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«La dimension cachée» des pratiques enseignantes en situation de covid 19 à l’Ecole normale supérieure de Maroua à Kongola Djoulgouff-Kodek

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L’avènement de la Covid 19 a favorisé la mise en place des mesures relationnelles entre individus (Africains) dont l’un des traits identificatoires a toujours été le communautarisme. En effet, la société africaine noire est considérée comme l’une des plus solidaires du monde. Ce communautarisme fait partie de la culture africaine; culture que Hofstede et Bollinger (Citation1987) définissent comme «La manière structurée de penser, de sentir et de réagir d’un groupe humain, surtout acquise et transmise par des symboles, et qui représente son identité spécifique; [incluant] les objets concrets produits par le groupe. Le coeur de la culture est constitué d’idées traditionnelles (dérivé et sélectionné par l’histoire) et des valeurs qui leur sont attachées». La culture devient alors l’action par laquelle un individu développe chez lui ou chez les autres le raffinement des manières, les qualités de l’esprit, le comportement. Elle peut être localisée dans un lieu restreint ou vaste, fermé ou ouvert, etc. De cet état de choses, la Covid 19, maladie presque inconnue auparavant à Maroua (Cameroun), et précisément au campus de L’E.N.S a bouleversé les rapports entre enseignants et enseignés d’où notre volonté d’aborder ces rapports qui rentrent dans ce que Hall (Citation1971) nomme «La dimension cachée». Il s’agit «de concevoir les déplacements du corps, l’agencement des maisons, les conditions de la conversation, les frontières de l’intimité», bref, d’un territoire culturellement défini par chaque individu. Comment la modification des comportements interpersonnels oriente-t-elle la gestion de l’espace et l’enseignement dans un univers foncièrement communautariste? Les pratiques enseignantes ont-elles changé pendant cette période de crise sanitaire? À partir de cette «dimension cachée», nous avons identifié trois principaux postulats managériaux et didactiques qui ont été mis en exergue pendant cette crise sanitaire au sein de notre campus universitaire: la contextualisation culturelle, la culture dans l’espace et la culture dans le temps.

I La contextualisation culturelle au sein du campus de Kongola Djoulgouff-Kodek

Dans son Dictionnaire de critique littéraire, Joëlle Gardes-Tamine et Marie-Claude Hubert (Citation1996, 47) définissent le mot «contexte» comme un «entourage linguistique d’un élément, [qui] se distingue de la situation. Celle-ci est de nature extralinguistique et comprend des éléments hétérogènes (circonstances de l’énonciation, gestes, etc.).» Cette définition se rapproche de la valeur étymologique «cum» qui signifie «avec» et «textus» qui signifie «tissus», «texte». «Contexte» signifie alors «qui va avec le texte» marquant donc cette extériorité. La contextualisation telle que nous la percevons au sein du campus renvoie au processus de représentation (qui peut être textuel, culturel, sociétal, etc.) de la culture de ses occupants, qu’ils soient élèves, professeurs ou personnels administratifs et d’appui. Cette notion s’est retrouvée au centre des préoccupations d’Edward Hall. Ces dimensions culturelles permettent de caractériser les différentes cultures en contact afin de faciliter la communication entre elles.Footnote1 Pour Hall (Citation1971), le contexte et le sens sont étroitement liés. C’est pourquoi il situe différentes cultures sur un continuum allant d’un contexte «élevé ou fort» à un contexte «faible ou bas» selon la manière dont ces cultures interprètent et/ou reçoivent les informations relatives à une interaction ou à un événement important: l’avènement de la Covid 19 et ses «mesures barrières».

Le contexte culturel élevé

Dans le cadre d’une communication interpersonnelle à contexte faible, la plupart des informations proviennent de l’environnement physique ou social. Par contre, dans le contexte élevé, lorsqu’il y’a interaction, la transmission de sa signification dans son ensemble ne dépend pas seulement de la communication verbale mais tient compte d’un certain nombre de facteurs relatifs à la communication non verbale: la gestuelle, l’intonation, la posture ou encore la distance entre les interlocuteurs.

La gestuelle à Kongola est mesurée: avant la Covid 19, le respect d’autrui était déjà un acquis au campus. Pendant la maladie, elle est davantage renforcée par le lavage systématique des mains, les salutations par le coude, la distance entre individus. Cependant, il est difficile pour nous autres enseignants de pouvoir respecter la proxémie en salle des professeurs: son exiguïté nous force à nous agglutiner malgré le risque de la contamination.

