St. Martin’s, 2002), and co-author (with Roger Célestin) of France From 1851 to the Present: Universalism in Crisis (Palgrave, 2007).

Chris Andrews

Chris Andrews teaches at Western Sydney University. He is the author of Poetry and Cosmogony: Science in the Writing of Queneau and Ponge (Rodopi, 1999), and Roberto Bolaño’s Fiction (Columbia UP, 2014). He has also translated books of prose fiction, including César Aira’s Shantytown (New Directions, 2013) and Kaouther Adimi’s Our Riches (New Directions, 2020).

Christelle Reggiani

Christelle Reggiani is a Professor of French Stylistics at Sorbonne University (France). She is the author of Rhétoriques de la contrainte. Georges Perec, l’Oulipo (Éditions InterUniversitaires, 1999); Éloquence du roman. Rhétorique, littérature et politique aux XIXe et XXe siècles (Droz, 2008); L’Éternel et l’Éphémère. Temporalités dans l’œuvre de Georges Perec (Rodopi, 2010); Poétiques oulipiennes. La contrainte, le style, l’histoire (Droz, 2014). She has also directed the edition of Georges Perec’s works in the “Bibliothèque de la Pléiade” (Gallimard, 2017).

Christophe Reig

Christophe Reig teaches at the University of Perpignan and is an associate member of the research team “Écritures de la modernité” (Sorbonne Nouvelle, UMR “Thalim”). He has published extensively on Jacques Roubaud, Raymond Roussel, the Oulipo and its members, and other contemporary writers. His authored and edited volumes include: Mimer, Miner, Rimer: le cycle romanesque de Jacques Roubaud (Rodopi, 2006); Marcel Bénabou archiviste de l’infini (PSN, 2015); Roussel, orfèvre de la langue (Classiques Garnier, 2016); Emmanuel Carrère – le point de vue de l’adversaire (PSN, 2016); Régis Jauffret – éclats de la fiction (PSN, 2017).

Hermes Salceda

Hermes Salceda (University of Vigo, Spain), mainly deals with the texts of Raymond Roussel, Georges Perec and the Oulipian corpus as a critic and translator. His work deals with problems concerning the relationship between constraint and narrative, the status of the paratext, the translation of constrained texts and, occasionally, the use of constraints in visual arts and hypermedia texts. He directs the Raymond Roussel Series of La Revue des Lettres Modernes.

Notes

1 Voir Camille Bloomfield, Raconter l’Oulipo (1960-2000): Histoire et sociologie d’un groupe, Paris, Honoré Champion, 2017.

2 Voir Lauren Elkin and Veronica (formerly Scott) Esposito, The End of Oulipo? An Attempt to Exhaust a Movement, Zero Books, 2013.

3 Dans The Singularity of Literature, Routledge, 2004.

Works Cited

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