Il en est également de l’intonation: en dehors des enseignants dont le décibel de la voix porte loin au-delà des salles de cours, le campus est très silencieux. Même l’appel de la prière pour les fidèles musulmans se fait en silence.Footnote2 Notons que ce qui renforce ce contexte culturel élevé, c’est aussi l’hétérogénéité des cultures, car les populations sont issues des quatre coins du pays, et même de l’étranger, et appartiennent à des obédiences culturelles différentes. Les gens issus de ces aires culturelles possèdent de vastes réseaux d’information et de nombreuses relations sociales étroitement tissées (mariages exogamiques, amitiés, professions, religions, moyens de locomotion et de mobilité, sexualités etc.).

Cependant, certains membres des cultures que nous pouvons taxer de minoritaires se noient dans ce contexte en plaçant leurs cultures au même niveau que celles des cultures majoritaires. Étant donné que les gens vivent des expériences et des attentes similaires quant à la manière dont fonctionne le monde, très peu d’informations verbales contextuelles sont nécessaires au quotidien. Ainsi, le fait d’appartenir à une communauté spécifique est un atout pour les autres cultures à contexte élevé. Le campus de Kongola Djoulgouff-Kodek devient ainsi un cadre harmonieux de contextualisation culturelle élevée.

Le contexte faible

Dans une relation à contexte faible, les mots servent à transmettre explicitement l’essentiel du message. Les cultures à contexte faible reposent presque exclusivement sur le message verbal et cherchent rarement à déceler les informations supplémentaires dans le milieu environnant. On retrouve ces cultures aux États-Unis et certains grands pays occidentaux car les relations personnelles dépendent généralement de la participation à certaines activités. Par conséquent, les rapports quotidiens requièrent davantage d’informations contextuelles, qui sont transmises de façon explicite, à l’oral ou à l’écrit dans les situations de tous les jours. Malgré qu’elle soit essentiellement occidentalisée, une telle contextualisation s’est déroulée à Maroua avec les cours en ligne. Il faut avouer qu’avant la COVID, nombreux étaient ceux qui ne connaissaient pas les plates-formes de cours en ligne. Aujourd’hui, presque tous savent comment exploiter Google Classroom, Zoom, MOOC et autres sites de partages et d’enseignements.

II La culture et l’espace

Comme le rapport des individus au contexte, le rapport de ces derniers à l’espace peut varier selon la culture en question. Le rapport d’un individu ou d’une culture à l’espace détermine de façon inconsciente, les rencontres. Dans le cadre des rencontres interculturelles en particulier, l’espace est défini comme «le territoire personnel de chaque individu» (Loth, Citation2006, 75). C’est à partir de son rapport à l’espace que l’individu gardera une certaine distance vis-à-vis d’une personne ou, au contraire, se rapprochera d’elle. Edward T. Hall (Citation1971) parle à ce niveau de la «proxémie» pour désigner «l’ensemble des observations et théories concernant l’usage que fait l’homme de l’espace» (1971, 13). C’est donc la distance physique qui s’établit entre des personnes prises dans une interaction, un échange de communication. Cette distance entre personnes, lorsqu’ils communiquent, est différente, selon qu’on soit dans une sphère privée (relation intime, personnelle) ou dans le public en passant par le social.

La sphère intime

La sphère intime selon T. Hall (Citation1971) va de 15 cm à 45 cm; elle est généralement utilisée pour embrasser ou pour chuchoter. Le contexte de la Covid 19 et les mesures barrières ont mis de côté cette attitude, du moins en public, car notre observation ne pouvant se faire dans les lieux clos comme des bureaux ou les mini-cités estudiantines, a plutôt consisté à observer de loin des individus. Généralement, cette attitude sied aux amoureux, or on est dans une école de formation dont la rigueur et la morale constituent des normes sociales enseignées. Cependant, certaines salles de classes alignent deux ou trois étudiants sur des bancs de 1,50 m normalement reservés à un seul étudiant, brisant ainsi le principe de la distanciation sociale.

La distance personnelle

Cette distance va de 45 cm à 1,25 m, généralement utilisée lorsqu’on est entre les amis. Pour Hall (Citation1971, 150) «C’est une distance fixe qui sépare les membres des espèces sans contact». On peut l’imaginer sous la forme d’une petite sphère protectrice qu’un individu se crée autour de lui pour s’isoler des autres. Elle varie selon les cultures, mais elle oscille généralement entre 45 et 125 centimètres. Elle est celle préconisée par les autorités de l’ENS de Maroua, qui reprennent les mesures édictées par le gouvernement camerounais. La gestion des Travaux dirigés ou même des groupes de travail repose sur cette dimension. Il faut préciser que le contact n’est pas exclu, mais il est réservé: c’est la distance idéale pour lire un dossier ou pour travailler ensemble sur un même ordinateur.

La distance sociale

Elle est comprise entre 1,2 m et 3,6 m et utilisée pour des connaissances. Axel Hermesse (Citation2018, 10) la définit comme «Celle où les détails visuels intimes du visage ne sont plus perçus, où personne ne touche autrui, sauf au prix d’un effort de rapprochement. Cette distance varie entre 1, 2 et 300 centimètres». Il s’agit de celle adoptée par les enseignants en salle de cours. Ils sont aidés en cela par la disposition d’un podium qui les place en surplomb des étudiants et qui marque ainsi la distance.

La sphère publique

L’espace public est une sphère de plus de 3,6 m qui est utilisée pour parler devant un public ou pour interpeler quelqu’un. Elle se manifeste à Kongola lors des cérémonies traditionnelles de lever des couleurs, des soutenances des mémoires de DIPESFootnote3 II, de Master et de Doctorat, des assemblées générales, des rencontres multiformes à caractère public.

III La culture et le temps

Toute activité humaine s’inscrit dans le temps, donnée abstraite qui permet à l’homme de se faire une idée sur les variations liées au mouvement de la terre. La culture, en tant que résultat de l’activité humaine prend aussi de l’importance en fonction des données temporelles. Selon Edward T. Hall, il existe en général deux manières d’utiliser le temps: un groupe le répartit, tandis que l’autre le découpe. Les individus qui repartissent le temps tendent à ne faire qu’une chose à la fois. Les personnes qui découpent le temps sont capables de faire plusieurs choses en même temps. À partir de ces réflexions-là, Hall a introduit les néologismes «monochronique» et «polychronique.»Footnote4

Les cultures « monochroniques »

Les cultures monochroniques sont celles qui repartissent le temps et ne tendent à faire qu’une chose. Pour ces cultures, le temps est abordé comme une chose très concrète, de presque palpable et de précieuse. Le temps est perçu et utilisé d’une manière linéaire, chronologique; il est une route conduisant du passé au futur en passant par le présent. Il est quelque chose que l’on peut découper en segment de plus en plus fin pour y attribuer un projet bien déterminé. Le danger dans ce système est que les programmes doivent être respectés sans défaut. Dans ce système, le temps est considéré comme une chose tangible, que l’on peut décomposer, gaspiller, dépenser… Il permet d’établir les priorités. Les utilisateurs d’un temps monochronique n’apprécient guère d’être interrompus dans leurs activités du moment. Il en est ainsi des sociétés occidentales où le temps est plus important que l’individu, mais aussi des institutions gouvernementales (Administrations, Grandes écoles et Facultés, etc.) dont le fonctionnement s’oppose au communautarisme. Les « monochroniques » préfèrent quant à eux faire les choses de façon séquentielle en se concentrant sur une seule à la fois. Le respect des programmes académiques au campus de l’ENS de Maroua dépend de deux données: le programme annuel du rectorat et le programme de l’ENS qui doit s’en accommoder.Footnote5

Les cultures « polychroniques »

Les cultures polychroniques quant à elles sont celles qui découpent le temps. Dans ces cultures, les personnes sont capables de faire plusieurs choses en même temps. Ici, le temps est «vécu de façon moins concrète» (Loth, Citation2006, 73). Pour corroborer cela, Axel Hermesse déclare:

Le système polychronique se caractérise par la simultanéité des activités et par un intérêt plus prononcé pour les individus qui sur tout programme préétabli. Le respect du programme passe donc après l’activité et l’interaction. Les utilisateurs de ce temps sont généralement plus chaleureux dans leurs relations personnelles que ceux d’un système monochronique. Les rendez-vous sont plus facilement annulés ou repoussés, même en dernière minute. Pour dire simple, pour les «polychroniques», plusieurs choses peuvent se produire ou être faites simultanément, mais beaucoup peuvent également être reportées. Les «polychroniques» auraient une bien meilleure capacité à prendre des décisions (Citation2018, 7).

La raison est que la notion de temps n’est pas perçue de la même manière en Occident qu’au Tiers-monde (Afrique). En effet, comme l’a remarqué Malek Bennabi (1990), la société occidentale est celle ou «le temps industriel continue ne laiss[e] jamais la personne isolée face à elle-même […] alors que c’est le contraire au Tiers-Monde» (6). Ainsi, en fonction du calendrier polychronique décrit plus haut, des étudiants de 3ème année de l’ENS font en même temps Licence 3 en faculté, afin d’obtenir la licence devant leur permettre de prétendre à l’admission de «plein droit» en 4e année de l’école. Il en est de même de ceux de 4ème et 5ème année qui veulent obtenir un Master Recherche au sein de l’ENS. Cette polychronique se trouve donc rétablie dans sa légitimité comme une succession de monochronie. Cependant, les acquisitions s’en trouvent dévaluées, car l’étudiant n’a pas le temps d’assimiler les enseignements reçus; en plus, les programmations entre les établissements ou les unités d’enseignement se télescopent, renforcées parfois par l’éclatement des sites de cours.

Cette réflexion nous a permis d’explorer la «dimension cachée» des pratiques enseignantes au campus de Kongola Djoulgouff- Kodek. À partir des données recueillies, nous avons constaté que le système éducatif vécu lors de la pandémie à Corona Virus ne se limitait pas à la langue, aux traditions, à l’histoire. Il intègre aussi le corps, l’espace, la sensation: «l’homme a créé une nouvelle dimension, la dimension culturelle, avec laquelle il maintient un état d’équilibre dynamique. Ce processus est celui par lequel l’homme et son environnement se façonnent réciproquement. L’homme est maintenant à même de créer son propre biotope» (Hall, Citation1971). L’enseignement s’en trouve modifié par ces dispositifs proxémiques qui transforment le campus en un milieu où le respect des mesures barrières reste cardinal.

Disclosure statement

No potential conflict of interest was reported by the author(s).

Notes

1 En ce qui concerne le Cameroun, j’ai relevé les apories de celle-ci en raison des nombreuses cultures que compte ce pays. Lire Jiatsa-Jokeng Albert et Njanjo Ngogang Alvine Lyris, « Les lieux incertains de la culture au Cameroun. Entre apories d’une politique multiculturelle et perspectives interculturelles », Revue Internationale d’Études en Langues Modernes Appliquées, 10 (2017) : 75-83.

2 En réalité, le campus est un milieu laïc et apolitique, ce qui peut justifier ce silence.

3 Diplôme de Professeur de l’Enseignement Secondaire deuxième grade.

4 Termes développés dans son livre Le langage silencieux, 1984.

5 Par la décision numéro 21/249/ Uma/R/VR-EPDTIC/DAAC/DEPE du 21 septembre 2021 portant dispositions générales relatives au calendrier des activités académiques, pédagogiques et scientifiques de l’Université de Maroua au titre de l’année académique 2021-2022, le recteur a rendu publique le calendrier déclinant les périodes et activités annuelles. Cette décision comporte trois articles dont les deux premiers qui nous concernent disposent :

Article 1 : le calendrier des activités académiques de l’Université de Maroua, au titre de l’année académique 2021-2022 est structuré en douze (12) volets conformément au tableau qui suit/(Nous faisons l’économie ):

  • Découpage semestriel

  • Préinscription, Inscription et Réinscription du 6 septembre 2021 au 31 janvier 2022.

  • Instances du 21 octobre 2021 au 22 juillet 2022

  • Séminaires pédagogiques et renforcement des capacités du 13 au 17 octobre – 29 octobre 2021.

  • Concours du 11 septembre 2021 au _ octobre 2022.

  • Enseignements partir du 5 octobre 2021 au 26 juillet 2022 avec des interruptions,

  • Restaurants universitaires du 15 novembre 2021 au 15 juillet 2022 avec des même interruptions que des enseignements,

  • Cité Universitaire et élections des délégués des étudiants du 15 novembre 2021 au 15 juillet 2022

  • Rentrées culturelles et activités sportives du 20 octobre 2021 au 20 novembre 2022

  • Séminaires doctoraux du 2 novembre 2021 au 4 mars 2022 et du 23 mars 2022 au 28 juillet 2022,

  • Soutenance des mémoires de fin d’études d’ingénieur, de DIPES II, Masters et Thèses de Doctorat Ph.D du 22 septembre au 20 décembre 2021 et du 9 mai au 27 juillet 2022,

  • Payement des droits universitaires du 12 décembre 2021 au 18 mai 2022.

Article 2 : Chaque chef d’établissement élabore un calendrier académique interne du présent calendrier et le transmet au recteur. /

Références bibliographiques